Fin 2014, des mobilisations importantes du monde du travail ont eu lieu en Belgique. Porté par l’enthousiasme à la base et par un plan d’action ambitieux et crescendo étalé sur plus d’un mois (manifestation nationale à Bruxelles le 6 novembre [120.000 personnes], grèves tournantes provinciales pendant trois lundis consécutifs, grève nationale le 15 décembre…), le mouvement s’est essoufflé avec la trêve hivernale mais surtout avec le retour précipité des directions syndicales à la table des négociations. Pour contribuer à tirer les leçons des expériences passées pour les luttes de 2023 et au-delà, nous avons décidé de republier une série d’articles revenant sur ces mobilisations. L’article publié ici est paru le 20 janvier 2015, alors qu’on pouvait déjà percevoir l’issue du mouvement. Beaucoup de travailleurs·euses mobilisé·e·s à l’époque ont perçu l’arrêt de ce mouvement comme une trahison. Ce coup d’arrêt a pesé durablement sur la combativité et continue à peser encore aujourd’hui. Comme le signale l’auteur : « Le plus grave est peut-être ce qui ne se mesure pas : le coup porté à l’espoir ». Pourtant, le spectre de 2014 hante toujours les débats syndicaux dans notre pays parce qu’il montre aussi ce qu’il est possible de faire et la puissance de la classe travailleuse qui se déploie quand elle s’en donne les moyens. Retour sur une mobilisation qui peut nous inspirer pour aujourd’hui, et sur les écueils à éviter. (La rédaction)

Qu’elle semble donc loin, la grève du 15 décembre ! Les piquets volants, les barrages filtrants, les zonings bloqués ne sont plus qu’un lointain souvenir. Grâce à son plan d’action, le front commun syndical avait construit un rapport de forces. Au lieu de l‘étendre et de le consolider, les directions nationales ont choisi de le monnayer à la table de négociation avec les patrons. En espérant que cette concertation débouchera sur des accords, et que ceux-ci seront avalisés par le gouvernement. Cette stratégie est en train de montrer ses effets : la concertation démobilise, divise et permet à l’adversaire de reprendre l’initiative. La montagne de la mobilisation risque d’accoucher d’une souris.

On le sentait venir. Début novembre, le président de la CSC, Marc Leemans, déclarait : « S’il y a un tax shift nous pourrons parler des mesures gouvernementales et prendre nos responsabilités ». Le 6 décembre, le secrétaire général de la FGTB, Marc Goblet confiait à Sudpresse : « Nous ne demandons pas le retrait des mesures, mais au moins leur suspension. Tout ce que nous voulons, c’est une vraie concertation ». Le 14 décembre, à Controverse, son homologue à la CSC, Marie-Hélène Ska, confirmait, à propos du saut d’index : « Nous n’avons jamais demandé ça » (que le gouvernement y renonce, comme précondition à des négociations). On pourrait multiplier les citations de ce genre…

Projet commun…

Il est vrai que le secrétaire général de la FGTB a parfois montré les dents. Il est même allé jusqu’à évoquer un combat « au finish » à partir du 16 décembre. Mais Marc Goblet n’a jamais exigé le retrait pur et simple des mesures d’austérité – même pas celles qu’il qualifiait d’inacceptables. Ses déclarations sur un possible « dérapage comme en 60 » n’étaient que des menaces pour convaincre les patrons de cesser de se cacher derrière le gouvernement, afin d’ouvrir une concertation.

Pas de faux débat : dans tout combat syndical vient un moment où il faut négocier. Mais négocier et se concerter sont deux choses différentes. Des parties peuvent négocier un compromis tout en gardant des visions opposées, tandis que « se concerter », selon le Larousse, signifie « se consulter, s’accorder pour mettre au point un projet commun ». La concertation implique que les interlocuteurs se considèrent comme des partenaires ayant des intérêts communs, au moins jusqu’à un certain point.

C’est bien dans ce sens-là que le terme « concertation » a été utilisé ces derniers mois. Cela ressortait très clairement des propos de Marie-Hélène Ska lorsque, interviewée par L’Echo (avec Marc Goblet, le 17 décembre), elle a demandé que « tout le monde » ait « une attitude ouverte, et pas une attitude dogmatique », afin de « permettre de discuter d’un certain nombre de points qui sont, pour la plupart, dans l’intérêt des travailleurs ET dans l’intérêt des entreprises » [souligné dans l’original].

ou projet alternatif ?

La plateforme sur base de laquelle les sommets syndicaux ont organisé le plan d’action qui a mobilisé des dizaines de milliers de militant·e·s durant l’automne se prêtait-elle à cet exercice consensuel ? Pour rappel, ce texte comportait quatre points : 1°) le maintien et le renforcement du pouvoir d’achat par la liberté de négocier et la suppression du saut d’index, 2°) une sécurité sociale fédérale forte, 3°) un investissement dans la relance et des emplois durables en ce compris des services publics de qualité et 4°) une justice fiscale.

