Qui pouvait imaginer au printemps 1974 qu’une dictature née d’un coup d’État militaire en 1926 tomberait en seulement quelques heures, quasiment sans morts ni coups de feu (1)Quatre personnes sont tuées le 25 avril lors de l’assaut populaire du siège de la police politique honnie. ? Le 25 avril 1974, le régime fondé par Salazar s’effondre pourtant, ouvrant une brèche dans laquelle va s’engouffrer le peuple portugais au cours des 19 mois suivants. Retour sur la révolution des Œillets, par Ugo Palheta.

Il est vrai que les luttes populaires n’ont jamais cessé au Portugal et que des putschs militaires ont déjà été tentés, mais on perçoit alors généralement le peuple portugais comme apathique – y compris au sein de la gauche internationale.

On estime en outre que les bases du régime salazariste sont solides : les forces de répression s’avèrent féroces et paraissent omniprésentes, à travers notamment un vaste réseau d’indicateurs ; de leur côté, les appareils idéologiques (Église, école, presse) se tiennent fermement du côté de la dictature et diffusent une idéologie ­particulièrement réactionnaire. 

Les officiers sont l’étincelle

Pourtant l’histoire est capricieuse : le 25 avril 1974, la dictature s’effondre comme un château de cartes, grâce à l’action audacieuse menée par de jeunes officiers intermédiaires, réunis dans le cadre d’une organisation clandestine — le Mouvement des Forces armées (MFA). Alors inconnus de la population, ces capitaines et commandants s’étaient d’abord organisés autour de revendications relatives à des questions d’avancement et de statut. Mais à mesure qu’ils discutent ensemble de l’effroyable guerre coloniale menée par le Portugal depuis 1961, qui a conduit à la mort d’au moins 100 000 civilEs africainEs, ils comprennent que cette guerre ne peut être gagnée militairement, que la seule issue est politique, qu’elle doit conduire à l’indépendance des colonies, et que le régime y fera obstacle jusqu’à son dernier souffle. D’où la décision que prend le MFA d’organiser un ­soulèvement militaire. 

Le coût du maintien de l’empire colonial

C’est donc aux colonies portugaises que naît la révolution. Ce sont bien les luttes héroïques menées par les mouvements de libération angolais, guinéens, cap-­verdiens et mozambicains qui vont intensifier toutes les contradictions du fascisme portugais, celles-ci se condensant finalement au sein du pilier du régime : l’armée. Sans révolution anticoloniale, pas de révolution antifasciste. En contraignant la dictature à consacrer aux dépenses militaires jusqu’à près de la moitié du budget de l’État, les mouvements anticoloniaux sapent la capacité du régime à satisfaire minimalement les besoins de sa population. 

Le Portugal est alors de loin le pays le plus pauvre d’Europe et présente les pires indicateurs en matière de santé, d’instruction, etc. Cela sans compter l’envoi au front de centaines de milliers de jeunes Portugais, la mort de milliers d’entre eux, les dizaines de milliers revenant mutilés, et l’exil forcé — vers la France notamment — de dizaines de milliers de jeunes hommes refusant de faire leur service militaire et de participer à cette sale guerre.

Industrialisation et nouvelle classe ouvrière

En outre, l’ouverture du pays aux capitaux ­étrangers ­impérialistes durant les années 1960 a pour conséquence une industrialisation rapide qui bouleverse les équilibres fragiles de la société portugaise, accentue l’exode rural et engendre une nouvelle classe ouvrière, sans l’expérience des défaites antérieures et qui jouera un rôle crucial dans les mois suivant la chute du régime. La guerre coloniale sans fin suscite également une contestation de plus en plus ouvertement politique au sein des universités, favorisant l’émergence d’une gauche révolutionnaire dynamique qui aura son importance au cours du processus révolutionnaire. Car le 25 avril qui, pour certains, devait être une simple transition dans l’ordre vers une démocratie bourgeoise, n’est qu’un début ; le combat va continuer. 


Révolution démocratique, dynamique anticapitaliste

Les révolutions n’éclatent jamais pour les raisons et sous les formes qu’avaient imaginées les révolutionnaires. Les raisons de se révolter ne manquent pas, mais personne ne peut prédire quelle étincelle mettra le feu à la plaine. 

