Les objectifs initiaux du soulèvement populaire en Syrie en mars 2011, pour plus de démocratie, de justice sociale, et d’égalité, n’ont jamais semblé aussi lointains alors que, sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (ONU), un nouveau cycle de négociations au sujet de l’avenir de la Syrie s’est ouvert à Genève le 28 novembre.

Que se passe-t-il sur le terrain ? Le régime de Bachar Al-Assad se trouve en position de force, multipliant les victoires s’appuyant sur ses alliés russes, iraniens et sur le Hezbollah libanais.

Les djihadistes de l’État islamique (EI) ont de leur côté perdu la grande majorité des villes et centres urbains syriens et irakiens qu’ils occupaient. Avec la perte de la ville de Raqqa en octobre dernier, l’EI contrôlait désormais seulement 10 % du territoire syrien – contre 33 % au début de l’année. Seules quelques régions frontalières isolées entre l’Iraq et la Syrie, restent actuellement sous leur contrôle.

C’est dans ce contexte que la question de la reconstruction se pose désormais, impliquant des acteurs aux agendas politiques et économiques très divers, voire contradictoires.

Les coûts de la reconstruction de la Syrie sont actuellement estimés entre 200 et 300 milliards de dollars.

Or, pour Bachar Al-Assad, ses proches et les hommes d’affaires liés à son régime, la reconstruction est perçue comme un moyen de consolider les pouvoirs déjà acquis et asseoir de nouveau une domination politique et économique sur la société syrienne.

Pour ce faire, le régime compte sur un vaste projet de reconstruction pour accumuler de nouveaux capitaux et éliminer toutes poches de dissidences.

Détruire les quartiers de l’opposition

Ainsi, le décret 66, entré vigueur en septembre 2012, permet au gouvernement de « réaménager les zones de logements non autorisés ou illégales ».

Selon plusieurs estimations, avant le soulèvement populaire, près de 30 à 40 %, voire 50 % de la population de ces zones vivaient dans des logements jugés non conformes ou illégaux. Il s’agissait principalement de classes populaires, issues de régions rurales et ayant migré ces dernières décennies. Des compensations et logements alternatifs ont été proposés mais n’ont toujours pas été mis en place pour la majorité des habitants déplacés, tandis que d’autres, désormais réfugiés et vivant en dehors du pays n’ont rien reçu.

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Quartier de Baba Amr dans la ville centrale de Homs en février 2013 qui pourrait bénéficier des programmes de reconstruction syrienne. SARKIS KASSARJIAN/AFP

En s’appuyant sur un cadre juridique et financier dédié à la reconstruction, ce décret permet en réalité la destruction de logements et l’expropriation de familles considérées comme dissidentes ou vivant dans des zones anti-Assad.

Récemment, les quartiers de Basateen al-Razi dans la périphérie de Damas et le quartier de Baba Amr à Homs ont été particulièrement visés. La reprise de la partie Est d’Alep en décembre 2016 par les forces armées du régime syrien et de ses alliés est également dans les plans de reconstructions. Plus de la moitié de la ville a été détruite.

Favoriser les entreprises proches du régime

Depuis début janvier 2017, le gouvernement syrien tente d’imposer le décret 66 à tout le pays. Cette mesure permet aussi le transfert d’actifs à des entreprises privées et à des hommes d’affaires liés au régime afin de leur faire bénéficier de ces marchés sans imposition.

L’un des programmes prévus devrait permettre la construction de 12 000 unités de logement pour environ 60.000 personnes, visant principalement des ménages à hauts revenus. Beaucoup n’ont toujours pas trouvé acheteurs. Dans les quartiers de Basateen al-Razi, il est prévu des écoles et des restaurants, des lieux de culte, et même un parking à plusieurs étages et un centre commercial.

L’appel d’offres pour ce projet a été géré par la holding privée « Damascus Cham », créée en 2017 sous le gouvernorat de Damas. Il a été remporté par l’entreprise Aman Group, détenue par la nouvelle figure montante des affaires en Syrie, Samer Foz, très proche du régime. Son entreprise peut désormais développer des propriétés immobilières d’une valeur d’environ 312 millions de dollars.

