Les tractations au sein du Conseil européen entre chefs d’États et de gouvernements de l’Union européenne (UE) visant à désigner les prochain·e·s responsables de quatre postes clés (« top jobs ») de l’Union – présidence de la Commission européenne, présidence de la Banque centrale européenne (BCE), présidence du Conseil européen, représentation de la diplomatie européenne – se sont achevées mardi 2 juillet au soir. À bien des égards, ces négociations et les personnalités désignées pour occuper les postes en question sont révélatrices de la nature néolibérale, donc antisociale et antidémocratique, de l’Union européenne.

Ces négociations ont avant tout donné à voir où se situait le centre de gravité de la prise de décision politique parmi les 28 États membres : les tractations ont essentiellement tourné autour de la recherche d’un accord entre Angela Merkel et Emmanuel Macron, un processus largement mis en scène et relayé par les médias. Ces derniers ne mentionnent même plus la procédure d’élection du président de la Commission par le Parlement européen parmi les Spitzenkandidaten des différents groupes politiques ; dans une Union européenne en crise où l’extrême-droite progresse dangereusement, le bloc dominant qu’est l’extrême-centre (dont les relais au Parlement européen sont les sociaux-libéraux des Socialistes et Démocrates – S&D –, les centristes de Renew Europe – RE, ex-ADLE –, les conservateurs du Parti populaire européen – PPE – et, dans une certaine mesure, le groupe des Verts) s’organise au plus haut niveau pour assurer le statu quo, sans s’embarrasser de maintenir le respect des illusions démocratiques. Ainsi, si la présidence de la Commission européenne devra être formellement élue par le Parlement lors d’un vote opposant les Spitzenkandidaten, l’accord intervenu au sein du Conseil européen sous l’égide d’Angela Merkel et d’Emmanuel Macron est d’ores et déjà largement considéré comme étant validé. Certes, la recomposition politique entre les groupes parlementaires des S&D, de RE et du PPE n’est pas terminée et provoque certaines contradictions potentiellement porteuses de frondes internes, tandis que le ralliement des Verts au bloc dominant est loin d’être acquis ; mais en dernière instance, il est très probable que l’accord voulu par le Conseil européen soit adopté sans profond bouleversement.

Des nominations à l’image de la construction européenne néolibérale

Cet accord témoigne, sans grande surprise, du fait que l’UE est un projet au service du grand capital, écrasant les classes populaires tant en Europe que dans le reste du monde.

Ursula von der Leyen est désignée pour présider la Commission européenne. Membre de l’Union chrétienne-démocrate allemande (CDU), le parti conservateur de la chancelière Angela Merkel, elle est ministre dans les gouvernements de cette dernière depuis son premier mandat, en 2005, après avoir exercé des fonctions ministérielles au niveau du Land de Basse-Saxe de 2003 à 2005. Au ministère de la Défense de la république fédérale depuis 2013, elle a engagé les troupes allemandes aux côtés d’autres forces militaires européennes dans la guerre impérialiste menée sous la direction de la France au Mali, a argumenté en faveur d’un renforcement de l’OTAN et d’une politique de « défense » commune au niveau européen. Issue d’une famille bourgeoise du Nord de l’Allemagne et liée par mariage à la famille de la bourgeoisie anoblie von der Leyen, cette aristocrate n’a eu aucun scrupule à supprimer une série d’allocations sociales bénéficiant aux plus précaires : au niveau de la Basse-Saxe, son ministère a supprimé en 2005 les allocations versées aux malvoyants (elles ne furent réintroduites – d’un montant amoindri – que deux ans plus tard par la ministre ayant succédé à Ursula von der Leyen) ; au niveau fédéral, elle a notamment supprimé des allocations familiales versées aux ménages les plus pauvres, au nom d’une vision faussement présentée comme « féministe » enjoignant les mères à travailler sans se soucier des conditions d’accès au marché de l’emploi, alors même que celles-ci sont particulièrement dégradées en Allemagne pour les femmes et les travailleuses et travailleurs non-qualifié·e·s. Un temps pressentie pour prendre la relève d’Angela Merkel à la tête de la CDU, gageons qu’elle défendra de manière intransigeante l’ordolibéralisme économique dans l’UE, exigeant des classes populaires qu’elles se serrent la ceinture afin de limiter les déficits et de rembourser la dette publique tout en maintenant les taux de profits des capitalistes.