On peut dire de cette plateforme qu’elle était assez imprécise : c’est quoi, « une sécurité sociale forte » ? c’est quoi, « une justice fiscale » ? Elle était surtout fort incomplète : il y manquait en particulier le refus explicite de la pension à 67 ans et l’abolition des mesures d’exclusion contre les chômeur·euse·s, prises par le gouvernement précédent. Néanmoins, considérée comme un tout, la position du front commun semblait exprimer une volonté de donner enfin un coup d’arrêt à l’austérité pour ouvrir la voie à « tout autre chose », à une autre politique.

Cet espoir était renforcé par le fait que, pour la première fois depuis les grèves des vendredis contre le gouvernement Tindemans (1)Nous reviendrons sur les grèves des vendredis de 1977 dans un prochain article – Ndlr., un vrai plan d’action était mis sur pied, en front commun et au niveau national. Cela répondait à une demande des militant·e·s, dont beaucoup ne voulaient plus entendre parler des promenades Nord-Midi et autres actions sans lendemains. Du coup, on s’en est aperçu dans la manifestation du 6 novembre, dans les piquets, dans les assemblées : quelque chose s’est mis à bouger. Quelque chose qui aurait pu, en se développant, commencer à ressembler à une alternative anti-austérité.

Les non-dits de la concertation

Seulement voilà : il va de soi qu’une alternative anti-austérité ne saurait constituer un « projet commun » répondant à la fois aux besoins du monde du travail ET aux intérêts des patrons… Il fallait donc choisir. Pour passer de la lutte de masse sur la plateforme du front commun à la concertation en petit comité avec les employeurs, il fallait réduire la voilure et remplir quatre conditions :

– 1ère condition : considérer les quatre points de la plateforme comme des thèmes généraux de débat entre interlocuteurs plutôt que comme des revendications précises adressées à des adversaires ;
– 2ème condition (qui découle de la première) : faire son deuil des points sur lesquels il est de toute évidence illusoire d’espérer un « projet commun » ;
– 3ème condition : accepter le saucissonnage des problèmes (les « dossiers », dans la langue de la concertation) ;
– 4ème condition : reconnaître la légitimité et l’autorité du gouvernement des patrons, se contenter de chercher à faire bouger les lignes en son sein en jouant le CD&V contre la NVA et l’Open VLD, et en amenant les patrons à amender sur certains points la politique de leurs amis politiques.

La stratégie syndicale actuelle est basée – sans le dire – sur le respect de ces quatre conditions. Avec une telle stratégie, selon nous, il est à craindre que la montagne de la mobilisation sociale accouche d’une souris. Au plus le temps passe, au plus ce risque grandit.

Il y a d’abord eu le mini accord du 17 décembre. Comme l’a écrit Felipe Van Keirsbilck sur le site de la CNE, « cet accord ne résout rien des menaces sur nos revenus, nos emplois, nos pensions et notre Sécu, contre lesquelles nous nous sommes mobilisés cet hiver ». Il a seulement permis aux patrons de régler à leur avantage des détails techniques de l’accord de 2013 sur les statuts ouvriers-employés, en échange de quoi les syndicats ont obtenu la possibilité de négocier en entreprises et dans les secteurs le report de deux à trois ans de très mauvaises mesures « fin de carrière » du gouvernement Michel.

Adieu plan d’action, bonjour paix sociale ?

En regrettant le fait que les travailleur·euse·s de secteurs moins forts syndicalement – souvent précaires et féminins – auront moins de possibilités de négocier ce délai de deux à trois ans, celui-ci est évidemment bon à prendre pour les personnes qui peuvent en bénéficier. Le gouvernement ayant entériné le mini-accord, il n’était donc pas faux de dire qu’il faisait un tout petit pas en arrière, et le front commun un tout petit pas en avant. Mais, dès lors, il s’agissait de répondre à la question posée par le secrétaire général de la CNE : comment faire pour qu’il soit « suivi par d’autres, plus importants » ?

Quand les directions syndicales ont fait le bilan de ce mini-accord, elles auraient dû conclure qu’un nouveau plan d’action était nécessaire tout de suite. C’est ce que beaucoup de militant·e·s attendaient. Au lieu de cela, elles ont estimé que, le mini-accord étant « encourageant », il fallait aller plus loin dans la concertation. Donc continuer à geler l’action jusqu’à la fin janvier, afin de ne pas être accusées de créer un mauvais climat, de prendre la population en otage, de nuire à l’économie, etc.

