« On fait celui-là ? Attends, je vais là-bas pour faire le guet, quelqu’un va le faire en face ?
—Ça marche ! Le scotch est prêt. Qui a la clef ?
—Tiens. Une seconde, je prends l’affiche… Allez, go ! »

L’action doit se faire le plus vite possible, pour diminuer les risques. Pendant que les guetteurs guettent, prêts à lancer le signal d’alerte convenu à l’avance si la police approche, une activiste utilise sa clef pour ouvrir le panneau publicitaire. L’autre se faufile à l’intérieur, place son affiche, et la première en scotche les coins avec quatre bouts de papier collant qu’elle a pris soin de préparer à l’avance. Reste à éteindre la lumière : l’interrupteur est caché quelque part derrière la pub, et selon les modèles de panneaux, il n’est pas toujours facile à trouver… mais ce sera nécessaire pour qu’on voie bien le message. Et puis, c’est un beau geste éco-citoyen, non ?

Trouvé. Les activistes referment le panneau, reprennent les affiches, et partent comme si de rien n’était, à la recherche d’une nouvelle cible. L’opération aura duré trente secondes : mieux vaut ne pas faire plus long, parce que les flics zonent… et pour avoir le meilleur impact possible, on vise les endroits les plus visibles, donc les plus exposés. Mais les choses se sont passées sans encombres, cette fois encore. À la place d’une publicité dégoulinante de sexisme pour un parfum hors de prix, les passant·es verront demain un message avec un peu plus de sens : « + d’arbres, – de pub ». Message écrit lui-même au dos d’une affiche de pub chipée plus tôt dans la journée : le recyclage, certains en parlent, d’autres le pratiquent.

Du 15 au 25 mars, le collectif Bruxelles sans pub organisait le second round des Zap games¸ un « jeu d’action-subversion » où les activistes étaient invité·es à mettre un maximum de publicités hors d’état de nuire, par les moyens les plus créatifs possibles. Le plus souvent, il s’est agi de recouvrir, détourner, remplacer ou tagger une affiche, avec les moyens du bord, et en rivalisant d’imagination pour trouver de bons slogans. Les plus audacieux·ses sont allé·es jusqu’à saboter les panneaux digitaux, directement à la perceuse. Mais la palme doit évidemment revenir à celles et ceux qui ont recouvert l’affreuse affiche de propagande policière, rue de Ligne, avec une banderole disant : « La police tue : justice »(1)Pour un retour en images sur toutes ces actions, consulter https://zapgames.net/. Deux belles semaines d’action, donc : l’occasion de rappeler pourquoi nous, écologistes et a fortiori anticapitalistes, nous détestons la pub.

Rappel des faits

Inutile de trop s’étendre sur l’ampleur des destructions en cours et sur l’urgence dans laquelle nous sommes, face au changement climatique ou à la chute de la biodiversité. Nous l’avons déjà longuement fait sur ce site(2)Voir par exemple https://www.gaucheanticapitaliste.org/impacts-du-rechauffement-plus-rapides-et-plus-severes-que-prevu-affirme-le-giec/. Partons simplement du constat : nous sommes au bord du gouffre. Toute l’économie mondiale est bâtie sur la consommation des énergies fossiles, dont l’exploitation doit être drastiquement réduite, puis supprimée, à très court terme. Au stade où nous en sommes, les solutions qui consistent à remplacer certaines technologies par d’autres, moins polluantes ou moins énergivores, ne sont plus une option, en tout cas pas à elles seules. D’une part, la loi du profit, dans le cadre de l’économie capitaliste, impose que si l’on peut produire plus avec moins de ressources, alors les entreprises produiront plus avec autant de ressources, et pas autant avec moins de ressources : c’est ce qu’on appelle l’effet rebond. De l’autre, tout déploiement d’un nouveau système énergétique (par exemple basé sur les énergies renouvelables — excluons d’office l’idée de développer encore le nucléaire civil, ce qui n’est rationnel que du point de vue de l’industrie du nucléaire militaire) se fait nécessairement avec l’énergie du système énergétique précédent, ce qui implique encore des émissions de gaz à effet de serre considérables, qui ne sont plus envisageables dans la temporalité dans laquelle nous sommes. On ne peut donc pas se contenter, pour présenter les choses simplement, de produire autant avec des technologies plus efficientes écologiquement : il y a urgence à produire moins.