Bien connue du public, Christine Lagarde est proposée par Emmanuel Macron et Angela Merkel pour prendre la tête de la Banque centrale européenne. Cette institution, dont la supposée « indépendance » vise à l’éloigner de la sphère politique pour la cantonner illusoirement au domaine technique, a été en première ligne dans la crise de la dette publique grecque pour imposer les diktats des créanciers, outrepassant largement son mandat pour faire chanter la Grèce lors du premier gouvernement Tsipras en 2015 (notamment en coupant l’accès normal de la Grèce aux liquidités quelques jours après la victoire électorale de Syriza de janvier 2015, et en faisant fermer les banques grecques une semaine avant le référendum du 5 juillet 2015), et réalisant au passage des profits odieux.

Christine Lagarde est bien placée pour connaître les dessous de l’affaire, puisqu’elle a été depuis juillet 2011 à la tête du Fonds monétaire international (FMI). Le Fonds a constitué aux côtés de la BCE et de la Commission européenne la Troïka qui a sauvé les principales banques européennes de leur exposition aux risques qu’elles avaient pris en Grèce et imposé l’austérité à la population grecque afin qu’elle paye la facture, provoquant les désastres sociaux et humanitaires que l’on connaît. Si le FMI s’est spécialisé dans la publication de textes questionnant l’efficacité de ses politiques passées, sous forme de notes de blog, de « working papers » ou de rapports d’évaluation a posteriori qui n’engagent en rien l’institution, il ne faut pas s’y tromper : le Fonds reste un outil majeur de la domination impérialiste à travers l’intégration agressive au néolibéralisme de l’ensemble des États de la planète. Sous la direction de Christine Lagarde, l’austérité prônée par le FMI n’a pas seulement dégradé les conditions de vie en Grèce, mais aussi dans des pays tels que Haïti, la Guinée, l’Égypte ou encore la Tunisie, dans lesquels les coupes budgétaires dans les services sociaux ou les subsides aux biens de première nécessité provoquant souvent des explosions sociales. Au Soudan, ce sont des mesures de libéralisation économique voulues par l’institution représentée par Christine Lagarde qui ont mis (de nouveau) le feu aux poudres en décembre 2018, déclenchant un soulèvement populaire de grande ampleur qui doit aujourd’hui faire face à la répression féroce des forces de sécurité soudanaises.

Christine Lagarde avait effectué une carrière de 25 ans dans le juteux cabinet d’avocats d’affaires international Baker McKensie, dont elle avait pris la tête à partir de 1999, avant d’endosser à partir de 2005 des responsabilités ministérielles dans les gouvernements conservateurs de Dominique de Villepin (sous la présidence de Jacques Chirac) puis de François Fillon (sous la présidence de Nicolas Sarkozy). Durant la présidence de Nicolas Sarkozy et jusqu’à son départ au FMI en 2011, elle exerce la fonction de ministre de l’Économie et des Finances. C’est ainsi durant son exercice que sont recapitalisées les principales banques privées quand éclate la crise bancaire en 2008, injectant des milliards d’euros d’argent public dans des établissements financiers dont les dirigeants ne sont nullement inquiétés pour leurs responsabilités dans la crise. En parallèle, le gouvernement français fait payer la crise aux classes populaires en appliquant l’austérité dans les services publics, ou encore en reculant l’âge légal de départ à la retraite malgré l’opposition d’un mouvement social massif à l’automne 2010. En tant que ministre des Finances de la deuxième puissance de la zone euro, c’est elle qui exige lors du premier mémorandum en Grèce en 2010 que les taux d’intérêt liés aux prêts de la Troïka soient les plus élevés possibles. Cela a permis à la France d’accumuler, pour la seule période de 2010 à 2013, 695 millions d’euros de profits sur le dos de la population grecque.

