Depuis 1999, année de la création du Centre fermé pour étrangers à Vottem, le Collectif liégeois, CRACPE (Collectif de Résistance aux Centres fermés pour Etrangers) lutte pour la suppression de tous les centres fermés et l’arrêt des expulsions, pour une politique d’asile et d’immigration qui respecte les Droits Humains et accueille dignement ceux et celles qui ont fui la guerre, les persécutions, la misère, et pour la régularisation des Sans-Papiers. Depuis 1999, le CRACPE organise, chaque année, autour de la date anniversaire de l’ouverture du centre fermé de Vottem, une marche et un rassemblement devant les grilles et les barbelés du centre. Le 10 mars prochain, cette marche partira de la Place St Lambert, à Liège, à 14h. Pour mettre en évidence toute l’importance de cette manifestation, nous avons interviewé France Arets, une des principales animatrices du CRACPE.

Quand et par quelles instances furent créés les centres fermés pour étrangers ?

France Arets : Ces centres fermés pour étrangers existent dans toute l’Union européenne, sous des noms différents …. Ils ont été avalisés par le Conseil de l’UE et le parlement européen. C’est pourquoi, on parle de la « directive de la honte », adoptée en 2008 qui autorise jusqu’à 18 mois de détention en centre de rétention.

En Belgique, il s’agit d’une décision gouvernementale prise, à la suite des élections législatives du 24 novembre 1991, par le gouvernement Dehaene I (1992-1995), avec une coalition CVP/PSC, PS/SP. 1991, c’était la « marée noire », la grande poussée du Vlaams Blok. La décision prise de multiplier les centres fermés résulte, d’une certaine manière, d’une adaptation par rapport au discours de l’extrême droite. Il faut rappeler qu’à l’époque, le Vlaams Blok avait déjà, dans ses propositions, celle d’expulser les étrangers, considérés comme des « criminels ».

Avant 1992, un seul centre existait, celui de Melsbroek, le 127, ouvert en 1988. Par la suite 4 centres fermés ont été successivement ouverts : « Merksplas (1993), le 127 bis à Steenokkerzeel (1994), le centre fermé de Bruges (1995) et celui de Vottem (1999). En 2012, le centre Caricole a remplacé le 127, à côté du 127 bis. Et, récemment, sous l’instigation de l’ex-secrétaire d’Etat à l’Asile et aux Migrations, Théo Francken, le gouvernement Michel – De Wever annonçait la planification de l’ouverture de trois nouveaux centres : un à Holsbeek (près de Louvain), un à Zandvliet (près d’Anvers), en 2020, et un troisième à Jumet, en 2021. Tout cela montre la volonté d’intensifier une politique migratoire de plus en plus restrictive.

Pourquoi ces centres fermés ont-ils été créés ?

France : L’explication officielle est de dire qu’ils ont été créés pour dissuader les personnes étrangères de venir en Belgique. Il ne s’agit pas d’une argumentation propre à la Belgique. Tous les pays de « l’Europe forteresse » utilisent ce même argument fallacieux : « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Dans les centres fermés, se trouvent des personnes qui n’ont commis aucun délit. En les enfermant, on les criminalise. Ces centres sont créés en vue de leur expulsion, « simplement » parce que ces personnes n’ont pas de « papiers », c’est-à-dire pas ou plus d’autorisation de séjour.

On ne peut oublier l’assassinat de Semira Adamu, en 1998, étouffée avec un coussin par des gendarmes, dans l’avion qui devait la renvoyer vers son pays d’origine. Lors d’un colloque international, organisé à Liège, en mai 2018, par la Formation Léon Lesoil et qui avait pour titre « Ouvrons les frontières, personne n’est illégal », tu n’hésitais pas à déclarer que l’Etat belge est coupable de tortures, de mauvais traitements, appliqués à des sans-papiers déboutés de l’asile et soumis à des rapatriements forcés.

