Nous publions ci-dessous l’introduction du livre Révolutions ukrainiennes. 1917-19 & 2014, de Zbigniew Marcin Kowalewski, consacré à l’impérialisme russe et à l’Ukraine et publié en septembre 2025 aux éditions Syllepse. L’ouvrage examine en profondeur les deux épisodes clés de la révolution ukrainienne de 1917 et des années suivantes, qui se sont soldés par la chute du pouvoir bolchevique en Ukraine, ainsi que la révolution de la dignité et la contre-révolution oligarchique dans le Donbass en 2014.

J’ai commencé mes recherches dans la première moitié des années 1980, en exil politique en France. J’ai alors eu accès à des sources, à de la documentation et à des travaux qui, pour des raisons politiques, n’étaient pas disponibles dans mon pays, en Pologne. Je me suis notamment rendu dans la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine et dans la Bibliothèque Symon Petliura à Paris. De là, j’ai également pu me rendre à l’Institut canadien d’études ukrainiennes (CIUS), revendiquant alors son ukrainité sans entrave russe à Edmonton, dans les prairies de la province de l’Alberta. Bohdan Krawchenko, qui était alors son vice-directeur, a été un guide très efficace au début de mes recherches.

En pleine période de réformes gorbatchéviennes en Union soviétique, au milieu de l’année 1989, Yves Lacoste, un géographe qui réinventait la géopolitique en tant que discipline scientifique, a décidé de consacrer un numéro entier, et même un numéro double de sa revue spécialisée, Hérodote, aux peuples et aux pays non russes de l’URSS, qui étaient notoirement ignorés par l’opinion publique occidentale. L’idée était d’exposer une face cachée et obscure des réalités soviétiques, totalement inconnue du public de l’Ouest, même si l’intérêt pour ces réalités et les processus de plus en plus turbulents qui se déroulaient en URSS à l’époque s’était considérablement accru. Il s’agissait de la situation actuelle et de l’histoire de l’oppression des peuples non russes. Lacoste m’a demandé un article sur la question nationale ukrainienne. Dans un numéro intitulé Les marches de la Russie, c’était l’article le plus long. Ce numéro a suscité un tel intérêt que, pour la première fois dans l’histoire de la revue, il a été réimprimé plusieurs fois. Dans mon article, j’annonçais – en expliquant historiquement pourquoi – que l’Ukraine serait bientôt indépendante1. C’est avec une certaine stupéfaction que j’ai découvert que mon évaluation avait complètement surpris les lecteurs français – principalement non pas parce que personne n’avait encore pensé que l’Union soviétique s’effondrerait et se désintégrerait, mais parce que l’on ne savait pratiquement rien de L’Ukraine. Elle était pourtant un grand pays et son peuple appartenait à l’une des plus importantes nations du Vieux Continent.

La perspective de l’apparition soudaine d’un nouvel État, territorialement vaste et peuplé sur la carte politique d’une Europe, semblait-il, enfin stabilisée, était très surprenante, presque inimaginable. On n’imaginait pas que ce que l’on croyait être arrivé pour la dernière fois sur les marches occidentales de l’Empire russe, après la révolution d’Octobre, et avec la désintégration de l’Empire autrichien, après la Première Guerre mondiale, pût se reproduire encore une fois sur le continent.

Plus tard, deux publications consécutives d’une autre de mes études, intitulée « La question polonaise dans la stratégie d’après-guerre de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne2 », par l’Académie des sciences de l’Ukraine, désormais indépendante, et l’accueil qui lui a été réservé par des historiens ukrainiens, m’ont conforté dans l’idée que j’avais choisi la bonne voie dans mes recherches sur la question nationale ukrainienne.

La question de l’impérialisme russe est au cœur de ce livre, au même titre que la question nationale ukrainienne. Les deux questions étaient et sont toujours inextricablement liées. La Russie tsariste s’est affirmée comme une puissance impérialiste, à la fin du 18e siècle, en s’emparant de la majeure partie de l’Ukraine. Forcé de battre en retraite par la révolution prolétarienne russe et la révolution nationale ukrainienne de 1917, cet impérialisme a persisté dans la mesure où l’Ukraine n’a accédé à l’indépendance ni sous la Rada centrale, ni sous le régime soviétique. En revanche, il est réapparu pleinement, cette fois sous la forme d’un impérialisme militaro-bureaucratique, lorsque le régime stalinien a écrasé le peuple ukrainien avec l’Holodomor génocidaire et détruit les acquis de la révolution nationale ukrainienne et de l’ukrainisation postrévolutionnaire de la république soviétique.

