Depuis plusieurs mois, le pouvoir azerbaïdjanais isole le Haut-Karabakh et sa capitale Stepanakert. En privant la population d’approvisionnement, il entend soumettre cette petite région majoritairement arménienne, indépendante de facto depuis la chute de l’URSS. Énième épisode d’un conflit meurtrier, pris dans les intérêts des puissances régionales et des élites locales.

« Aujourd’hui, l’Arménie et le Karabakh sont plus forts que jamais. Mais si le conflit n’est pas réglé dans un délai d’un an ou deux, ils seront considérablement affaiblis. Demain, nous chercherons à obtenir ce qu’aujourd’hui nous rejetons.  » En 1997, le président arménien, Levon Ter-Petrossian, prononçait un discours qui se révèle, vingt-cinq ans plus tard, d’une tragique clairvoyance, alors que la population du Haut-Karabakh affronte une crise humanitaire aux conséquences difficiles à prévoir.

Un vieux conflit post-soviétique

Le Haut-Karabakh est un territoire un peu moins grand que la région du Valais en Suisse (5 224 km²) et à peu près aussi montagneux. Il abrite une population très majoritairement arménienne. Mais il appartient de jure (1)Selon le droit. à l’Azerbaïdjan, depuis une décision du bureau caucasien du parti bolchevik, en présence d’un certain Staline, en 1921. En 1988, la région profite de l’affaiblissement du pouvoir soviétique pour voter son rattachement à l’Arménie. Puis elle s’autoproclame indépendante en 1991, initiant l’une des nombreuses querelles de frontières au sein de l’ex-URSS.

Le premier conflit armé s’étale de 1991 à 1994. Alors que l’Azerbaïdjan tente d’écraser les velléités sécessionistes de Stepanakert, l’armée arménienne intervient. Non contente de prendre le contrôle du Haut-Karabakh, elle s’empare de territoires alentour et, au passage, de terres arables et de ressources minières et hydrauliques. C’est une guerre sale : les deux camps s’accusent des pires atrocités. De part et d’autre, les victimes civiles sont nombreuses et les personnes déplacées se comptent en centaines de milliers.

À rebours de plusieurs résolutions de l’ONU, le cessez-le-feu de 1994 entérine les conquêtes arméniennes et nourrit la rancœur azerbaïdjanaise. Si le discours de compromis de Ter-Petrossian, lui-même longtemps défenseur d’une ligne belliciste, sonne aujourd’hui si juste, c’est que le rapport de force s’inverse ensuite. Fort des dollars glanés grâce au pétrole de la Caspienne, Bakou s’arme et passe à l’offensive en 2020. Les forces azerbaïdjanaises reconquièrent les territoires abandonnés en 1994 et au-delà.

Nettoyage ethnique

Aujourd’hui, le Haut-Karabakh n’est relié à son voisin que par une route serpentant le long du corridor de Latchine, couloir montagneux long de 65 kilomètres. Depuis la victoire azerbaïdjanaise, une force d’interposition russe doit garantir la sécurité de cette voie d’accès mais, en décembre 2022, des activistes venu·e·s d’Azerbaïdjan bloquent le passage. Leurs slogans écologistes laissent vite la place à des drapeaux azerbaïdjanais et des appels à venger les morts azéries : envoyé par Bakou, le groupe entend court-circuiter la communication entre l’Arménie et le Haut-Karabakh, privant celui-ci d’énergie, de carburant et de denrées alimentaires.

L’été 2023, les événements s’accélèrent : l’armée azerbaïdjanaise, officiellement pour empêcher des livraisons d’armes, installe un barrage routier – même la Croix-Rouge ne passe plus. Génocide ? Nettoyage ethnique ? On peut ergoter sur les mots, reste que la famine menace la centaine de milliers d’habitant·e·s de l’enclave.

À qui profite le crime ?

Le cas du Haut-Karabakh questionne la notion même d’autodétermination des peuples. Sa population, majoritairement arménienne, constitue-t-elle un peuple ? Et près d’un demi-siècle de tentative d’assimilation forcée justifie-t-il son aspiration à l’indépendance, à l’instar du Kosovo ?

La réponse est d’autant plus acrobatique que divers acteurs ont des intérêts matériels à voir le conflit s’éterniser. La Russie, alliée historique de l’Arménie, veut garder la main sur le Sud-Caucase – une gageure alors que ses forces se concentrent sur l’Ukraine depuis 2022. La Turquie, qui rêve de débarrasser la région de sa population arménienne, est intervenue dans le conflit de 2020 en faisant transiter des mercenaires proturcs de la Syrie vers l’Azerbaïdjan. Le pouvoir ukrainien, qui a de bonnes raisons de défendre le principe de l’intégrité territoriale, soutient l’Azerbaïdjan. Israël, enfin, échange des armes dernier cri contre le pétrole azerbaïdjanais.

Mais les principaux bénéficiaires de cette interminable guerre sont les responsables politiques arméniens et azerbaïdjanais. Ilham Aliyev, qui a hérité du pouvoir de son père en 2003, mobilise le conflit comme un moyen de museler l’opposition. Et côté arménien, le sort du Haut-Karabakh est devenu le seul horizon de la politique intérieure, justifiant la surenchère belliciste et fragilisant le virage démocratique de 2018. En somme, ici comme ailleurs, le pourrissement du conflit sert surtout les marchands d’armes et les élites corrompues se maintenant au pouvoir par la peur.

Article initialement publié sur le site de solidaritéS, le 1er septembre 2023.

Image : Manifestant·e·s azerbaïdjanais·es pendant le blocus du corridor de Latchine en 2022 (source : wikimedia commons, Aykhan Zayedzadeh)

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