Cela aussi, on le sentait venir. Au cours d’un débat public sur le bilan et les perspectives du plan d’action, organisé le 17 décembre à Charleroi par la Formation Léon Lesoil, le président de la régionale FGTB, Carlo Briscolini, a dit ceci : « J’espère qu’il n’y aura pas d’accord ce soir au Groupe des Dix ». Sous-entendu : s’il y a un accord, même minuscule, le plan d’action risque fort de ne pas continuer en janvier, ce qui serait regrettable.

Et c’est ce qui s’est passé. Car les patrons et leurs représentants politiques ne sont pas idiots. La priorité, pour eux, était de démobiliser les travailleur·euse·s, pour arrêter la dynamique de confiance croissante dans la force collective du mouvement ouvrier. Dans l’immédiat, ils n’ont pas dû payer cher pour cela : il leur a suffi d’un mini-accord et d’un programme de discussions avec les syndicats jusqu’à la fin janvier. Et Charles Michel de se réjouir immédiatement : « Je mets la paix sociale sous le sapin de tous les Belges ».

Marc Goblet n’avait pas tort de déclarer à Sudpresse, le 6 janvier, que « les braises sont toujours là ». Le problème est qu’elles se transforment en cendres au fil des jours qui passent sans action. D’autres feux s’allumeront à l’avenir, mais celui de l’automne – un mouvement crescendo, tous ensemble – a été privé d’oxygène brutalement. Or il était d’une intensité exceptionnelle. Le front commun syndical avait la main. Il est en train de la perdre. Le gouvernement était à quia. Il est en train de gagner en force et en assurance. Et le premier ministre de claironner : « Je maîtrise la situation », mon gouvernement est « sur les rails » (Le Soir, 6 janvier).

Rodomontade ? Vantardise ? Pas sûr… D’autant moins sûr que, du fait des attentats terroristes, le climat politique a changé du tout au tout. Ce n’est plus la polarisation sociale qui occupe l’avant-scène, mais le consensus sécuritaire. Une atmosphère de guerre est créée qui servira à la fois à faire passer l’austérité plus facilement et à compenser pour la NVA le fait de devoir mettre un peu d’eau dans le vin de son anti-syndicalisme de combat. Ce contexte augmente ainsi le risque de voir la concertation accoucher d’une souris aussi mini que l’accord du 17 décembre. On y reviendra en conclusion.

Saucissonnage et mini-accords

Récemment, le président de la CSC a passé en revue les « dossiers » qui sont sur la table des « partenaires sociaux » : la liaison au bien-être des pensions et des allocations, la marge salariale pour les conventions, la formation et l’innovation, la réforme des pensions, la justice fiscale. La manière dont les choses sont présentées montre bien que, en optant pour la concertation, les appareils syndicaux acceptent implicitement le carcan des conditions mentionnées ci-dessus, ce qui déforce le monde du travail.

Pour gagner plus que des « mini-accords », les quatre points de la plateforme du front commun auraient dû former un tout. Au lieu de cela, le saucissonnage bat son plein : négociation sur la marge salariale et l’enveloppe bien-être, avec les patrons, au sein du Groupe des Dix ; négociation avec le gouvernement, pour le secteur public ; négociation sur les pensions, avec le gouvernement, au sein d’un comité que le gouvernement installera à partir du mois d’avril ; engagement du gouvernement à préparer une « grande réforme fiscale », avec un « tax shift substantiel du travail vers ‘d’autres sources de revenus’ ».

Alors que l’abandon du saut d’index était une des seules revendications vraiment précises de la plateforme du front commun, Leemans se plaint du fait que l’enveloppe bien-être pour 2015 n’ait pas reçu les 127 millions de « correction sociale pour le saut d’index » que le gouvernement avait annoncés et qui seront versés plus tard « parce que le saut d’index sera effectif plus tard ». Ne serait-il donc plus question de l’empêcher à tout prix ?

Alors que la plateforme demandait la « liberté de négociation salariale », le front commun se place dans le cadre de la loi sur la compétitivité et argumente que le rapport du Conseil central de l’Économie prouve qu’une marge de 0,3 à 0,5% est possible pour des augmentations de salaire, de sorte que le saut d’index « n’est pas justifié ». Une petite marge vaut évidemment mieux que pas de marge du tout… Mais, en échange, on accepte le carcan de la loi sur la compétitivité. Si le saut d’index était « justifié », l’accepterait-on ?

Tous les syndicalistes en sont conscients : les rapports de forces sont minés par la mondialisation, le chômage massif et la précarisation des contrats. Personne n’espère de miracles dans cette situation. Mais on peut retourner l’argument : c’est justement parce que le contexte est si difficile que les syndicats auraient dû utiliser à fond les atouts qu’ils avaient en main jusqu’au 15 décembre : la mobilisation, l’unité, le soutien du monde culturel et associatif. Au lieu de cela, ils semblent en train de les gaspiller.

