La politique d’austérité du « gouvernement Arizona » se heurte à la resistance des syndicats et de la société civile. On dit souvent que cette resistance doit être « un marathon » plutôt qu’un « sprint ». Ces termes sportifs partent du principe que les mouvements de resistance précédents contre les mesures d’austérité – sous la forme de grèves à grande échelle – ont échoué parce qu’ils n’ont pas pu être maintenus en raison de l’épuisement. Cette estimation est-elle correcte ? Dans l’article ci-dessous, nous examinons l’exemple de la grande grève dans le secteur public en septembre 1983.
Les services publics dans le collimateur
À l’été 1983, le gouvernement Martens-Gol-Verhofstadt (« Martens V ») a fixé son budget pour 1984. Ce budget prévoyait des coupes budgétaires importantes, mais permettait aux personnes fortunées de blanchir leur argent sale grâce à une « amnistie fiscale ». Le secteur public a été particulièrement visé par :
- le blocage, dans les années 1984-1985, de l’évolution salariale ;
- le travail à temps partiel obligatoire pour les nouveaux employés des ministères et des organismes parapublics (4/5 du temps de travail pour 80 % du salaire) ;
- la réduction de 12 % des congés payés ;
- plafonnement de la prime de fin d’année, de la prime de vacances et de l’ancienneté salariale ;
- suppression, harmonisation ou alignement (à la baisse) des primes de productivité, de ponctualité, d’encouragement, de travail de nuit, d’indemnité vestimentaire et des allocations pour des services sociaux ;
- augmentation de la contribution de solidarité ou… suppression de la prime de fin d’année ;
- alignement (à la baisse) des régimes de pension publics sur ceux du secteur privé.
Des années de politique d’austérité
Ces mesures budgétaires s’ajoutaient à une politique d’austérité menée depuis des années. Les salaires des fonctionnaires, gelés depuis 1974, accusaient un retard de 17,3 % par rapport à ceux du secteur privé. En 1981, une « contribution de solidarité » a été prélevée. Toujours en 1981, l’emploi dans l’ensemble du secteur public a été réduit, tandis que certaines institutions ont été purement et simplement supprimées. En avril 1982, des retenues plus élevées et des restrictions sur les congés payés ont suivi. Outre ces sacrifices, les fonctionnaires ont également été soumis aux sacrifices généraux imposés à l’ensemble de la population active, tels que les « sauts d’indexation ». Un « plan de réorganisation » à grande échelle de la SNCB en mai 1983 ne tenait pas compte des intérêts des voyageurs, privait certaines régions de presque tout transport public et réduisait considérablement l’emploi.
Emploi ?
Selon le gouvernement, tout cela était nécessaire pour assurer « plus d’emploi ». Mais la politique du gouvernement n’a pas mené à ça. Au contraire. Dans les chemins de fer, 6 000 emplois ont été perdus en 1982-1983. Dans l’enseignement, 8 000. En plus, pas mal de villes et communes ont été touchées par des « plans d’assainissement » supplémentaires, qui ont aussi entraîné des pertes d’emplois.
Concertation ?
Même si ce n’était pas prévu par la Constitution, Martens V a gouverné avec des « pouvoirs spéciaux » – appelés « pleins pouvoirs » dans le langage courant – ce qui voulait dire que le Parlement n’était informé des décisions concrètes qu’après coup. En plus, le gouvernement a ignoré le « modèle de concertation sociale ». Il a limité cette concertation aux modalités d’exécution et a saboté les accords sociaux, comme l’« accord 5-3-3 » : 5 % de réduction du temps de travail avec 3 % de baisse salariale en échange de 3 % d’embauches. Un accord à ce sujet a échoué en juillet 1983, juste avant l’élaboration du budget.
Action
Comme aujourd’hui, les syndicats ont réagi négativement aux « mesures antisociales » qui, selon le syndicat chrétienne CSC, « sont exagérées ». En août 1983, le syndicat socialiste CGSP a appelé à l’action « pour mettre fin à la politique gouvernementale de régression sociale et imposer des options politiques qui correspondent aux intérêts de la population active et des bénéficiaires de l’aide sociale ». Malgré la période des vacances, les syndicats ont commencé à sensibiliser les gens, avec pour objectif une action vers la fin de septembre. Mais les membres des syndicats ne pouvaient pas attendre.
