Le gouvernement Vivaldi (VLD-MR-PS-Vooruit-Groen/Ecolo) veut négocier d’ici la fin de l’année une prolongation de deux réacteurs nucléaires jusqu’en 2036. L’auteur de l’article souhaite démontrer que non seulement la prolongation des deux réacteurs est superflue, selon un rapport de la CREG (1)Commission de Régulation de l’Électricité et du Gaz, mais aussi qu’il n’y a même pas besoin de construire deux nouvelles centrales à gaz sans prolongation du nucléaire.

L’auteur pointe plusieurs facteurs aggravants qui rendent le danger que courent les populations dans le grand voisinage des centrales encore plus inacceptable aujourd’hui : changements dans l’environnement des réacteurs (zone du port d’Anvers, aéroport de Bierset), incapacité de l’Agence fédérale de Contrôle nucléaire (2)AFCN à contrôler le nucléaire… sans compter la « date de péremption » des installations (bâtiments non-étanches, gestion informatique dépassée, disparition des fournisseurs, perte du know-how, départ et vieillissement du personnel qualifié).

Les arguments fallacieux des pro-nucléaires

Les partisans du nucléaire vont bien entendu noyer le poisson en comparant les risques et les émissions à ceux et celles d’autres industries. Et si ça fonctionne, c’est qu’il y a, comme souvent dans la construction des arguments fallacieux, une part de vérité. Mais le tout est de comparer les risques résiduels : des risques jugés acceptables hier le sont-ils encore aujourd’hui ?

D’abord, il ne faut pas confondre risque et probabilité. Le risque est le produit de la probabilité d’un accident par l’impact de celui-ci. Par exemple, un assureur déterminera votre prime d’assurance auto en considérant à la fois la probabilité que vous ayez un accident, via votre bonus-malus, et l’impact via le prix de votre voiture. La multiplication des deux facteurs lui permet de comparer votre risque au risque acceptable pour sa compagnie.

Il en va de même dans l’industrie nucléaire : un risque résiduel subsiste lorsque toutes les précautions actuellement imaginables sont prises. Le mouvement antinucléaire a d’ailleurs régulièrement contribué à reconsidérer le risque que notre société trouve acceptable, en pointant et rappelant constamment les accidents importants qui jalonnent l’histoire du nucléaire : Mayak (URSS, 1957), Three Mile Island (USA, 79), Tchernobyl (Ukraine, 86), Fukushima (Japon, 2011).

La règle d’or, gravée dans les textes de référence de l’industrie électronucléaire est de ne jamais augmenter le risque résiduel existant lors de la conception d’un réacteur : les modifications peuvent être réalisées à risque constant ou de préférence diminué, en tenant compte des connaissances et technologies au niveau de la date de l’intervention… Voilà qui pose d’emblée problème pour la prolongation de la durée d’exploitation de nos vieux réacteurs : ils ont été conçus à une époque où le risque résiduel acceptable était bien plus grand que celui jugé acceptable aujourd’hui, après les catastrophes. Sans compter que l’usure subie pendant les décennies d’exploitation augmente le risque d’un dysfonctionnement, causant une nouvelle catastrophe.

Et puis surtout, la catastrophe de Fukushima nous a aussi appris que les risques ne venaient pas uniquement de l’intérieur de l’installation mais aussi de l’extérieur (le tsunami dans ce cas).

Le projet Engie Vivaldi

Jetons à présent un coup d’œil sur les deux facteurs de risque du projet porté par Engie Electrabel et Tinne Van der Straeten, Ministre Groen du gouvernement Vivaldi.

L’impact

Jamais un réacteur ne peut être construit dans une région densément peuplée. Trois États ont transgressé cette règle en acceptant un impact énorme possible, donc un immense risque nucléaire même à probabilité réduite : la Corée du Sud, les Pays-Bas… et la Belgique. Le Japon a construit la centrale de Fukushima à 240 km de Tokyo, pour diminuer l’impact d’une catastrophe pourtant inimaginable alors que Doel est construit à 12 km de l’Hôtel de Ville d’Anvers, Tihange jouxte la ville de Huy, près de Liège, Maastricht et Aachen. Une catastrophe à Doel affecterait 9 millions de personnes dans un rayon de 75 km, une autre à Tihange 5 millions.