C’est également au titre de ministre de l’Économie et des Finances que Christine Lagarde valide l’arbitrage en faveur de Bernard Tapie dans le litige l’opposant au Crédit Lyonnais, exigeant que l’État (propriétaire de la « bad bank » créée pour liquider le passif du Crédit Lyonnais après sa faillite dans les années 1990) verse 403 millions d’euros à l’homme d’affaires. Or, l’arbitrage était entaché de connivences. Poursuivie devant la Cour de justice de la République, instance juridictionnelle visant à protéger les ministres des tribunaux ordinaires, en décembre 2016 Christine Lagarde est finalement reconnue coupable de négligence, mais est dispensée de peine tandis que son casier judiciaire reste vierge ! Les motifs invoqués : la « personnalité » de Christine Lagarde et sa « réputation internationale ». En d’autres mots, Christine Lagarde bénéficie d’une confiance sans faille des classes dominantes au niveau international.

Au milieu de la tempête, les deux principales puissances de la zone euro renforcent ainsi leur emprise sur le gouvernail de l’UE en nommant une Allemande loyale à Angela Merkel et à la CDU et une Française figurant parmi les principales défenseuses et défenseurs du néolibéralisme à l’échelle planétaire. Le tableau réaffirmant le rôle dirigeant des économies du centre de la zone euro est complété par la nomination à la présidence du Conseil européen d’une personnalité issue du Benelux en la personne de Charles Michel, Premier ministre de la Belgique de 2014 à 2019. Celui-ci avait constitué dès 2014 un gouvernement de droite dure, dans lequel son parti libéral s’était allié avec les chrétiens-démocrates flamands mais aussi et surtout avec la droite nationaliste flamande de Bart de Wever, la N-VA. Ce parti d’extrême-droite assume une politique conservatrice en faveur du capital contre le travail, et avance des politiques racistes notamment sous couvert d’une prétendue défense de valeurs présentées comme « européennes », telles que les droits des femmes et ceux des LGBT, dont la N-VA se moque éperdument en réalité. Travaillant de manière étroite avec le patronat belge, le gouvernement de Charles Michel a mené de nombreuses politiques antisociales après avoir défait un mouvement social combatif à l’hiver 2014-2015, comme le recul de l’âge légal de départ à la retraite, la casse du code du travail, ou encore la continuation des réformes fiscales en faveur du capital.

Ce gouvernement n’a pas hésité à installer un climat sécuritaire anxiogène à la suite des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, déployant des militaires et des véhicules blindés en nombre, en application d’une politique antiterroriste à la logique tout à fait opaque qui n’a pas permis d’éviter les attentats du 22 mars 2016 à Bruxelles.