France : Malgré la légère condamnation des gendarmes qui ont assassiné Semira Adamu, les expulsions restent extrêmement violentes. L’utilisation du coussin, qui avait étouffé Sémira, est prohibée, mais d’autres techniques sont véritablement institutionnalisées. Pour briser la résistance à l’expulsion, non seulement les menottes sont utilisées, mais il y a également le recours à la technique du « saucissonnage » : la personne est entravée par une ceinture, des pieds à la tête, avec un casque de kick-boxing – pour amortir les coups – et jetée telle quelle dans l’avion. Lors de ces déportations, il faut aussi dénoncer la collaboration active des compagnies aériennes dans ces déportations, notamment celle de Brussels Airlines, notre compagnie nationale. Sans oublier d’évoquer les déportations collectives (52 vols en 2017 !). C’est la dernière solution, lorsque des personnes ont résisté plusieurs fois aux rapatriements forcés. Ces vols collectifs se font par avion militaire, à partir de l’aéroport de Melsbroek, sans témoins, ni passagers forcément, ni journalistes, ni député.e.s. Aucun contrôle n’est possible sur les violences qui peuvent être exercée, au cours du vol. Et sur ce que deviennent ces personnes une fois rapatriées, nos instances politiques dégagent toute responsabilité. Ce qui a été dénoncé récemment lors de l’expulsion de Soudanais, torturés dès leur retour au pays d’origine.

« Vottem, camp de la honte, 20 ans déjà ! On n’accepte toujours pas, on n’oublie pas » ! C’est le leitmotiv de la manifestation du 10 mars. C’était déjà le cas des précédentes marches annuelles au Centre fermé. Ce n’est sûrement pas un hasard si votre collectif liégeois s’appelle le CRACPE (Collectif de Résistance aux Centres fermés pour Etrangers) et si le premier objectif de la manifestation est : « suppression des centres fermés pour étrangers ».

France : En effet ! Le centre fermé de Vottem- comme les autres- est une prison pour étrangers. Les personnes qui y sont nous disent : « nous ne sommes pas des criminels, pourquoi sommes-nous enfermés ? C’est une prison d’exception, un camp de mise à l’écart, car ceux qui y sont enfermés n’ont pas été jugés, ne sont passés devant aucune instance judiciaire, mais sont placés en détention, suite à une décision administrative de l’Office des Etrangers. C’est seulement après le placement en détention qu’un recours est possible – une requête de mise en liberté-. C’est pour cela que, dès le début, les opposant.e.s aux centres fermés pour étrangers ont expliqué qu’il s’agissait de lieux de non droit et qu’il fallait les supprimer. Illégitimes de ce point de vue, ils le sont aussi parce qu’ils constituent un déni des Droits Humains.

Chaque année, en moyenne, environ 1000 personnes sont détenues dans le centre de Vottem. En l’espace de 20 ans, ce sont près de 20 000 personnes, dont le quotidien a été fait de désespoir, de révolte, mais aussi de répression. Comme les centres fermés sont une machine à expulsion, toute une série de pratiques sont mises en œuvre pour briser les personnes, psychologiquement et physiquement, au quotidien et lors des tentatives d’expulsion. Depuis 2008, il y eu cinq décès à Vottem : trois suicides, mais aussi deux morts faute de soins appropriés. Au total, ce sont quarante-quatre tentatives de suicide qui ont été répertoriées dans les rapports du Centre. Quant au coût du Centre fermé de Vottem, en 20 ans de fonctionnement, de mars 199 à mars 2019, il serait de 130.931.000 euros(1)Voir le dossier réalisé par INFO-CHOC – Collectif Herstalien Opposé aux Centres fermés, Ouvrons les yeux sur le centre fermé de Vottem :  Vottem, 20 ans déjà, mars 1999 – mars 2019.. Faut-il dire que ces montants pourraient, sans peine, trouver une toute autre utilisation, à caractère social !

La politique migratoire restrictive de l’Etat belge ne date pas d’aujourd’hui ; elle a été menée par différents gouvernements qui se sont succédés depuis la fin des années ’80, et ce dans le cadre d’une orientation définie au niveau de l’UE, qui est celle de la mise en place d’une Europe forteresse. Sous le précédent gouvernement Di Rupo, avec Maggie de Block (Open VLD), secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration, on a pu constater une augmentation des arrestations et de détentions des personnes « illégales », l’accélération des refus, moins d’accès au statut de réfugié … Une politique qui a fait chuter les demandes d’asile, de 27 000 à 15 000, durant la législature (2011-2014). Ce que devait rappeler Paul Magnette, dans une interview donnée à la Libre Belgique (16 juin 2018) : « Nous avons toujours dit que l’immigration devait se réguler. D’ailleurs, le nombre de réfugiés entrés sur le territoire sous Francken est plus important que sous le gouvernement précédent ». Dans une interview donnée au Soir (3 septembre 2018), Elio Di Rupo déclarait : « Nous voulons une politique européenne de la migration et elle doit se faire avec de la rigueur. Et si les personnes n’ont aucune chance en termes d’accueil, il faut les raccompagner ».  