Le risque

Qui mieux pour estimer un risque qu’un assureur ? Le fait qu’aucun assureur n’est disposé à assurer davantage qu’une petite fraction du risque d’une centrale nucléaire est significatif, comme le fait que votre police « incendie bâtiment » exclut également ce risque.

Pour diminuer le risque, le plus simple est de diminuer le nombre de réacteurs et donc la durée de leur exploitation.

On pourrait dès lors affirmer qu’Olivier Deleuze, secrétaire d’État Ecolo à l’Énergie en 2003, a accepté d’augmenter le risque de catastrophe nucléaire de 33% en accordant la prolongation des réacteurs belges, conçus pour 30 ans, à 40 ans en échange de l’engagement d’Engie d’arrêter définitivement l’exploitation de tous les réacteurs en 2025 « sauf problème d’approvisionnement électrique » (3)https://etaamb.openjustice.be/fr/loi-du-31-janvier-2003_n2003011096.html, Art. 9, dont le texte a été repris dans la déclaration gouvernementale De Croo.. Problème d’approvisionnement qui allait dès lors apparaître (ou être créé ?) fort opportunément : raison invoquée pour prolonger à 50 ans les réacteurs de Doel 1, Doel 2 et Tihange 1, raccordés au réseau en 1975.

Les vieux réacteurs et les carrément caducs

La prolongation de Doel 1 aurait pourtant pu anéantir la Ville d’Anvers en avril 2018 quand une rupture de canalisation dans la zone nucléaire a laissé échapper une vapeur radioactive qui fut heureusement contenue par le bâtiment du réacteur. M. Nollet, actuellement coprésident d’Ecolo, déclarait alors : « La centrale de Doel est périmée depuis 2015… Aujourd’hui, cette vétusté devient carrément dangereuse. Il est urgent de fermer définitivement ces centrales périmées et de nous tourner vers les énergies durables, fiables et qui ne mettent pas la santé des citoyens en danger »(4)Le Soir, 28/04/2018. Propos devenus amèrement d’actualité en 2022. La Cour Constitutionnelle (5)Jugement de la Cour Constitutionnelle du 29/07/2019 après avis de la Cour européenne. a depuis statué que la prolongation de Doel 1 et 2 était illégale, qu’une enquête publique aurait dû intervenir avant le permis d’exploiter dix années supplémentaires. Cette enquête publique fut dès lors entreprise après le jugement et durera probablement jusqu’à la date de fermeture prévue, période pendant laquelle la Cour permet l’exploitation.

Doel 1 et 2 ainsi que Tihange 1 font partie des réacteurs de la première génération. Ils se distinguent, entre autres faiblesses, par leur bâtiment de confinement à simple coque avec une doublure en acier. Les autres réacteurs du parc belge possèdent une double coque en béton armé. Les politiciens qui proposent de prolonger Tihange 1 seraient-ils encore plus irresponsables que les autres ?

Mme Van der Straeten était une excellente avocate avant de devenir ministre. Elle a plaidé avec beaucoup de conviction, à la demande de 90 villes et communes allemandes et néerlandaises, la fermeture de Tihange 2. Elle connaît donc parfaitement le dossier et l’état lamentable de la paroi de la cuve à haute pression des réacteurs Tihange 2 et Doel 3, affaiblie par de nombreuses failles. Cette situation, dénoncée par le mouvement antinucléaire, est connue au point que même Engie ne propose pas de prolonger ces deux réacteurs caducs. Mme Van der Straeten fait preuve d’un laxisme criminel en permettant encore l’exploitation de ces deux réacteurs. Chaque journée, chaque seconde d’exploitation expose les habitant.e.s au risque d’une irradiation irréversible.