Avec Jan Jambon nommé au ministère de l’Intérieur et Theo Francken au secrétariat d’État à l’Asile et à la Migration, tous deux membres de la N-VA, le gouvernement de Charles Michel a également mené des politiques tout à fait odieuses et racistes, par exemple en collaborant avec les services du dictateur du Soudan Omar Al-Bachir (renversé depuis par un soulèvement populaire exemplaire) pour renvoyer des migrants soudanais à la torture dans des geôles de Khartoum, ou encore en criminalisant les citoyen·ne·s solidaires hébergeant des migrant·e·s. Les politiques antimigratoires de ce gouvernement ont conduit à la mort de Mawda, une enfant kurde âgée de deux ans, tuée par la police lors d’une course-poursuite visant à arrêter le véhicule dans lequel elle se trouvait avec sa famille et d’autres migrant·e·s. C’est finalement la N-VA qui a fait tomber le gouvernement Michel en décembre 2018 en lui retirant son soutien… car la N-VA s’opposait au « pacte de Marrakech », ce traité de l’ONU non-contraignant et sans ambitions sur les migrations. Intervenu alors que l’extrême-droite la plus abjecte s’organisait autour de l’opposition au pacte de Marrakech, ce départ du gouvernement a surtout permis à la N-VA et au Mouvement réformateur (MR) de Charles Michel de remobiliser leurs électorats respectifs en vue des élections du printemps 2019 – avec plus de succès pour l’organisation de Bart de Wever, Jan Jambon et Theo Francken que pour celle de Charles Michel. Les résultats des élections en Belgique, avec la N-VA se maintenant en première position en Flandres, et le parti du Vlaams Belang (allié de Matteo Salvini et Marine Le Pen) progressant dangereusement en deuxième position dans le parlement flamand, ont finalement montré qu’en travaillant avec la N-VA durant plus de quatre ans, le gouvernement de Charles Michel a fait le lit de l’extrême-droite. Paradoxal de la part d’un représentant du bloc dominant européen qui, derrière Macron, se présente comme le seul rempart face à l’extrême-droite.

En outre, le gouvernement d’affaires courantes de Charles Michel s’est illustré, au premier semestre 2019, par l’absence totale de réponse au spectaculaire mouvement de masse pour le climat qui a traversé la Belgique, mobilisant notamment des dizaines de milliers de jeunes qui se sont mis en grève pour dénoncer l’inaction devant l’ampleur de la catastrophe écologique en cours.

Enfin, l’accord du Conseil européen prévoit de nommer Josep Borrell, membre du parti socialiste espagnol et jusque-là ministre des Affaires étrangères du gouvernement de Pedro Sánchez, au poste de Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (ou, plus simplement, chef de la diplomatie européenne). En nommant un social-libéral à cette fonction, Emmanuel Macron et Angela Merkel cherchent à équilibrer la répartition des postes au sein du bloc dominant recomposé, les trois premiers postes ayant été attribués à des personnalités de sensibilités libérale et conservatrice. De plus, il s’agit ainsi d’un poste attribué à un homme politique issu de la périphérie Sud de l’Europe, permettant en apparence de contrebalancer les nominations de trois personnalités issues du centre de la zone euro aux autres postes-clés. En réalité, le parti socialiste espagnol s’inscrit pleinement dans le projet néolibéral européen, et cet « équilibre » vise surtout à légitimer l’accord intervenu entre Emmanuel Macron et Angela Merkel.

En ce qui concerne l’approche de Josep Borrell vis-à-vis des affaires étrangères, mentionnons sa visite récente au Niger en juin 2019. Outre le fait d’avoir été raillé par l’opinion publique espagnole pour avoir porté une tenue rappelant celle des colons européens partant en safari, il s’est pleinement inscrit dans la continuité des politiques extérieures de l’UE et de ses États membres en amalgamant les enjeux sécuritaires, migratoires et démographiques soulevés par les gouvernants européens aux enjeux de développement du continent africain, annonçant ainsi la continuation des politiques d’externalisation des frontières de l’UE et de détournement de l’aide publique au développement à des fins sécuritaires et répressives. C’est également Josep Borrell qui a porté l’orientation du gouvernement espagnol vis-à-vis de la tentative de coup d’État de Juan Guaidó au Venezuela, un pays dans lequel l’État espagnol possède d’importants intérêts économiques, notamment de par son histoire impérialiste (par exemple, BBVA Provincial, la filiale vénézuélienne d’une des principales banques espagnoles, est la troisième banque du pays). Le 26 janvier 2019, trois jours après que Juan Guaidó s’était autoproclamé président du Venezuela, les gouvernements espagnol, français, allemand et anglais avaient émis un ultimatum au président en exercice Nicolás Maduro, lui enjoignant de convoquer des élections sous huit jours sans quoi ils reconnaîtraient Juan Guaidó comme président légitime du Venezuela. Une tentative d’ingérence qui n’a pas abouti jusque-là au renversement de Nicolás Maduro, mais qui témoigne du fait que les principales puissances de l’UE sont tout à fait enclines à défendre leurs intérêts de manière autoritaire non seulement au sein de l’UE comme l’expérience grecque de 2015 l’avait montré, mais aussi à l’extérieur de celle-ci.