Une notion erronée s’est imposée presque universellement parmi les marxistes, selon laquelle l’impérialisme serait apparu à un certain stade du développement du capitalisme, dans le cadre du dernier partage entier du monde. Les puissances les plus développées et les plus puissantes au niveau mondial seraient devenues d’abord impérialistes et se seraient ensuite engagées dans une lutte entre elles pour un nouveau partage du globe. C’est à partir de cette notion que se développent – encore aujourd’hui – les débats pour savoir si la Russie de Poutine est impérialiste, en partant des critères qu’une puissance doit remplir pour être considérée comme telle. Puisque, selon le titre d’une fameuse « esquisse populaire », élevée au rang de l’un des ouvrages théoriques fondamentaux de la pensée marxiste, l’impérialisme est « le stade suprême du capitalisme », on ne peut débattre de l’existence de l’impérialisme russe, au mieux, que par rapport à la Russie capitaliste, bien que Lénine lui-même ait déclaré dans cette « esquisse populaire » que « l’impérialisme existait déjà avant la phase contemporaine du capitalisme, et même avant le capitalisme3 ».

Les partisans d’une telle conception de l’impérialisme ignorent donc l’impérialisme russe précapitaliste, que Lénine qualifiait de « militaro-féodal » et qui, au fil du temps, s’est, selon ses propres paroles, enchevêtré avec « l’impérialisme capitaliste moderne », ainsi que l’impérialisme russe non capitaliste, stalinien et poststalinien, que Jean van Heijenoort, avait qualifié en 1946 de bureaucratique, et qu’il vaudrait peut-être mieux appeler militaro-bureaucratique.

Alors, selon cette notion (prétendument « léniniste »), chaque puissance impérialiste se forme séparément sur sa propre base de développement capitaliste, puis, un jour, ces puissances s’affrontent, déclenchant une lutte pour le nouveau partage du monde. En d’autres termes, elles existent avant cette lutte, indépendamment d’elle, et celle-ci se déclenche seulement dans un deuxième temps. C’est évidemment faux. La lutte pour un nouveau partage du monde – nouveau, parce qu’avant l’apparition de l’impérialisme spécifiquement capitaliste, comme l’explique Lénine : « Le monde se trouve déjà entièrement partagé, si bien qu’à l’avenir il pourra uniquement être question de nouveaux partages, c’est-à-dire du passage d’un “possesseur” à un autre, et non de la “prise de possession” de territoires sans maître4 » – et l’existence des puissances impérialistes sont une seule et même chose. Toute grande (et même moyenne) puissance qui participe à la lutte pour un nouveau partage impérialiste du monde est donc une puissance impérialiste (ou au moins sous-impérialiste), quel que soit son niveau de développement capitaliste, ou même précapitaliste, semi-capitaliste ou (prétendument) post-capitaliste (précédant en réalité la restauration du capitalisme là où il a été renversé) mais appuyée sur des modes d’exploitation de la force de travail.

En d’autres termes, la lutte pour un nouveau partage du monde entre les puissances impérialistes a le primat sur ces puissances : c’est elle qui les constitue. Comme on le voit, il s’agit d’une thèse analogue à celle de Louis Althusser, qui pose que c’est la lutte des classes qui constitue les classes sociales, la division de la société en classes opposées ; que ce qui fait les classes (dont les classes antagonistes), c’est la lutte des classes, et qu’il faut donc mettre la lutte des classes au premier rang, reconnaissant son primat sur les classes. Althusser a aussi très judicieusement reconnu (déjà en 1976, dans Les vaches noires5, mais en l’écrivant encore pour le tiroir) qu’en 1945, le « partage de l’Allemagne était aussi un partage du monde ». Cependant, il n’en a pas tiré la conclusion encore trop consternante pour lui, comme pour l’écrasante majorité des marxistes, que, en participant à ce partage et en soumettant sa zone d’occupation militaire à un gigantesque pillage industriel, l’Union soviétique devenait l’une des grandes puissances impérialistes de l’après-guerre. En fait, elle l’est devenue avant cela, en 1939, en participant au partage de la Pologne et des États baltes avec l’Allemagne – en initiant de cette façon une guerre mondiale pour un nouveau partage du monde.

Le recul de l’impérialisme russe sur toute la ligne s’est produit avec l’effondrement de l’Union soviétique, ainsi que la séparation et l’indépendance de l’Ukraine et de treize autres républiques non russes. Mais, après avoir gagné les guerres en Tchétchénie et avec la Géorgie, il a repris des forces, cette fois-ci en tant qu’impérialisme militaro-oligarchique. Sous les présidences ukrainiennes de Koutchma (1994-2005) et de Ianoukovytch (2010-2014), il était encore possible de compter au Kremlin sur la reconquête de l’Ukraine autrement que par une nouvelle opération militaire – pourtant, entre l’une et l’autre des guerres précédemment mentionnées s’étaient déjà interposées la « révolution orange » et la présidence de Iouchtchenko (2005-2010), mettant sérieusement à mal la réalité de tels calculs.