Négocier d’égal à égal la prolongation

Avant de parler des deux réacteurs restants, relevons d’abord l’absurdité de la situation : un état riche et industrialisé comme la Belgique, négocie avec une firme privée sur un pied d’égalité. On rêve ! L’État belge s’écarte encore un peu plus dangereusement du précepte que l’État doit avant tout garantir l’intérêt général et donc en premier lieu la sécurité de ses citoyen.ne.s, ce qui lui donne le droit d’imposer des choix politiques aux intérêts économiques privés, même à ceux des grandes entreprises et de leurs actionnaires. Mais non, les politiciens néolibéraux, de toute couleur politique, préfèrent se plier aux exigences des méga entreprises.

Puis vint l’embrouille du 21 juillet : ce gouvernement a menti en annonçant un accord de principe avec Engie. La compagnie a seulement remis une lettre d’intention non contraignante, déclare-t-elle. Si c’est vrai, le roi est nu car cela signifie qu’Engie entamera la suite des discussions sans aucune obligation… et on devine que la firme déroulera sa liste de conditions imbuvables : réductions des mesures de sécurité, réduction de l’enquête publique, diminution de la charge financière des déchets, implication économique de l’État dans les centrales…

Selon La Libre(6)La Libre du 27/07/22, les négociations commencent aujourd’hui pour arriver à un accord solide au 1er janvier 2023. Que contiendrait la lettre d’intention non-contraignante remise par Engie ?

Engie avait annoncé qu’il était impossible de redémarrer Tihange 3 et Doel 4 avant l’hiver 2026-27. C’est tout à fait plausible : en additionnant le temps nécessaire pour boucler la négociation, le débat parlementaire, une enquête publique sérieuse et les travaux qui ne peuvent évidemment commencer qu’après l’Étude d’Impact environnemental (EIE), il faudra bien deux années, jusqu’au printemps 2027. Pourtant M. Saegeman [le CEO d’Engie Electrabel] aurait dit qu’il était possible de redémarrer avant le 1er novembre 2026. Ce n’est possible qu’en bâclant soit les travaux et les tests indispensables ou bien l’enquête et le débat parlementaire ou, probablement, les deux.

Et qui va payer l’addition pour le stockage des déchets nucléaires, dont les barres de combustible usés extrêmement radioactives pendant cent mille ans, est estimé, au bas mot, à 41 milliards d’euros actuellement ? Pour provisionner ce montant, Engie Electrabel a « mis de côté » 13 milliards dans sa filiale Synatom(7)https://www.synatom.be – télécharger le rapport annuel le plus récent, 2020, p.11 qui prête cette somme à… Electrabel. Ce n’est pas une solution fiable, Electrabel pourrait se scinder ou même disparaître.

L’État dispose pourtant d’une banque fiable dédiée à cette utilisation : la Caisse de Dépôts et de Consignements du ministère des Finances. Peu importe ? Pour que le gouvernement puisse obtenir la réouverture au 1er novembre 2026, Engie lui demande en échange de plafonner le montant prévu pour la gestion des déchets à 40 milliards ou moins. C’est acheter un chat dans un sac : personne ne dispose d’une solution pour le stockage à long terme de la poubelle nucléaire. En outre, ni la quantité ni la qualité des déchets à l’horizon 2037 n’est connue. Toutes les pseudo solutions mises en œuvre ailleurs ont lamentablement échoué (par exemple Yucca Mountain aux USA ou la mine de Asse en Allemagne).

Mme Van der Straeten avait fait voter au Parlement (8)Belga, 7 juillet 2022. – à l’unanimité svp – le principe du pollueur-payeur. En pratique, ce sont les arrêtés ministériels qui vont déterminer ce qu’il en sera. Mais le texte en sera-t-il écrit sur la table des négociations secrètes ?

Tihange 3 et Doel 4

Et qu’en est-il des deux réacteurs sur sept qui font l’objet de la discussion actuelle entre Engie et la Vivaldi ?

D’abord, la prolongation de leur exploitation n’est pas nécessaire, selon une étude très documentée de la CREG (9)https://www.creg.be/fr/publications/proposition-e2064, PDF p.24. En fermant tous les réacteurs en 2025 au plus tard, il n’était même pas nécessaire de construire deux centrales à gaz supplémentaires. C’était avant la guerre. Mais la Belgique importait, pour sa consommation intérieure, seulement 6 % de gaz Russe. Évidemment, quand on envisage le commerce international du gaz et la croissance démesurée de l’industrie chimique, la perspective change.