Dans le cas portugais, c’est ainsi un putsch militaire qui, en faisant tomber la dictature et en fracturant l’État entre différents centres de pouvoir, va amener le peuple à prendre confiance en ses propres forces, à s’organiser et à lutter pour conquérir les libertés démocratiques et transformer les structures économiques et sociales. 

Le plus grand mouvement de grève

Dès le 25 avril 1974, alors que le MFA multiplie les communiqués pour inviter la population à rester chez elle, spectatrice du changement de régime, des dizaines de milliers de personnes à travers le pays prennent la rue, acclament et encouragent les militaires insurgés, assiègent les principales institutions de la dictature, ou font pression pour la libération des prisonniers politiques. Dans les deux mois qui suivent, alors que le nouveau pouvoir — alliance entre le MFA, un vieux général opposant de la dernière heure (Spínola) et les principaux partis (dont le Parti communiste portugais, PCP) — tente d’opérer des changements institutionnels et de rationaliser le capitalisme portugais, le pays connaît le plus vaste mouvement gréviste de son histoire tandis que, déjà, des milliers de mal-logéEs s’organisent pour occuper des logements vides. 

Auto-organisation

La chute si brutale du régime salazariste engage ainsi le Portugal dans un processus révolutionnaire qui demeure à ce jour le dernier soulèvement populaire à dynamique anticapitaliste en Europe. Dans la mesure où les organisations syndicales et politiques ont initialement une très faible implantation, les classes populaires construisent leurs propres outils démocratiques de lutte : dans les entreprises (commissions de travailleurEs), dans les quartiers (commissions d’habitantEs), dans les campagnes du Sud (ligues paysannes) et, tardivement, parmi les soldats. Cette auto-­organisation populaire à vaste échelle radicalise les revendications et les aspirations, dans le sens d’une remise en cause de plus en plus franche de la propriété capitaliste et de la logique du profit. 

Et bientôt se multiplient les appels à construire une autre forme de pouvoir : un pouvoir populaire, capable de concurrencer, briser et remplacer l’État capitaliste. 

La bourgeoisie reprend la main en novembre 1975

Malheureusement, la stratégie étapiste du PCP (2)Le PCP théorisait depuis les années 1960 la nécessité d’une étape démocratique durable devant précéder nécessairement la révolution socialiste. Or, dès le mois de mai 1974, les travailleurEs mobiliséEs combinent des revendications démocratiques et sociales dans le cadre de grèves dures, que condamne le PCP au nom de la nécessité d’une relance de l’économie portugaise et de ne pas effrayer la petite et moyenne bourgeoisie., la fragmentation de la gauche révolutionnaire et les sectarismes croisés empêchent l’unification de ces formes d’auto-­organisation populaire. De son côté, la ­bourgeoisie ­portugaise et internationale ne reste nullement l’arme au pied. En suscitant des violences contre-révolutionnaires contre la gauche dans le nord du pays, en soutenant un prétendu « socialisme démocratique » via notamment le Parti socialiste et la droite du MFA, elle parvient progressivement à reprendre le contrôle à l’automne 1975, jusqu’au coup d’État institutionnel du 25 novembre 1975 qui lui permet d’écarter les militaires les plus à gauche, de réunifier les structures de pouvoir et de renforcer les capacités répressives du nouvel État « démocratique ». 

Des droits conquis

Les mobilisations populaires ne cessent pas du jour au ­lendemain mais l’occasion a été manquée. La révolution laisse néanmoins des traces importantes dans la société portugaise, avec la conquête de larges droits démocratiques et d’institutions (l’État social) que la bourgeoisie portugaise a, depuis lors, constamment cherché à démanteler. Et alors que l’extrême droite renaît actuellement au Portugal sur le plan électoral, la mémoire de cette révolution démocratique et sociale demeure un point d’appui pour celles et ceux qui n’ont pas renoncé à rompre avec le capitalisme et à bâtir un autre monde. 


Article initialement publié sur le site de l’Anticapitaliste, le 24 avril 2024.

Crédit Photo: JVarlin-Wikirouge.

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