Drapeau blanc, mais les bombardements continuent

En introduction à l’interview de Marc Goblet et de Marie-Hélène Ska, juste avant la première réunion du Groupe des Dix, le 17 décembre, L’Echo écrivait, ironique : « Les syndicats, en front commun, ont décidé de lever le drapeau blanc ».

Ils ont levé le drapeau blanc, en effet… Mais la droite, elle, n’arrête pas ses bombardements. Contrôle des chômeurs et des prépensionnés jusque 66 ans (donc, en clair, augmentation de l’âge de la pension), diminution de 5% sur le montant des allocations de chômage économique, limite a 25 ans de la demande d’octroi de la première allocation d’insertion (interdit de rater une année d’étude). Sans compter que la machine dirupienne à exclure les chômeur·euse·s tourne à plein régime depuis début janvier…

L’armistice syndical unilatéral fait donc des victimes, et celles-ci, comme d’habitude, se recrutent en premier parmi les plus faibles: les jeunes, les femmes, les précaires, les sans-papiers. Par ailleurs, on ne tardera pas à constater que le secteur culturel ne recevra même pas quelques cacahuètes et que les services publics seront dos au mur face à un gouvernement d’obsédés du tout au privé et du tout sécuritaire. Va-t-on continuer à se contenter de constater ?

Un coup porté à l’espoir

Le plus grave est peut-être ce qui ne se mesure pas : le coup porté à l’espoir. Espoir d’un combat tous ensemble, pour gagner. Espoir d’une alternative qui ne laisse personne sur le bord du chemin. Espoir de dignité et de sens pour chacun·e par l’engagement collectif en faveur d’une autre politique, d’une autre société.

L’actualité des derniers jours ne montre que trop bien, hélas, qu’une course de vitesse est engagée entre un projet solidaire, social, généreux, émancipateur, d’une part, et, d’autre part, la plongée dans la barbarie que le capitalisme porte en lui comme la nuée, l’orage.

Les dizaines de milliers de militant·e·s qui ont porté le mouvement de l’automne vivent cette course de vitesse au quotidien dans les ateliers, les bureaux, les écoles, dans la population en général. Elles et ils sentent que tout peut basculer. Le combat qu’elles et ils ont mené en novembre et décembre a bénéficié d’un appui majoritaire parce qu’il semblait déterminé. Mais, si les résultats sont dérisoires, le balancier risque de repartir dans l’autre sens. Les militant·e·s se retrouveraient alors dans une situation plus difficile qu’avant, face à des affilié·e·s désabusé·e·s, croyant encore moins à l’action collective. On sait où cela conduit politiquement…

Attention : danger !

C’est sur ce « décollement » entre les syndicats et la masse que misent les patrons et le gouvernement. Et attention : le temps politique et social n’est pas uniforme, il peut s’accélérer soudainement. De ce point de vue, la combinaison fortuite de l’arrêt de la mobilisation sociale et du déferlement sécuritaire-islamophobe crée une situation très dangereuse. Une situation dans laquelle le gouvernement de droite pourrait, en même temps, faire d’autres très petits pas en arrière – pour gagner la paix sociale – ET quelques (très) grands pas en avant – pour réduire radicalement la place et le poids des syndicats dans la société.

Le chef de groupe MR à la Chambre est plus que jamais déterminé à déposer une proposition de loi pour vider le droit de grève de son contenu. Par ailleurs, tout indique que le « tax shift » tant souhaité par certains sera pour la droite le prétexte à la nouvelle réduction radicale et linéaire des cotisations patronales à la sécurité sociale qui était annoncée dans la déclaration gouvernementale. Ce ne sont que deux exemples. En regard de ça, les mini-concessions du genre « deux à trois années de délai avant la mise en œuvre des mesures sur la fin de carrière » ne pèsent pas lourd. Paris vaut bien une messe, marginaliser le mouvement syndical vaut bien quelques mini-concessions.

La CGSP annonce qu’elle passera à l’action sans attendre les résultats de la concertation avec les patrons. Le secteur public ne peut pas rester isolé. Pour la gauche syndicale, à tous les niveaux des organisations, il est temps, grand temps, de se coordonner – par-delà les syndicats, les centrales et les secteurs – afin de redresser la barre : la négociation sur base d’un rapport de forces, construit par la mobilisation et l’action la plus large du monde du travail, oui ; la concertation qui divise et qui mine le rapport de forces, basée sur la démobilisation et la passivité des « troupes », non !

Article publié sur le site lcr-lagauche.org le 20 janvier 2015.
Photo : Piquet de grève le 24 novembre 2014 à Charleroi (Gauche anticapitaliste / CC BY-NC-SA 4.0)

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