À Homs, la municipalité a approuvé en septembre 2015 le plan de reconstruction du quartier de Baba Amr, à prédominance sunnite et un haut lieu de la protestation populaire contre le régime. En mars 2017, la municipalité a établi sa propre société privée pour gérer ce projet.

Ce dernier comprend 465 parcelles, principalement destinées à l’habitation, ainsi que des espaces verts, des écoles et des hôpitaux.

Reconstruire pour remplacer

La reconstruction de ces zones se déroule alors que plus de 5 millions d’habitants ont fui le pays et environ 7,6 millions sont des déplacés à l’intérieur des frontières. En 2011, la Syrie comptait 22,5 millions d’habitants. Aujourd’hui la population a diminué d’environ 20 %.

En juin 2017, les agences humanitaires ont estimé que, parmi les déplacés, quelques 440 000 étaient rentrés chez eux au cours des six premiers mois de 2017, alors que seulement 31 000 réfugiés syriens sont revenus des pays voisins durant la même période. Depuis 2015, quelque 260 000 réfugiés sont rentrés en Syrie, principalement de la Turquie vers le nord de la Syrie.

L’idée du régime est ainsi de remplacer la population originelle de ces zones, jugées trop hostile, par des classes supérieures moyennes et aisées issues d’autres quartiers et plus enclines à soutenir le régime ou du moins, à ne pas s’y opposer. Le décret permettrait aussi de menacer d’expropriation les opposants ayant fui la Syrie.

Enfin ces vastes projets immobiliers devraient attirer des capitaux étrangers, cruciaux pour assurer la reconstruction syrienne.

Coffres vides

Les investissements des acteurs publics et privés sont en effet insuffisants pour reconstruire le pays.

En 2014, le régime s’est sérieusement endetté. La dette publique du régime mesurée par rapport au PIB atteignait 147 %, dont 76 % en dette intérieure et 71 % en dette extérieure, alors qu’en 2010, la dette totale mesurée par rapport au PIB était estimée à 23 %. La dette avait été multipliée par 11 à la fin de l’année 2016, selon le ministre de l’Économie de l’époque, Adib Mayaleh, sans fournir d’autres chiffres précis.

Le gouvernement est également devenu de plus en plus dépendant des paiements anticipés de la Banque centrale, en plus de l’aide étrangère, qui ont augmenté pendant la guerre en raison des revenus fiscaux très limités. Les recettes pétrolières qui représentaient une partie importante des recettes jusqu’en 2012, étaient inexistantes, tandis que les recettes fiscales avaient considérablement diminué. En 2015, au moins un tiers des dépenses publiques ont été financées par des emprunts à long terme auprès de la Banque centrale de Syrie. Le budget national pour 2017 était d’à peine de 5 milliards de dollars.

Les réserves en devises étrangères ont fortement diminué, passant de 21 milliards de dollars en 2010 à moins d’un milliard de dollars (0,7) à la fin de l’année 2015. De plus, les partenariats public-privé (PPP) dépendent largement du financement des banques, dont les actifs totaux (14 banques commerciales du secteur privé) sont trop bas : soit, fin 2016, environ 3,5 milliards de dollars, un chiffre très éloigné des fonds nécessaires.

Remercier les pays amis

La reconstruction du pays sera ainsi un moyen de récompenser les alliés du régime, en particulier l’Iran, la Russie et la Chine, en leur octroyant des parts du marché. Déjà, certains marchés comme les mines de phosphate et des champs de pétrole et de gaz ont été attribués à Moscou et Téhéran.