Le gouvernement Michel, avec Théo Francken à l’Asile et la Migration, s’est-il simplement situé dans la continuité de cette politique « ferme et humaine », ou dans le durcissement de cette politique migratoire ?

France : Le durcissement est indéniable, avec, par exemple, l’augmentation du nombre d’expulsions. Sous cette dernière législature, le nombre de retours forcés a fortement augmenté : il est passé de 4 360, en 2014, à 5 741 en 2017. Ces chiffres concernent seulement les expulsions à partir des centres fermés (en 2017, 7105 personnes sont passées par les 5 centres fermés). En effet il faut y ajouter les « refoulements » dès l’arrivée dans un aéroport et les départs dits « volontaires » qui ont lieu après de multiples pressions. Ce qui fait que le nombre total d’éloignements est en réalité beaucoup plus élevé : 11.000. Théo Francken et le gouvernement Michel-De Wever ont décidé d’enfermer les familles et enfants (ce qui ne s’était plus fait depuis 2009). La traque des migrant.e.s s’est accélérée : dans le Parc Maximilien, mais aussi dans les rues, les transports en commun, les gares, les stations de métro, avec arrestation des sans-papiers. Le projet de visites domiciliaires a été suspendu, mais cela n’a pas empêché l’intervention de la police, même dans des centres culturels, comme le Globe Aroma à Bruxelles, où des porte-paroles de la Voix des Sans Papiers de Bruxelles ont été ciblés et placés en centre fermé. La solidarité est assimilée à une activité criminelle. On n’a pas oublié les douze personnes, dont deux journalistes, qui avaient hébergé des réfugié.e.s sans papiers, et qui ont été poursuivies pour « trafic d’êtres humains ». Les régularisations sont bloquées, et ceux qui tentent encore d’introduire un dossier, même s’ils peuvent s’attendre à une réponse négative, doivent maintenant payer jusqu’à 350 euros pour l’introduction de leur dossier, etc. etc…

Dans l’appel à la manifestation nationale pour la justice migratoire, du 12 janvier dernier, à Bruxelles, une 60aine d’organisations ont réclamé « la régularisation de toutes les personnes sans papiers ». Le CRACPE était l’un des signataires de cet appel. Toutes les personnes sans papiers, cela implique quoi ?

France : La distinction entre réfugié.e.s et migrants « économiques » revient régulièrement dans les débats. Pour rappel, la Convention de Genève, adoptée par une conférence sous l’égide de l’ONU en 1951, ne concerne que les réfugié.e.s, dont la définition est précise : les personnes qui craignent avec raison d’être persécutées du fait de leur appartenance communautaire, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs opinions politiques, et qui ne peuvent ou ne veulent se réclamer de la protection de ce pays ou y retourner. En d’autres termes, la Convention de Genève ne donne aucun droit aux personnes victimes de la misère, aux migrant.e.s climatiques, et reste sujette à interprétation concernant les femmes, comme Semira Adamu, qui fuient les mariages forcés ou autres manifestations du patriarcat (critère peu clair d’« appartenance à un certain groupe social »).

Le CRACPE, qui a été créé dès l’annonce de la construction du centre fermé pour étrangers de Vottem, en 1997, lutte, non seulement pour la suppression des centres, mais aussi « pour une politique d’asile et d’immigration qui respecte les Droits Humains, qui décide d’accueillir dignement tous ceux et celles qui ont fui la guerre, les persécutions, la misère… ». Les mouvements migratoires sont inéluctables dans le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui : guerres multiples, dictatures, persécution à caractère politique, sexiste, ethnique, les catastrophes environnementales, la misère. Et ici, je veux insister sur le fait que la mondialisation capitaliste et le néo-colonialisme ont énormément d’impacts négatifs qui sont un facteur déterminant parmi les causes des migrations. Les migrations « économiques », qu’on a bien connues dans l’histoire, ne sont-elles pas le résultat du déchirement du tissu social, sous les coups de butoir du néolibéralisme, des plans d’ajustement structurel, du remboursement des dettes, de la violence de régimes soutenus par les puissances occidentales?