Nous, écosocialistes, pour qui le combat écologiste doit d’abord viser à garantir à chacun·e les moyens d’une vie digne et heureuse, nous soutenons que cette décroissance globale de la production doit être choisie, et non subie. C’est ce qui nous oppose aux gourous du capitalisme vert, mais aussi aux théoricien·nes d’une « sobriété heureuse », selon laquelle nous devrions simplement faire le deuil de tout, et trouver l’épanouissement dans une forme d’ascèse qui pourrait prétendument nous reconnecter à la nature. Si quelques riches entrepreneurs veulent se ressourcer avec des stages d’une semaine où ils font de la permaculture sans leur téléphone portable, grand bien leur en fasse, mais ce n’est guère une perspective qu’on fera entendre aux masses laborieuses du Sud comme du Nord, qui manquent déjà de tout, et du reste.

Une décroissance choisie, c’est donc une décroissance consciente, une révolution économique qui connecterait pour de bon la production aux besoins. Produire ce qu’il nous faut, le partager équitablement, faire décroître le superflu, et supprimer les secteurs de l’économie inutiles et nuisibles : luxe, armement, emballages plastiques, obsolescence programmée, cryptomonnaies… et publicité.

Contre l’écologie du style de vie

En France, la communication publicitaire représentait 2,1% du PIB en 2019, et 2,7% de la force de travail disponible(3)planete.lesechos.fr/non-classe/les-chiffres-cles-de-la-publicite-4492/. Pour un impact écologique loin d’être neutre : un seul panneau numérique consomme entre 7500 et 12 200kWh par an, contre 2000kWh pour un ménage bruxellois moyen(4)https://www.rtbf.be/article/a-bruxelles-certains-panneaux-publicitaires-consomment-l-equivalent-de-4-a-5-menages-10431348. Difficile, pourtant, de trouver une activité plus inutile. Et nuisible : elle défigure nos paysages, elle casse la magie d’un film, elle nous harcèle dans nos boîtes aux lettres, sur Internet, au téléphone… non contente d’être une source de pollution visuelle, elle est aussi une source de pollution mentale : aujourd’hui, un·e Nord-Américain·e moyen·ne est exposé·e à environ 3000 pubs par jour(5)https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Fwww.media-awareness.ca%2Ffrancais%2Fparents%2Fmarketing%2Fpublicite_partout.cfm#federation=archive.wikiwix.com, qui l’agressent, læ manipulent, l’obsèdent et distordent sa perception du monde.

La publicité s’insinue d’autant plus partout qu’elle crée une relation de dépendance, en permettant de réduire certains prix, parfois à zéro — en apparence. On connaît tou·tes l’argument, un brin moralisateur, selon lequel la gratuité d’un produit (site Internet, application de smartphone, journal) permise par la pub n’est qu’une pseudo-gratuité, parce qu’à la place de l’argent, nous donnons du temps d’attention, et donc une fenêtre pour influencer notre comportement de consommateur·rice. Patrick Le Lay, ancien PDG de TF1, disait ainsi « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible »(6)https://www.telerama.fr/television/nous-vendons-du-temps-de-cerveau-humain-disponible-quand-patrick-le-lay-tentait-de-se-defendre,n6618251.php. Mais le fait est que beaucoup préfèrent, et on les comprend, donner ce temps plutôt que leur argent, qui est parfois nettement moins disponible, justement. Mais ce sur quoi les consommateur·rices n’ont de toute façon pas de prise du tout, c’est sur l’argent qui est versé par l’entreprise publicitaire, pour permettre la gratuité du produit : argent qui représente un coût, que l’entreprise répercute sur… les prix. À l’échelle globale, il ne s’agit donc que d’un jeu à somme nulle : la gratuité de cette marchandise-ci est payée par le prix de cette marchandise-là.

Soit. Mais une fois que l’on a dit tout cela, on est loin d’avoir tout dit. En soi, les productions inutiles et les gaspillages ne sont pas difficiles à trouver autour de nous, que ce soit dans la pub ou ailleurs. Dans certaines marchandises que nous achetons, l’emballage représente plus de la moitié du prix (et jusqu’à 99,5% dans le cas des bouteilles d’eau en plastique) : c’est à la fois une aberration écologique et un racket social. Est-ce à dire que nous devrions tou·tes aller acheter notre riz en vrac, dans un petit magasin bio hors de prix, où on l’a sorti de son emballage quelques heures plus tôt… et où nous paierons pour l’emballage et le déballage ? Guère plus enthousiasmant, sauf si l’on cherche simplement à faire de l’écologie un style de vie, plutôt qu’une perspective politique. Le même problème se pose avec la pub. Installer AdBlock sur son ordinateur, mettre un autocollant sur sa boîte aux lettres, ronchonner sur la pause pub pendant un film et engueuler les travailleur·ses de call-center qui nous appellent sur notre téléphone pour gagner un salaire de misère, c’est séduisant, agréable parfois, mais rarement productif.