La révolution du Maïdan a radicalement changé la donne. On considère généralement, que c’est l’écrivain, poète et critique littéraire ukrainien, Mykola Khvylovy, militant bolchevique – en fait, communiste indépendantiste –, qui a lancé le mot d’ordre : « Aussi loin que possible de Moscou ! Nous voulons l’Europe ! » Il est devenu célèbre grâce à ce mot d’ordre et est entré dans l’histoire comme son auteur, bien qu’en réalité il ne l’ait pas lancé6. Début 2014, on avait l’irrésistible impression que Khvylovy prenait sa revanche d’outre-tombe – que c’était le mot d’ordre légendaire qu’on lui avait attribué qui grondait sur le Maïdan et faisait trembler Moscou. L’Ukraine affirmait alors l’indépendance nationale qu’elle avait déjà acquise – les participants à la révolution marquaient cette fois-ci leur volonté d’en assurer l’irréversibilité. D’où l’invasion russe, alors encore limitée et camouflée, d’où la saisie de la Crimée et du Donbass, mais en même temps, déjà, la première phase de la reconquête.

Ce livre est consacré à l’impérialisme russe et à l’Ukraine. Il examine en profondeur les deux épisodes clés de la révolution ukrainienne de 1917 et des années suivantes, qui se sont soldés par la chute du pouvoir bolchevique en Ukraine, ainsi que la révolution de la dignité et la contre-révolution oligarchique dans le Donbass en 2014. Plusieurs travaux qui y figurent ont été rédigés en 2014-2015 et en 2022-2023, publiés premièrement en Pologne et traduits dans plusieurs langues – français, anglais, espagnol, portugais, italien, ukrainien, russe, grec, macédonien. Les deux chapitres sur les bolcheviques et la révolution ukrainienne en 1917 et 1919 sont publiés pour la première fois. Pour l’édition française, j’ai corrigé, développé ou complété certains passages. J’ai également écrit, spécialement pour cette édition, un chapitre concernant la position de Lénine sur la question nationale dans la Russie tsariste et soviétique. Il rompt radicalement avec les convictions communes des marxistes sur cette question.

À la fin de ce volume, j’ai reproduit un article que j’avais rédigé en août 2022, à la demande de Pablo Stefanoni, éditeur de la revue argentine Nueva Sociedad. Il m’avait demandé de l’écrire, ayant été témoin de mes échanges enflammés, en castillan, sur la guerre en Ukraine avec plusieurs militants latino-américains et ibériques de gauche. Dans ces polémiques, j’ai parfois fait référence à certaines de mes expériences personnelles, tant en Pologne qu’en Amérique latine et en Europe occidentale, liées au problème de l’impérialisme russe. Stefanoni m’a suggéré d’en faire part aux lecteurs de la revue. Stefan Zgliczyński, mon ami et éditeur polonais, a insisté pour que je l’ajoute comme postface à ce livre.

Je remercie Stefan pour sa proposition de publier en Pologne ces travaux sous forme de livre. Il m’a convaincu et a veillé avec diligence à sa réalisation. Je tiens également à remercier mes amis philosophes Katarzyna Bielińska et Michał Siermiński pour leurs contributions à la rédaction de cet ouvrage et pour l’intérêt très vif qu’ils ont manifesté à sa préparation. Les différents sujets abordés ici ont été débattus avec ces trois amis pendant des années. Il leur doit beaucoup plus qu’ils ne le pensent eux-mêmes, parce que ce sont eux qui m’ont conforté dans ma conviction, qu’aujourd’hui, l’histoire, marxiste comme toute autre, de la révolution d’Octobre, comme également celle du parti et du pouvoir bolcheviques doit être réécrite à fond et audacieusement.

Trente ans après l’énorme « révolution », dite parfois « archivistique », qui a consisté dans l’ouverture très large en Ukraine, et plus limitée, mais historique elle aussi, en Russie, des archives de l’époque soviétique, nous devons admettre que l’histoire s’avère assez différente de celle que nous avions imaginée pendant soixante-dix ans. Au cours de mes longues années de recherche sur les mouvements révolutionnaires dans différents pays et à différentes époques, j’ai constaté, que, contre toute apparence, l’admission de désagréables surprises cognitives qui subvertissent les savoirs communs des partisans de ces mouvements, sert bien leur cause.

Jan Malewski, un ami de longue date, toujours prêt à se porter volontaire pour traduire mes écrits en français, l’a fait également cette fois-ci en compagnie d’un autre ami, aussi ancien que lui, Stefan Bekier. Enfin, mon ami suisse Jean Batou, a soigneusement édité l’ensemble du livre. Je leur suis très reconnaissant pour leur engagement.

Zbigniew Marcin Kowalewski


Article repris d’une publication d’Europe Solidaire Sans Frontières le 11 septembre