Certains nous répondent qu’il faut en priorité s’attaquer aux causes des migrations forcées… Mais, en attendant d’avoir supprimé ces causes, on fait quoi ? On renvoie au pays à la fois celles et ceux qui ne rentrent pas dans la définition « réfugié.e. » de la Convention de Genève, et même une grande partie de ceux qui devraient être reconnus réfugié.e.s, parce que leurs déclarations, leurs récits sont mis en doute !  Comme le soulignait encore l’appel à la manifestation nationale « solidarité avec tou.te.s les migrant.e .s », dans les rues de Bruxelles, le 25 février 2018 : « On ne quitte pas son pays, sa famille et ses proches par plaisir : les causes des migrations forcées doivent être prises en main et les personnes fuyant la guerre, la misère, le réchauffement climatique et la répression doivent pouvoir être accueillies et protégées ». D’où la vitale nécessité de la régularisation de tou.te.s les sans- papiers. J’ajoute que cette régularisation est la seule solution acceptable pour en finir avec la surexploitation, par des employeurs sans scrupules, de « sans-papiers » qui vivent, dès lors, sans droits, victimes de cette surexploitation par des réseaux de travail clandestin, dans des secteurs économiques, comme la construction, l’agriculture, l’horeca, les services domestiques et aux personnes, le nettoyage, les ateliers textiles. Les organisations syndicales, qui rejoignent ce combat pour la régularisation des sans-papiers, ont bien compris que c’était le meilleur moyen pour lutter contre le dumping social et la division des travailleur.euse.s.

Il y a quelques mois déjà, tu signais, avec d’autres membres de la Gauche anticapitaliste, une carte blanche, dans laquelle il était écrit : « L’indispensable limogeage de l’infâme Théo Francken ne prendra tout son sens que s’il fait avancer la lutte pour une alternative anticapitaliste garantissant à tous et toutes la liberté de circulation et d’installation sur cette planète. C’est en définitive la seule réponse à l’engrenage infernal par lequel plus de racisme, plus de sexisme , plus d’islamophobie, plus de nationalisme vont de pair avec de plus en plus de coupes dans la sécurité sociale, plus de flexibilité et de précarité au travail, plus d’austérité dans le secteur public, plus de destruction de l’environnement ».

France : Je voudrais ajouter également que c’est le moyen le plus pragmatique et rationnel de répondre aux défis des migrations contemporaines, de les organiser au bénéfice de tou.te.s, de mettre un terme, à la fois aux tragédies de la Méditerranée et au commerce sordide des passeurs. De toute façon, les migrant.e.s continueront de venir en Belgique et de se rendre dans d’autres pays européens ou du continent américain, même si on dresse des murs, même si on leur ferme officiellement les portes, même au péril de leur vie. Et ce qui en témoigne, malheureusement, ce sont les dizaines de milliers de morts de l’Europe-forteresse, en Méditerranée, dans de frêles embarcations au large des côtes africaines, italiennes, espagnoles…, sous les essieux des poids lourds, dans des trains d’atterrissage, etc.

La liberté de circulation des êtres humains, c’est un droit fondamental. C’est une des revendications inscrite dans l’Article 13 de la Déclaration universelle des Droits Humains : « Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat ».

« La liberté de circulation », c’est une des revendications que rappelleront encore, à Bruxelles, le dimanche 28 avril prochain, les milliers de manifestant.e.s, à l’appel de la Coordination des sans-papiers de Belgique. Une manifestation qui, comme le souligne la Coordination, a pour but « d’alerter sur notre situation et mobiliser le plus grand nombre de citoyen.ne.s à venir exiger des engagements solennels des partis politiques sur l’intégration des sans-papiers dans l’Etat de droit belge ».

Propos recueillis par Denis Horman

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