Expansion rapide
Après une réunion d’information, le personnel ferroviaire de Charleroi a spontanément arrêté le travail et occupé la gare le 9 septembre 1983. Les dirigeants syndicaux essaient de mettre en place une action plus structurée sur le long terme (un « marathon », si vous voulez). Mais la grève s’étend à toute vitesse. Le 12 septembre, tout le réseau ferroviaire est paralysé. Les instances nationales de la CGSP et du syndicat chrétien des cheminots appellent à l’action dans tout le secteur public à partir du 15 septembre. Le trafic ferroviaire international autour de la Belgique est dévié, tandis que les services de ferry entre Ostende et Douvres sont bloqués par les employés de la Régie des transports maritimes (RMT). Un peu plus tard, le service de pilotage à Flessingue est aussi occupé. Du coup, le port d’Anvers est en fait bloqué. Le syndicat chrétien CCSP déclare que « c’est la guerre » et annonce que les actions « ne sont qu’un début ». Les secteurs publics se joignent les uns après les autres à la grève, qui est effectivement quasi générale à partir du 15 septembre. Les transports publics dans les villes et les régions sont paralysés partout, tandis que le trafic aérien est fortement perturbé. Des manifestations ont lieu à Anvers (où le port est complètement paralysé, malgré le désengagement de la CCSP locale), Bruxelles, Charleroi, Tournai, Gand, Ypres, Liège, Malines, Mons, Saint-Nicolas et Turnhout. Une semaine plus tard, la grève s’étend également à un certain nombre d’entreprises du secteur privé. Le syndicat chrétien de la métallurgie rejette le projet de budget. La « grève de septembre » de 1983 devient ainsi l’une des plus grandes grèves de l’histoire belge. Elle ne débouche toutefois pas sur une grève générale totale.
Négociations
On tente de désamorcer la situation, qui devient de plus en plus explosive, par le biais de négociations. Les syndicats demandent que les ordonnances de réquisition du personnel du port d’Anvers soient retirées, ce qui est fait. Finalement, les négociations aboutissent à un « accord préliminaire », avec des « ajustements » et des promesses en matière de concertation sociale. Mais sans changer l’objectif initial d’économies. Une nouvelle mesure est aussi ajoutée : le paiement des salaires dans le secteur public est décalé du début à la fin du mois. Ce qui, à la fin de l’année, représente une perte d’un mois de salaire complet ! Après des discussions supplémentaires et des « précisions », les syndicats chrétiens et libéraux promettent de défendre le texte auprès de leurs membres. Les précisions portent sur trois points : (1) la pension des fonctionnaires continuera d’être considérée comme un salaire différé (vu que les fonctionnaires ne reçoivent pas directement une partie de leur salaire, mais la versent pour financer leur pension), (2) le blocage de l’évolution salariale en 1984-1985 est supprimé et (3) le gouvernement promet officiellement de consulter les syndicats avant de prendre des mesures. La CGSP va quand même « juste présenter » le texte. En même temps, la CGSP espère que l’action va s’étendre au secteur privé, ce qui est réaliste vu les actions de solidarité dans plusieurs entreprises privées (dans la pétrochimie à Anvers, le secteur métallurgique à Liège et le secteur du verre à Charleroi). À Liège, 3 000 manifestants descendent dans la rue et occupent les sièges de deux banques.
Conséquences politiques
La grève met en évidence les tensions latentes au sein de la démocratie chrétienne. Les militants du syndicat chrétien flamand des cheminots (CVCC) appellent à « ne plus voter pour le CVP ». De son côté, le mouvement ouvrier chrétien francophone (MOC) appelle « toutes les forces progressistes » à trouver « une alternative à la politique actuelle ». Le syndicat chrétien francophone CSC se prononce aussi pour « un autre gouvernement » (avec le PS). Ce même PS dit qu’il « est toujours candidat pour mener une autre politique ». Mais… sans soutenir activement les grèves.
