Badreddine Aloui, un médecin de 26 ans, qui terminait une garde de vingt-quatre heures est décédé après avoir chuté de 5 mètres dans une cage d’ascenseur de l’hôpital de Jendouba. Un décès qui symbolise l’état de délabrement du système de santé tunisien.

« Aujourd’hui, Badreddine se retrouve le symbole de l’abandon de la santé publique tunisienne. Actuellement, le Parlement discute du projet de loi de finances pour 2021 et encore une fois le système de santé sera le parent pauvre. Il n’y a pas de rattrapage sérieux », s’alarme notre camarade Ahlem Belhaj. En fait, le budget 2021 connaîtra une augmentation de 13,4 % par rapport à 2020, mais ne représentera toujours que 5,5 % du budget de l’Etat.

Ahlem Belhaj, secrétaire générale du Syndicat des médecins hospitalo-universitaires, propose avec l’Organisation des jeunes médecins tunisiens, une journée de grève générale de tout le secteur et une marche vers le Parlement. « On ne peut pas laisser passer ça », dénonce la médecin pédopsychiatre. De nombreux praticiens, présent vendredi devant le ministère de la santé, à Tunis, ont tout simplement réclamé la démission des directeurs jusqu’au ministre de la santé. Lequel avait fait une visite début octobre et écouté les reproches du personnel médical sur le manque de matériel et l’état des locaux, plusieurs promesses avaient été faites pour améliorer les infrastructures et renforcer l’équipement. « Il y a six ascenseurs dans l’hôpital, dont un seul fonctionnel, ça fait des mois qu’on n’a pas de directeur à l’hôpital !» déclare un députée locale. Jendouba n’est évidemment pas la seule région où les institutions publiques de santé sont laissées dans un état lamentable. Une situation approfondie par la crise sanitaire liée à la pandémie du Covid-19. C’est ce qui explique cette colère qui monte de partout.

Le Covid-19 comme révélateur

Cet incident survient alors que la Tunisie se débat contre la progression des contaminations. En Tunisie, les courbes des graphiques de l’évolution du virus ne ressemblent en rien à celles que l’on connait un peu partout dans le monde. L’épidémie a été rapidement maitrisée, grâce à une réponse rapide et des mesures assez drastiques (un couvre-feu, la fermeture de l’espace aérien et des transports maritimes, une interdiction de circuler entre les différents gouvernorats…) L’isolement à domicile des premiers cas positifs (importés) pour les moins graves et en hôpital pour les autres, des tests parmi les personnes en contact, tout cela a permis de maîtriser la progression du virus de début mars à fin juin. Dans la dernière semaine de juin on dénombrait 50 décès au total, 2 nouveaux cas positifs en moyenne par jour (<1200 depuis mars) et aucune hospitalisation

Ce qui est arrivé après fin juin ne ressemble pas à une 2ème vague mais plutôt à une brusque amplification de la première. La réouverture de l’espace aérien le 27 juin a permis à de nombreux Tunisiens coincés par leurs études ou leur travail dans différents pays à forte contamination (Italie, France, Russie, Arabie Saoudite…) de revenir au pays. Ceux-ci ont généralement été mis en quarantaine dans des hôtels dédiés. Les fêtes de mariage qui se déroulent traditionnellement à partir de juillet ont aussi provoqué des regroupements dans les familles de personnes résidant à l’étranger. Et enfin, la reprise des activités économiques a permis l’éclosion de foyers de contamination. On a cité le cas de la contamination de dizaines d’ouvrières dans une entreprise textile de El Hamma (Gabès) par des techniciens italiens qui y effectuaient des travaux de maintenance. Cet incident avait provoqué une véritable explosion du nombre de malades dans la région, l‘hôpital d’El Hamma(1)El Hamma, environ 40.000 habitants, a enregistré selon les autorités 391 cas de Covid-19, dont 51 le 19 août Elle concentre ainsi à la mi-août à elle seule plus de 15% des 2427 cas identifiés dans tout le pays depuis le début de l’épidémie en mars. étant fermé(2)Selon le maire de la ville, les malades ne sont pas admis faute de service administratif, déserté après une vague de contaminations et l’hôpital de la ville est dépourvu de directeur. et l’hôpital régional de Gabès ne comptant qu’un seul médecin réanimateur et deux respirateurs(3)Selon le Dr Hamida Kwas, pneumologue au sein de cet hôpital de Gabès « Il y a une désorganisation, il manque une unité Covid opérationnelle à El Hamma, et on a besoin de renforts humains et d’équipements pour éviter de se retrouver avec plus de malades que nous ne pouvons soigner« ., c’est l’armée qui est intervenue en construisant un hôpital de campagne.
La situation est donc devenue de plus en plus catastrophique de jour en jour. Dans la dernière semaine de novembre on dénombrait alors 3.311 décès au total, 1.110 nouveaux cas positifs en moyenne par jour (près de 100.000 depuis mars) et 1495 hospitalisations dont 299 en soins intensifs.
La pandémie est venue aggraver une situation sociale déjà catastrophique et ajouter de la précarité à la précarité.

Le feu qui couve

Des milliers de personnes ont perdu leur emploi d’un jour à l’autre et ne touchent pratiquement aucune allocation de remplacement. Certain.e.s d’entre eux/elles sont resté.e.s bloqué.e.s à cause du confinement et l’interdiction de se déplacer entre les régions. A Djerba, une île touristique, juste avant le début du Ramadan, 3.000 personnes qui devaient quitter l’île où elles étaient confinées (des travailleurs de l’hôtellerie, des rapatriés de Lybie) ont été rassemblées dans trois stades, dans les délégations d’Ajim, Midoun et Houmt Souk. Elles ont reçu des gaz lacrymogènes lors d’affrontements quand elles ont protesté et réclamé les moyens de transports promis pour les conduire dans des centres de quarantaine dans leurs régions.
Dans ces régions, d’autres jeunes manifestent quotidiennement. Là, pour réclamer la création d’emplois et des embauches correspondant à leurs qualifications. Ailleurs contre des projets qui détruisent l’environnement. Et un peu plus loin encore pour demander des infrastructures publiques, pour obtenir l’alimentation en eau en suffisance toute l’année…
Bref la détresse est grande et la révolte est latente. La mort du jeune médecin Badreddine pourrait bien la faire éclater au grand jour.

Le 6 décembre 2020

Journée nationale de colère

Cette mort a déclenché des manifestations à Tunis et dans plusieurs ville ce vendredi. A Jendouba, le chef du gouvernement, Hichem Mechichi, a dû écourter sa visite nocturne à l’hôpital régional où il était venu pour faire les constatations devant l’afflux massif des citoyens en très grand nombre et la foule qui s’est constituée dans l’hôpital et alentour, le chef du gouvernement ne pouvant continuer sa visite, a été évacué, au bout de cinq minutes. Ce dimanche 6/12, tous les matchs de football ont commencé par une minute de Silence.

La Fédération générale de la santé, les Syndicats des médecins, pharmaciens et dentistes des hôpitaux universitaires, relevant de l’UGTT, les Ordres des médecins, des pharmaciens, des dentistes de la santé publique et l’association tunisienne des jeunes médecins (ATJM), ont indiqué qu’ils ont appelé tous les professionnels de la santé publique relevant du ministère de la Santé, à participer à “Une Journée de colère nationale”, mardi 8 décembre 2020 sur le thème “Sauve ton hôpital, sauve ta vie”, conformément à laquelle tous les services de santé académiques et non urgents, seront suspendus.

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