Le cinquantenaire de la Révolution des Œillets, qui libéra le Portugal de la dictature du régime salazariste, est l’occasion de voir publiés quelques textes qui reviennent sur ce qui constitue encore la dernière révolution sociale en Europe. Parmi ces sorties, le petit opus publié par Ugo Palheta aux Éditions sociales constitue une entrée en matière d’une grande qualité.

Il y a cinquante ans jour pour jour tombait la plus ancienne dictature d’Europe. Le 25 avril 1974, la Révolution des Œillets balayait en un jour le régime salazariste grâce au putsch du Mouvement des Forces armées (MFA). Souvent résumée à ce coup d’éclat, et aux œillets offerts par la population aux militaires putschistes, la révolution portugaise ne s’y circonscrit pourtant pas, comme le montre Ugo Palheta dans son dernier ouvrage.

Découvrir la Révolution des Œillets (1)Palheta, Ugo, Découvrir la Révolution des Œillets, Paris, Éditions sociales, 2024 repart en effet des prémisses de la révolution, qu’il faut trouver dans les luttes anticoloniales menées notamment en Guinée-Bissau, en Angola et au Mozambique dans les années 1960, et qui aboutissent au processus révolutionnaire d’avril 1974, qui se poursuivra jusqu’en 1976, lorsque la vague révolutionnaire reflue à bas bruit après deux années d’un intense bouillonnement social. L’ouvrage retrace pédagogiquement les grandes lignes de force de la Révolution : du renversement du régime fasciste le 25 avril 1974 à la nouvelle Constitution le 25 avril 1976, en passant par le coup de force de Spínola le 28 septembre 1974 et la tentative avortée de coup d’État par les puissances conservatrices le 11 mars 1975. Palheta montre également que ces échecs de la droite donneront lieu à une amplification des mobilisations populaires et à un renforcement des processus d’auto-organisation tout au long du printemps-été 1975.

L’ouvrage est édité dans la collection « Découvrir » des Éditions sociales, qui rassemble différents textes didactiques, le plus souvent consacrés à des auteurs et autrices(2)Mentionnons notamment à l’heure actuelle d’excellents ouvrages sur Marx, Engels et Gramsci, mais également sur Luxemburg, Lénine et Trotsky., mais qui reviennent parfois sur certains évènements historiques(3)Comme par exemple sur le processus révolutionnaire chilien de 1970-73. Cf. Gaudichaud, Frank, Découvrir la révolution chilienne (1970-1973), Paris, Éditions sociales, 2023. L’ambition de chaque ouvrage de la collection est de repartir des documents d’époque pour les expliquer et les commenter brièvement. Ainsi, ce livre rassemble des textes d’organisation, des déclarations de dirigeants, des motions de tel ou tel collectif militant, des lois ou des articles de la nouvelle Constitution, mais également des témoignages de celles et ceux pour qui la révolution a constitué une fertile période d’apprentissage (car, faut-il le rappeler, « les révolutions ne s’apprennent pas à l’école »). La multiplication des sources permet de donner la parole à différent·es acteur·ices de cette révolution, des dirigeants du MFA aux partis politiques (PCP, PS, PPD), en passant par les organisations d’extrême gauche (CCR, UDI) et les collectifs auto-organisés (autour de la question du logement, ou de l’accès aux terres cultivables pour les agriculteur·ices, notamment), indiquant que cette Révolution était bien loin de n’être qu’un changement de régime politique, mais un bouleversement complet de toute la vie sociale. Palheta rend ainsi hommage à la sinuosité de l’événement qui, comme toute irruption révolutionnaire, est fait de tensions et de discontinuités, de rapports de force toujours mouvants et instables entre des organisations politiques plurielles, et constitue un véritable saut dans le cours normal de l’histoire(4)Selon le mot de Bensaïd : https://www.gaucheanticapitaliste.org/les-sauts-les-sauts-les-sauts/

Une révolution n’est jamais un processus fermé, dont l’issue serait par nature fatale : elle résulte de tensions, de contradictions, et de brèches qui ne se sont que momentanément fermées, et qu’il est notre tâche de rouvrir aujourd’hui.

La grande force du livre, c’est de ne pas se contenter de célébrer nostalgiquement l’instant révolutionnaire d’antan, en regrettant avec fatalisme la tournure des évènements qui amèneront lentement à la normalisation du processus d’émancipation et à la victoire des tendances conservatrices au sein de la direction de la révolution. Au contraire, le style de Palheta rend hommage à la conception de l’histoire défendue par Walter Benjamin (5)Cf. Walter Benjamin, Thèses sur le concept d’histoire, et montre que la révolution portugaise continue aujourd’hui d’ouvrir des virtualités émancipatrices. Découvrir la Révolution des Œillets ne se contente ainsi pas seulement d’offrir des leçons stratégiques pour les militant·es aujourd’hui (même s’il le fait très bien) mais illustre, et c’est le principal, qu’une révolution n’est jamais un processus fermé, dont l’issue serait par nature fatale : elle résulte de tensions, de contradictions, et de brèches qui ne se sont que momentanément fermées, et qu’il est notre tâche de rouvrir aujourd’hui.

À une époque où l’extrême droite se restructure et se renforce de plus en plus au Portugal, comme en témoigne la percée électorale de Chega aux élections législatives du 10 mars 2024, découvrir cette Révolution des Œillets ne doit ainsi pas seulement constituer pour nous un travail de mémoire, mais bien nous donner confiance dans la force de changement dont peuvent faire preuve les opprimé·es et les exploité·es quand ils et elles s’unissent et font face à un ennemi commun.

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