Effritement
Le leader de la CSC, Jef Houthuys, exige « le retrait des mesures concernant la fonction publique ». Mais cette exigence n’a pas beaucoup de sens : le gouvernement l’ignore et… la CSC, tout comme le syndicat libéral, approuve l’« accord préalable ». À partir de là, la CGSP se retrouve vraiment seule, ce qui se traduit par un lent effritement de la grève en Flandre, tandis que le mouvement se poursuit dans le secteur public en Belgique francophone. Comme un front syndical commun ne semble pas possible, le Comité national de la FGTB rejette la proposition d’une grève générale interprofessionnelle. La CGSP décide alors, le cœur lourd, de « suspendre l’action, sans accepter l’accord préalable ». Néanmoins, certains militants de la CGSP des musées anversois prolongent la grève « pour protester contre les mesures d’assainissement et le manque criant de personnel ».
Crise d’autorité au sein du syndicat ?
Robert Stouthuysen, président d’honneur de la Fédération économique flamande (VEV), pense d’ailleurs que « la direction du syndicat a eu beaucoup de mal à garder ses membres dans le rang ». C’était vrai. Dans beaucoup d’endroits, l’initiative n’a pas été prise par les instances syndicales, mais par l’intervention spontanée de militants locaux. À Anvers, la grève a été menée par un comité d’action composé de militants, de secrétaires et d’activistes individuels. Ce « militantisme de la base » a créé une grande dynamique.
Bilan
Même si les trois « précisions » mentionnées ci-dessus montrent que la lutte paie toujours, l’action n’a pas été couronnée de succès pour deux raisons : (a) l’effondrement du front syndical commun et (b) l’absence d’alternative politique.
La rupture du front syndical commun était directement liée aux « discussions secrètes » entre les dirigeants de la démocratie chrétienne flamande (CVP) et de la CSC à Poupehan, en Wallonie, qui ont été révélées en 1991. Selon Wilfried Martens, cela a permis au leader de la CSC, Jef Houthuys, de « garder le contrôle sur ses troupes », ce qui a fait que « toutes les actions syndicales ont échoué ». Houthuys lui-même a dit que « sans la CSC, la FGTB commençait clairement à se sentir impuissante ». Pourtant, des critiques ont aussi été formulées au sein même de la CSC. Le syndicat chrétien des cheminots (CVCC) a ainsi écrit que « la force du gouvernement actuel (…) réside dans (…) l’absence (…) de preuves ou même de volonté d’agir autrement ». » En effet, les « amis politiques » des syndicats se sont contentés de soutenir l’action du bout des lèvres, sans la soutenir réellement ni proposer d’alternative aux mesures d’austérité.
La raison principale de l’« échec » de la grève de septembre doit donc être recherchée dans le domaine politique et non pas dans la prétendue « épuisement » des grévistes. L’analyse de Rosa Luxemburg en 1902 reste donc valable : « Aucun des mots d’ordre n’a été mené à son terme et, finalement, toute la campagne a été soudainement étouffée, sans raison apparente, et les masses (…) ont été renvoyées chez elles, stupéfaites et les mains vides. » Pas étonnant qu’après ça, la déception, la colère, l’amertume et la rancœur aient pris le dessus.
En septembre 1983, les travailleurs ont montré qu’ils pouvaient se battre pour leurs droits et leurs intérêts. Ils le prouvent encore une fois avec le mouvement de résistance actuel. Espérons que cette fois-ci, ce mouvement de résistance ne se laissera pas paralyser par des « amis politiques » réticents, ni par des discussions secrètes qui divisent la classe ouvrière. Ne reculons donc pas devant « le sprint » des grèves généralisées.
Une version antérieure (en néerlandais) de cet article a été publiée sur le site web du Masereelfonds.
Peter Veltmans, secrétaire adjoint de la CGSP au SPF Finances jusqu’à sa retraite; membre du Masereelfonds, secrétaire de l’asbl Ernest Mandelfonds et actif au sein du Gauche anticapitaliste / SAP – Antikapitalisten.

Bibliographie
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