Construire une alternative anticapitaliste, démocratique et internationaliste

Plusieurs éditorialistes et observateurs se sont félicités du fait que l’accord propose une liste de personnalités où la parité de genre est respectée, indiquant que ces nominations apporteraient un vent de fraîcheur bienvenu, consacrant « l’attachement des Européens aux valeurs d’égalité des sexes » selon Le Monde du 3 juillet 2019, qui ajoute : « Engagées de longue date dans la défense des droits des femmes, [Ursula von der Leyen et Christine Lagarde] installent la parité dans la normalité. » Il faut impérativement dénoncer cette récupération du féminisme à des fins de légitimation d’un projet politique antidémocratique, inégalitaire et raciste dont les femmes figurent parmi les premières victimes. À ce sujet, nous nous retrouvons entièrement dans les propos de Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser qu’il convient de citer :

« Au printemps 2018, Sheryl Sandberg, la directrice des opérations de Facebook, a déclaré que nous « serions bien mieux loti·e·s si la moitié des pays et des entreprises étaient dirigés par des femmes et si la moitié des foyers étaient dirigés par des hommes », ajoutant que « nous ne devrions pas être satisfait·e·s tant que nous n’aurons pas atteint cet objectif ». Grande figure du féminisme d’entreprise, Sandberg s’était déjà fait un nom (et beaucoup d’argent) en incitant les femmes cadres à s’imposer(1) « Lean in », dans la version originale, littéralement « se pencher en avant », est le titre d’un ouvrage de Sandberg paru en 2013. [NdT – Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser, Féminisme pour les 99 %. Un Manifeste, Paris, La Découverte, 2019, p. 11.] dans les conseils d’administration. En tant qu’ancienne cheffe de cabinet de Larry Summers, ex-secrétaire au Trésor étasunien – l’homme qui a dérégulé Wall Street –, elle n’a eu aucun scrupule à affirmer que la ténacité des femmes dans le monde des affaires était la voie royale vers l’égalité de genre.

Ce même printemps, une grève de militantes féministes a paralysé l’Espagne pendant vingt-quatre heures. Rejointes par plus de cinq millions de manifestant·e·s, les organisatrices de lahuelga feminista(2)« Grève féministe ». [NdT – Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser, Féminisme pour les 99 %. Un Manifeste, Paris, La Découverte, 2019, p. 12.] ont appelé à une « société débarrassée des oppressions, de l’exploitation et des violences sexistes », et clamé : « Nous appelons à la révolte et à la lutte contre l’alliance du patriarcat et du capitalisme qui veut nous rendre obéissantes, soumises et silencieuses. » Alors que le soleil se couchait sur Madrid et Barcelone, ces grévistes féministes annoncèrent au monde : « Le 8 mars, nous croisons les bras et interrompons toute activité productive comme reproductive. […] Nous n’accepterons pas la détérioration de nos conditions de travail ni d’être payées moins que les hommes pour le même travail. »