Deux multinationales ont sans doute poussé à la prolongation des deux réacteurs. Elia qui se profile comme expert au-dessus de la mêlée en matière d’énergie, est une société multinationale cotée en Bourse. Fluxys, qui se profile comme un « gestionnaire indépendant » de la distribution gazière est cotée sur Euronext : multinationale également, elle est implantée dans huit pays européens et est active également dans le sud global. Fluxys dispose à Zeebrugge et Dunkerque d’importantes installations de transit de gaz, qui n’ont aucun rapport avec la consommation intérieure mais bien avec les résultats financiers. Ce sont ces acteurs, soutenus par la grande industrie dont la soif croissante d’énergie est infinie, qui exercent une influence déterminante sur l’action gouvernementale. La prolongation des deux réacteurs n’a donc aucun lien avec l’agression russe contre l’Ukraine.

La prolongation est aussi trop dangereuse. Le risque nouveau, rappelons-le, ne peut en aucun cas augmenter par rapport au risque assumé au moment de la conception. Pourtant, avant même de regarder les problèmes internes, le risque a augmenté à cause de l’environnement des réacteurs, cela saute aux yeux.

Par exemple, la centrale de Doel qui fut érigée en pleine campagne dans les années 1970 se trouve aujourd’hui entourée de l’énorme complexe chimique et pétrochimique de la zone portuaire anversoise (10)https://www.rd.nl/artikel/693135-burgemeesters-bezorgd-over-kerncentrale-doel. Un accident important dans cette zone SEVESO aurait immanquablement un impact sur la sécurité de la centrale.

À Tihange, l’environnement est devenu encore plus dangereux. Des avions cargo décollent et atterrissent la nuit sur la seule piste de l’aéroport de Bierset qui par vents dominants les amène à survoler la centrale hutoise. (11)https://www.sortirdunucleaire.org/La-vulne%CC%81rabilite%CC%81-des-centrales-nucle%CC%81aires par John Large & Associates, client Greenpeace France, 2014. En décollage, des quantités énormes de kérosène sont emportées, en plus parfois du fret comportant des matières dangereuses, explosives et radioactives qui constituent une des spécialités de l’aéroport. (12)https://www.challenge-handling.be/expertise/fr-matieres-dangereuses/

Le risque s’est également accru avec l’entreposage des déchets nucléaires dans un bassin de refroidissement très fragile à Tihange et dans un parc à conteneurs nucléaires dans les deux centrales. À Tihange, ce parc à un toit de 0.8 m de béton alors qu’en Allemagne une structure semblable, loin des aéroports, est coiffé de 2 m de béton armé.

Contraintes internes

Quand on parle de vieillissement des installations industrielles, trois types de vieillissement sont en réalité à l’œuvre. Le plus évident est le vieillissement physique : l’altération des structures, des systèmes et des composants. Les piscines de refroidissement pleines de chaque réacteur, la piscine centrale de refroidissement à Tihange, les deux parcs à containers à sec : toutes ces installations vulnérables en dehors des zones bunkérisées ont un potentiel destructeur immense. Ces installations font croître le risque : à la conception l’évacuation des déchets vers un stockage définitif était prévue.

Mais il y a aussi le vieillissement non-physique : le dépassement de la technologie mise en œuvre lors de la conception, puis finalement, il y a aussi la perte de savoir-faire due au vieillissement des travailleurs et au départ du personnel qualifié.

Le vieillissement se mesure aussi dans la perte générale de fiabilité. Le parc nucléaire belge a pulvérisé les records en la matière en 2017 avec une indisponibilité de 25%, la moyenne mondiale étant de 4%. Des « précurseurs », des incidents qui auraient pu mener à une catastrophe, se sont succédé, autant d’avertissements.