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Vladimir Poutine et Bashar Al-Assad à Sotchi le 20 novembre 2017 : les deux pays sont alliés dans le processus de reconstruction de la Syrie, un enjeu clef pour Moscou. Mikhail Klimentyev/AFP

Des projets pourraient aussi être octroyés à l’Inde et au Brésil – une récompense pour leur position plutôt en faveur de Damas. Les autorités syriennes ont par ailleurs déclaré que les entreprises européennes et américaines devront d’abord demander à leurs gouvernements de s’excuser pour avoir soutenu l’opposition avant de prétendre à une place sur ce marché.

Une position similaire a été adoptée vis-à-vis de l’Arabie saoudite, du Qatar et de la Turquie pour la période actuelle.

Dans son discours d’août 2017, Assad a même déclaré que le régime ne laisserait pas ses ennemis « accomplir par la politique ce qu’ils n’ont pas réussi sur le champ de bataille et par le terrorisme »,, faisant de manière implicite référence à Ryad, Ankara et Doha.

Lors d’une manifestation parallèle à New York en septembre sous l’égide de l’ONU ces pays ont déclaré que le soutien à la reconstruction de la Syrie dépendrait d’un processus politique crédible menant à une véritable transition politique – nécessitant le départ d’Assad – et qui puisse être soutenue par une majorité du peuple syrien.

Des soutiens trop faibles

Malgré ces appels du pied de la part d’Assad, la réalité d’une reconstruction par les capitaux étrangers reste fragile. La Russie et l’Iran manquent de moyens pour aider dans l’immédiat, tandis que la Chine hésite à s’impliquer massivement dans un pays aussi instable.

Pour Pékin les investissements dans des pays émergents sont souvent, comme en Afrique, conditionnés à un accès privilégiés aux ressources naturelles. Or, la Syrie est assez faible en matières premières.

Plus de six ans après le début du conflit, la situation socio-économique est plus catastrophique que jamais. Les inégalités, les gouvernances autoritaires, dénoncées un peu partout au Moyen-Orient lors des soulèvements populaires en 2010- 2011, et qui avaient tant inspiré la révolution en Syrie sont désormais plus présentes que jamais.

La Banque mondiale a estimé en juin qu’environ un tiers de tous les immeubles et près de la moitié de tous les bâtiments scolaires et hospitaliers de Syrie ont été endommagés ou détruits par le conflit, tandis que l’économie a perdu 2,1 millions d’emplois réels et potentiels entre 2010 et 2015. Le chômage en 2015 a atteint 55 % et le chômage des jeunes est passé de 69 % en 2013 à 78 % en 2015.

Les forces démocratiques et progressistes à l’origine du mouvement populaire syrien ont subi une répression massive de la part du régime – les disparus se comptent aujourd’hui par milliers – et leur révolte a également été attaquée et défigurée par les mouvements islamiques fondamentalistes.

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Les présidents Vladimir Poutine (Russie), Recep Tayyip Erdogan (Turquie) et Hassan Rouhani (Iran) s’adressent aux média après une réunion trilatérale sur la Syrie à Sochi, le 22 novembre. Mikhail KLIMENTYEV/SPUTNIK/AFP

Mettre fin à la guerre

Quel espoir reste-t-il alors dans ce tableau très sombre ?

Les diverses négociations diplomatiques actuelles, de Genève à Sotchi ne sont pas sources d’espoirs. Au contraire elles cherchent à entériner des processus maintenant le régime de Bachar Al-Assad.

Pour autant, la poursuite de la guerre est la pire solution possible et ne profitera qu’aux forces opposées à un projet de société démocratique, socialement juste et inclusif, celles de Damas comme celles des mouvements fondamentalistes islamiques.

Du point de vue tant politique qu’humanitaire, la fin de la guerre en Syrie est une priorité absolue.

Mais cela ne signifie pas oublier le processus révolutionnaire syrien, l’un des plus documentés aujourd’hui. Cette mémoire, ces expériences politiques doivent désormais être utilisées pour (re-)construire les résistances, même s’il faudra les organiser dans un cadre autoritaire en attendant de voir émerger un futur mouvement démocratique et inclusif, dans lequel les nombreux activistes en exil auront également un rôle à jouer. Mais il faudra de la patience.

Article paru sur The Conversation

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