On pourrait citer un milliard d’arguments pour montrer que cette écologie du style de vie, celle qui consiste à transformer notre système économique en sensibilisant les consommateur·rices, est une impasse stratégique totale. C’est une écologie qui perd de vue la réalité sociale, car les plus modestes sont loin d’avoir les moyens de manger bio à tous les repas. Elle perd aussi du vue les clivages de genre, car tous ces « petits gestes » ne font que s’ajouter à un travail domestique qui, dans nos sociétés, repose essentiellement sur les femmes. Mais au milieu de tout cela, l’existence même de la publicité est sans doute, justement, l’argument massue : comment peut-on espérer sensibiliser les masses à l’impact écologique de ce qu’elles consomment, lorsque les entreprises investissent des milliards d’euros pour faire exactement l’inverse ? À ce jeu-là, nous ne pouvons pas espérer être gagnant·es, sauf à viser uniquement les couches les plus aisées et les plus diplômées de la société : celles qui cherchent là un style de vie.

Nos désirs ne sont pas à vendre

Le capitalisme peut se définir comme un système dans lequel tout ce qui est produit est une marchandise, faite pour être vendue et générer une plus-value, pour le propriétaire des outils qui ont été utilisés pour la produire. C’est la raison pour laquelle le capitalisme ne peut pas être vert : on ne produit pas pour satisfaire des besoins, par essence limités, mais pour amener des profits, qui doivent croître sans cesse. Mais produire pour produire implique aussi de consommer pour consommer : pour qu’une marchandise qui ne correspond pas à un besoin soit tout de même vendue, il faut que ce besoin soit créé. C’est le sens profond de la publicité : permettre à l’économie de marcher sur la tête, en alignant la demande sur l’offre — alors que dans toute société saine, ce serait l’offre qui s’alignerait sur la demande. C’est en ce sens qu’elle est, en fait, infiniment plus polluante que son impact direct : parce qu’elle formate nos envies, les déconnecte de nos besoins, et façonne toute notre vision du monde. Ce faisant, la publicité porte une idéologie en soi : productiviste, consumériste, individualiste, mais aussi machiste et raciste. Elle est un des piliers de ce système que nous devons abattre.

À ce stade, donc, nous savons pourquoi nous devons nous battre contre la publicité : pas en cherchant à s’y soustraire, mais en en nettoyant nos rues. La plupart des panneaux de JCDecaux ou de ClearChannel s’ouvrent avec les deux mêmes clefs, qu’on peut trouver dans la plupart des magasins de bricolage. Bruxelles regorge aussi de petits panneaux muraux, en format A1, qui ne tiennent que par un système d’aimants, et donc que vous pouvez ouvrir avec une simple lame ou un tournevis plat. Notons tout de même que de telles actions sont évidemment illégales (surtout si la cible est dégradée : vous ne risquez pratiquement rien si vous vous contentez de recouvrir une affiche). Ne les faites donc qu’en groupe, en ne prenant pas de risques inconsidérés. Cela peut être l’occasion pour vous, si ce n’est pas déjà fait, de rejoindre un collectif ou une organisation anticapitaliste, dans laquelle vous pourrez profiter de l’action pour discuter du sens de ce que vous faites. Parce que c’est une chose à ne pas perdre de vue : quand vous sabotez une pub, ce que vous choisissez de montrer à la place est profondément politique.

La clef de voûte de l’écosocialisme est la réduction du temps de travail : ce sont les mêmes industries qui exploitent l’écosystème global et les travailleur·ses, et c’est en s’en libérant que les second·es peuvent espérer soulager le premier. La société écosocialiste est donc d’abord une société où l’on travaille moins, beaucoup moins, parce que l’on n’aura plus à produire que ce qui correspond à nos besoins ; et ce sera autant de temps libéré pour notre vie sociale, familiale, politique, ludique, érotique, artistique, intellectuelle ou spirituelle. C’est bien pour cela que nous devons libérer l’écologie de son obsession pour le « niveau de vie », que nous serions fatalement obligé·es d’abaisser : nous pouvons être infiniment plus heureux·ses dans une société où nos besoins primaires à tou·tes seraient garantis, où nous aurions le temps de profiter de la richesse de la vie, et surtout, où nous nous serions enfin réappropriés nos propres désirs. Cela passe par l’abolition du principal organe de leur privatisation : la pub.

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