Observons à présent d’un peu plus près les trois types de vieillissement :

1. Vieillissement physique

Les réacteurs belges ont été construits pour fonctionner pendant trois décennies. En reprenant une partie des marges d’erreur et de précaution, l’exploitant a prétendu et convaincu, en 2003, que les réacteurs pouvaient supporter 40 ans moyennant des travaux et des contrôles. L’Agence fédérale de Contrôle nucléaire (AFCN) était le chien de garde de cet accord : il devait veiller à la sécurité de la population. Malheureusement, l’AFCN a lamentablement échoué à sa tâche. La direction de l’organisme, M. Jan Bens, est un homme très lié à la sphère Electrabel où il a fait carrière pendant 30 ans. Son prédécesseur à l’AFCN sortait également de chez Electrabel. Pourtant, tous les textes de référence font état de l’obligation d’une instance de contrôle indépendante. En Allemagne, le contrôleur dépend du ministère de l’Environnement, en Belgique de l’Intérieur. Et la personne attachée au cabinet du ministre pour superviser l’AFCN y est traditionnellement détachée temporairement de l’AFCN. L’indépendance est loin ! Il faudrait donc remplacer tout le sommet de l’AFCN en charge de l’électronucléaire et le remplacer par du personnel compètent, peut-être en provenance de l’Allemagne.

Un autre problème est le financement de l’AFCN : en fermant 5 réacteurs en 2025, le financement de l’AFCN, prélevé sur Engie, diminuera de 57 pourcents. Le travail de vérification de la qualité des installations nucléaires sera cependant énorme, avant de pouvoir donner un feu vert pour prolonger deux réacteurs. Qui va payer ?

Qui va contrôler l’AFCN ? Une société possédant les deux réacteurs prolongés serait créée entre l’État et Engie. En même temps, l’État est sensé contrôler l’AFCN par le biais du ministère de l’Intérieur. Celui-ci devient juge et partie, source inévitable d’un estompement des normes dans un domaine où cela ne pardonne pas.

Le démontage de la cuve du réacteur de Doel 3 devrait permettre de prouver définitivement la gravité et la définition précise des défauts, jusqu’à 40 par dm³ (= 1 litre), qui auront affaibli cette cuve et celle de Tihange 2, cette barrière de sécurité ultra importante. Entretemps, la cuve aura servi pendant des années sans que l’exploitant ne puisse prouver sa solidité, ce qui aurait dû entrainer sa mise hors service. Voilà un véritable aveu de faillite pour l’AFCN.

On peut même craindre qu’Engie essaie d’imposer à Mme Van der Straeten un contrôle « light » pour certains composants. La légèreté dont Mme Van der Straeten a fait preuve au regard de ses principes fait redouter qu’elle puisse céder sur cette question également, si un contrôle efficace sur les négociations Engie/Belgique n’est pas ou insuffisamment établi. À ce jour, ces négociations sont secrètes… Il faudrait au moins une commission de contrôle de ces négociations dont les partis de l’opposition antinucléaire fassent également partie, à défaut d’un débat citoyen fédéral sur l’avenir électrique du pays.

L’étanchéité des bâtiments de confinement

La dernière barrière entre nous et la radioactivité c’est le bâtiment même du réacteur, le confinement. C’est ce bâtiment qui a sauvé Anvers du désastre lorsqu’un tube de la partie nucléaire de Doel 1 a cédé. Malheureusement, la solidité des confinements des réacteurs belges n’a pas été contrôlée convenablement. Aux USA et en France, pour des réacteurs semblables, le test d’étanchéité s’effectue à 5 bars de pression d’air dans l’enceinte, la pression calculée en cas d’accident. En Belgique, cette pression calculée a été ramenée arbitrairement à des pressions entre 2.86 et 3.1 bars. Mais la pression de test utilisée est encore plus basse, elle est légèrement supérieure à la MOITIÉ de cette pression et le critère de fuite (% de l’air qui s’échappe) a été recalculé « à la tête du client », réacteur par réacteur. Le bâtiment de Tihange 2 a été contrôlé à 1.6 bar (pression du test en juin 2015), la pression en cas d’accident étant recalculée à 3 au lieu de 5 bars (13)courriel de l’AFCN à l’auteur, Sylvain Jonckheere@fanc.fgov.be du 29.05.18 à 9.33h. Ceci alors qu’il a été prouvé que le béton employé a très mal supporté l’humidité dans les bâtiments techniques attenants.