Ces deux voix représentent des chemins opposés pour le mouvement féministe. D’un côté, Sandberg et ses semblables voient le féminisme comme un auxiliaire du capitalisme. Elles veulent un monde dans lequel la gestion de l’exploitation au travail et de l’oppression dans l’ensemble de la société serait partagée de façon égalitaire entre les hommes et les femmes de la classe dirigeante. Autrement dit, elles réclament une égalité des chances de dominer : les gens, au nom du féminisme, devraient être reconnaissants que ce soit une femme, et non un homme, qui démantèle leur syndicat, ordonne à un drone de tuer leur parent ou enferme leur enfant dans une cage à la frontière. À l’extrême opposé du féminisme libéral de Sandberg, les organisatrices de la huelga feminista insistent sur la nécessité d’en finir avec le capitalisme– le système qui a créé les patron·ne·s, entraîné l’érection des frontières nationales et la fabrication des drones qui les surveillent.Face à ces deux conceptions du féminisme, nous nous trouvons à la croisée des chemins et notre choix est lourd de conséquences. Le premier chemin mène vers une planète calcinée sur laquelle la vie humaine sera appauvrie au point d’en devenir méconnaissable – ou s’éteindra. Le second conduit à un monde qui a toujours été au cœur des rêves les plus exaltés de l’humanité : un monde juste, dont les richesses et les ressources naturelles seront partagées par tous et toutes, et où l’égalité et la liberté ne seront pas seulement des espoirs, mais des réalités concrètes.

Le contraste ne pourrait être plus frappant et l’absence d’une quelconque voie médiane ne peut que nous convaincre davantage. Cette absence d’alternatives est le fait du néolibéralisme – cette forme de capitalisme financiarisé particulièrement agressive qui sévit à travers le monde depuis quarante ans. En empoisonnant l’atmosphère, en raillant toute aspiration démocratique, en épuisant les individus et en détériorant les conditions de vie de la grande majorité, le capitalisme néolibéral durcit les luttes sociales : aux raisonnables efforts fournis en vue de remporter de modestes réformes succèdent de féroces batailles pour la survie. Il faut donc prendre conscience que le temps de l’indécision est révolu et que les féministes doivent prendre position : continuerons-nous à courir après l’« égalité des chances de dominer » alors que la planète est en flammes ? Ou allons-nous imaginer une justice de genre indexée à l’anticapitalisme – celle qui mènera à une nouvelle société au-delà de la crise actuelle(3)Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser, Féminisme pour les 99 %. Un Manifeste, Paris, La Découverte, 2019, pp. 11-15. ? »

Comme Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, nous nous plaçons résolument en faveur de la deuxième option – celle d’une rupture avec un système capitaliste mortifère basé sur l’exploitation des êtres humains et de la nature. Dans l’Union européenne, cela implique de désobéir aux institutions et traités qui imposent le néolibéralisme notamment par l’arme de la dette (la Grèce a constitué un laboratoire dont les expériences sont vouées à êtres répétées ailleurs en cas de nouvelle crise menaçant les intérêts des classes dominantes) et tuent des milliers de migrant·e·s chaque année. En appauvrissant les populations et en stigmatisant les migrant·e·s, ces politiques font le jeu de l’extrême-droite de Matteo Salvini et Marine Le Pen. Une extrême-droite qui ne propose nullement un dépassement du capitalisme, mais une sortie autoritaire de la crise où le statu quo serait renforcé en faveur des classes dominantes nationales.

Il s’agit donc non seulement de rompre avec le carcan austéritaire et antidémocratique de l’UE, mais aussi avec les classes dominantes aux niveaux locaux et nationaux, et de rassembler les classes populaires sur base d’un projet pour une société démocratique, égalitaire et préservant les écosystèmes dans lesquels s’inscrivent les êtres humains. Cela implique de chercher à construire dès aujourd’hui des mobilisations sociales fortes visant à défaire l’offensive du capital contre le travail et à délégitimer l’Union européenne dans une perspective antiraciste et internationaliste. C’est ce que propose le réseau ReCommonsEurope, auquel participe le CADTM et qui a vocation à engager les discussions avec l’ensemble des forces de la gauche d’émancipation afin d’établir une orientation stratégique en ce sens.

Publié sur le site du CADTM.

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