Si un test aussi crucial et aussi facile à réaliser est bâclé, on ose à peine penser ce qu’il en est pour le reste du matériel ? Tout avait été conçu pour durer 30 ans : manomètres, soupapes, vannes, cuves auxiliaires… Les fournisseurs d’antan connaissaient les normes exigées par l’industrie électronucléaire mais de nombreuses firmes ont disparu ou livrent du matériel de moindre qualité. Pour d’autres pièces, les exigences actuelles ne correspondant pas à la conception ou un nouveau type de pièce n’est pas compatible avec l’installation.

Finalement, il faut relever l’expression ALARA (As Low As Reasonably Achievable – (risque) aussi bas que raisonnablement atteignable) qui apparaît dans les documents de référence. C’est là que la finance se pointe. En pratique, l’exploitant prévoit un budget annuel « maintenance » et présente la liste des objectifs raisonnables atteignables en restant dans ce budget au contrôleur qui appose son cachet après des modifications mineures. Il faut être raisonnable, n’est-ce pas ?

2. Vieillissement non-physique

C’est le vieillissement relatif dû à la conception des réacteurs il y a 50 ans ou plus. Les nouveaux réacteurs sont munis de nouveaux systèmes de sûreté. Par exemple le « corium trap » prévu dans les EPR, le nouveau type de réacteur d’EDF-Luminus : le cœur fondu du réacteur en déperdition serait libéré dans une cavité ultra blindée et y serait neutralisé en sécurité. Modifier un réacteur belge pour intégrer cette amélioration de la sûreté est impossible.

Il s’agit également de la conduite des réacteurs : ils ont été conçus à l’aide d’ordinateurs utilisant des cartes perforées et en analogique. La conduite digitale présente des avantages importants, mais la migration s’avère extrêmement difficile si les normes de sécurité sont respectées. En effet, il faut remplacer toute la chaîne d’information, des capteurs à l’affichage, en répliquant les alarmes et les réactions automatiques au niveau de la conduite du réacteur.

Comme dit plus haut, les modifications de l’environnement entrent également dans cette catégorie : érection d’installations dangereuses dans le voisinage, survol par des avions « heavy » bourrés de kérosène en phase de décollage…

3. La perte du know-how

Le « savoir-faire » peut être tant bien que mal transcrit dans des procédures. Mais dans le temps imparti lors d’une crise nucléaire, un dixième de seconde par exemple, il faut un personnel très qualifié et expérimenté pour prendre la bonne décision sans se référer au manuel. Il y a donc une part de « savoir-pourquoi » que l’ancienne génération a du mal à transmettre, pour autant, ça devrait être la mission de chaque ingénieur. Or, cette génération est partie ou en partance. Et les meilleurs éléments chez les jeunes tirent également leur révérence, en voyant la filière nucléaire se réduire à zéro ou à deux réacteurs. Engie a été contraint d’offrir une prime équivalente à une année de salaire à celles et ceux qui restent à son service.

En outre, le personnel est souvent lassé d’exécuter jour après jour les mêmes tests et vérifications avec le même résultat, parfois en travail posté pendant des dizaines d’années. L’attention se dégrade forcément, nul ne peut être tenu à l’impossible.

Le rôle des populations

Les textes de références s’accordent pour dire que les populations concernées doivent participer aux décisions qui concernent la construction ou modification en profondeur des réacteurs nucléaires. En outre, ce droit est inscrit dans les traités d’Aarhus (14)https://unece.org/fileadmin/DAM/env/pp/documents/cep43f.pdf, art.6 et Espoo (15)https://treaties.un.org/pages/ViewDetails.aspx?src=IND&mtdsg_no=XXVII-4&chapter=27&clang=_fr, annexe 1, Art.1(v) , que la Belgique a adopté.

En pratique, les gouvernements belges n’en n’ont pas tenu compte, tout simplement. Il a fallu que Greenpeace et d’autres gagnent une longue et coûteuse procédure devant la Cour Constitutionnelle pour qu’Engie se voie imposer une enquête publique concernant la prolongation de Doel 1 et 2. La procédure a pris tellement de temps que la publication des résultats de cette Étude d’Impact environnemental (EIE) coïncidera avec la fermeture des deux réacteurs cinquantenaires périmés depuis vingt ans. Mais pour la prolongation de Doel 4 et Tihange 3, il faudra imposer une enquête publique sérieuse, décisive et précédée de débats de fond.

S’il est important que les associations qui en ont les moyens se saisissent des tribunaux pour empêcher ou ralentir le plus possible la reprise de l’activité des deux réacteurs, il ne faut pas négliger le rôle d’une mobilisation de masse, comme nous en avons connue lors de la construction des réacteurs, indépendante de toute manipulation des associations non – ou para gouvernementales – et du sectarisme qui anime certaines organisations proches des partis qui se déclaraient antinucléaires il n’y a pas si longtemps. Une telle mobilisation de citoyennes et citoyens pèserait sur le débat et rétablirait l’équilibre dans un tribunal face au lobby nucléaire.

Les déchets

Bon, au bout du compte, il nous restera les déchets sur les bras. Fallait-il se prendre pour un dieu – ou un diable – pour lancer une industrie dont les déchets dangereux subsisteront pendant des milliers de siècles ! Il aurait évidemment fallu envisager ce problème avant de poser la première pierre, ou renoncer au projet.

Mais non, la politique libérale a lancé la machine infernale et a fait confiance aux progrès technologiques pour la suite. Et les indécrottables qui répètent encore ce credo 50 ans plus tard ont perdu toute crédibilité.

Pour régler le problème des déchets, il faudrait commencer par en arrêter la production. Prolonger de dix années, c’est créer dix années de barres de combustible en plus, dont on ne sait que faire. Via le partenariat privé-public créé pour posséder les réacteurs prolongés, Electrabel voudrait probablement refiler les coûts des déchets aux contribuables belges, après avoir engrangé un million d’euros par réacteur par jour ouvrable.

Conclusions

Ce projet de prolongation de deux réacteurs est absurde pour plusieurs raisons.

La première est que l’état belge pourrait simplement refuser de se plier au diktat d’Engie. Et gageons que si les négociations sont secrètes, c’est que nos représentants, Van der Straeten et De Croo, travaillent à un accord avec la multinationale française qui sera dommageable pour la population.

Sans accord, plus d’électricité ? Pour éviter ce chantage, il y a deux solutions radicales. La première est de nationaliser le secteur de la production d’électricité, sauf les coopératives citoyennes. Cette revendication était formulée par la résistance après la guerre, et est toujours inscrite dans la déclaration de principe de la CGSP. Même la France de Macron (qui n’est pourtant pas un taliban écolo-gauchiste !) pense que la nationalisation d’EDF devient inévitable.

La deuxième solution est d’envisager le côté « demande » de l’équation. Qui utilise le courant et pour quoi faire ? En suspendant l’activité de quelques installations grandes consommatrices, qui fabriquent des marchandises socialement inutiles ou même nuisibles. Car qui a réellement besoin de l’industrie de l’armement, de tous ces plastiques, de cette surconsommation de gadgets à l’obsolescence programmée ? Les ménages, souvent pointés du doigt, ne consomment qu’un tiers du courant, le reste va à l’industrie et à l’exportation.

En outre, nous avons montré que la prolongation de deux réacteurs est superflue, selon un rapport de la CREG (note 7). Et qu’il n’y aurait même pas besoin de construire deux nouvelles centrales à gaz, même sans prolongation de l’option nucléaire.

Enfin, le danger que courent les populations dans le grand voisinage des centrales est devenu  plus que jamais inacceptable à cause des changements dans l’environnement des réacteurs (zone du port d’Anvers, aéroport de Bierset), de l’incapacité de l’AFCN à contrôler le nucléaire et du vieillissement des installations elles-mêmes : bâtiments non-étanches, vieillissement de l’informatique, disparition des fournisseurs, perte du know-how, départ et vieillissement du personnel qualifié.

Léo Tubbax, pour Nucléaire Stop Kernenergie, le 6 août 2022.

Photo : Hullie, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons.

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