Cette fois, nous avons pété les scores : en plein mois de décembre, 1300 activistes en combinaison blanche ont participé à l’action, affrontant le froid, la boue et la police. Et le nombre grimpe à 1500 si on compte toutes celles et tous ceux qui ont donné un coup de main en base arrière, qui en gérant le ravitaillement, qui en transportant du matériel, qui en allant chercher les activistes arrêté∙e∙s et relâché∙e∙s en pleine nuit au milieu de nulle part.

« Vos profits, nos vies : balançons le capitalisme fossile par-dessus bord » ; « Climat, santé, emploi : même combat » ; « Privéjets = ecoterrorisme » ; « Avions d’émissions ». Ce sont quelques-uns des slogans qui figuraient sur les banderoles des différents fingers¸ le week-end des 16 et 17 décembre, lors de la troisième action de la coalition Code rouge.

Comme annoncé publiquement depuis plusieurs mois, Code rouge ciblait cette fois le secteur de l’aviation. L’aéroport de Deurne, en périphérie d’Anvers, a été submergé d’activistes visant directement le tarmac : si la plupart ont été arrêté∙e∙s avant de pouvoir y pénétrer, une soixantaine y est parvenue, ce qui a suffi à mettre l’aéroport à l’arrêt pendant toute la journée de samedi. À Courtrai également, aucun jet privé n’a pu décoller, une simple diversion ayant suffi à suspendre préventivement les activités de l’aéroport. Du côté de Liège, ce sont les bâtiments d’Alibaba qui ont été pris pour cibles : après avoir bloqué le passage des camions, les participant∙e∙s ont occupé les bureaux puis, finalement, sont entré∙e∙s dans le gigantesque entrepôt où sont stockés et triés les colis de la multinationale chinoise. Le grondement des transpalettes, qui résonne d’ordinaire 24h/24 sur ce site, s’est tu pendant un week-end entier.

Les actions de la coalition se font plus massives et plus efficaces. Mais le camp d’en face montre les dents. Cette fois, la police s’est déchaînée sans retenue : coups de matraque, étranglements, activistes jeté∙e∙s dans des cours d’eau, et même deux militant∙e∙s envoyé∙e∙s à l’hôpital pour des bras cassés – à l’une d’entre elle, un flic a même osé dire que ce n’était pas un problème, puisque ça ne l’empêchait pas de marcher. Dans la majorité des cas, on parle de personnes qui n’étaient pas encore arrivées à l’aéroport et qui, par conséquent, n’avaient rien commis d’illégal. Edgar Szoc, président de la Ligue des
Droits humains, a même été arrêté alors qu’il ne participait pas à l’action : il était présent en tant qu’observateur légal, filmait les violences policières, et a été privé de sa liberté parce qu’il refusait d’effacer ses vidéos (1)Voir son témoignage posté sur son compte X : « Le policier qui m’a enfilé les colsons une heure après a déclaré : ‘J’ai bien vu que vous ne participiez pas à l’action et que vous n’avez rien fait. Mais vous avez filmé et s’il y a des éléments qui peuvent nous nuire, vous allez les utiliser. Je vous donne le choix, soit vous effacez les images, soit je vous arrête’ – un chantage – faut-il le préciser ? – sans aucune base légale et qui constitue selon moi l’aspect le plus problématique de la séquence. ». Au total, on dénombre plusieurs centaines d’arrestations, dont 62 arrestations judiciaires.

On le sait : ils nous haïssent, et ils sont prêts à frapper, mutiler, tuer quand il le faut, pour protéger la grande bourgeoisie, et toute entreprise dont les bénéfices s’écrivent avec au moins sept chiffres. Mais pour un∙e militant∙e, l’expérience directe de la confrontation avec la police change, évidemment, la couleur et le goût d’un engagement. Et, dans beaucoup de cas, cela ne fait qu’augmenter sa détermination. Surtout quand cette confrontation se solde par des victoires : à la fin du week-end, tous les objectifs de l’action étaient remplis. Et, comme à Code rouge 2, il s’est trouvé de belles occasions de tourner la police en ridicule. Impossible de toutes les lister ici, mais on en retiendra au moins une : ce moment où les activistes arrêté∙e∙s et stocké∙e∙s dans un bus ont réalisé que celui-ci n’était pas fermé, et que personne ne les surveillait… et se sont échappé∙e∙s.

Contre le béton et son monde

Ce n’est pas la première fois qu’une action a lieu contre l’implantation d’Alibaba à Liège : le collectif Stop Alibaba & co mène cette lutte depuis plus de quatre ans(2)Nous avons déjà publié plusieurs articles sur le sujet : voire par exemple sur notre site Alibaba : Chronique d’une déflagration climatique, environnementale et sociale… programmée, Contre Alibaba et son monde, La grève de soutien à l’aéroport de Liège se trompe de combat. Et c’est peu dire que l’enjeu est de taille. En plus de l’entrepôt actuellement existant, la multinationale compte en construire deux nouveaux, pour réaliser une promesse qui fait froid dans le dos : faire de l’aéroport un hub à partir duquel toute personne commandant un objet pourra être livrée, depuis la Chine, en 36h. Un désastre sur tous les plans : pour le climat, pour les habitant∙e∙s qui subissent le bruit et la pollution, pour les surfaces agricoles noyées sous le béton, et bien sûr pour les milliers d’emplois que cette concurrence déloyale va détruire(3)Une note du député français de droite Mounir Mahjoubi estimait en 2019 que pour un emploi créé dans les entreprises logistiques comme Alibaba, au moins deux disparaissaient : https://d.mounirmahjoubi.fr/AmazonVerslinfiniEtPoleEmploi.pdf.

Du côté d’Anvers, la lutte n’est pas enracinée depuis aussi longtemps, mais elle a de quoi s’inscrire dans la durée : bijou de Bart de Wever, auquel il tient comme à la prunelle de ses yeux – la brutalité de sa police en témoigne – l’aéroport de Deurne accueille à 76% des jets privés, qui bénéficient encore aujourd’hui allègrement des subsides déversés sur le secteur aérien, et dont Code rouge revendique la suppression. Le collectif Doe Deurne dicht, comme son nom l’indique, milite pour sa pure et simple fermeture (Code rouge reprend cette revendication et l’étend à tous les aéroports régionaux flamands), et pour le remplacer par un grand espace vert public et des bâtiments dédiés aux projets participatifs et écologiques.

Quand les anticapitalistes font de la désobéissance civile

Inutile de le cacher : s’impliquer dans un cadre de ce type, pour des militant∙e∙s d’une organisation comme la nôtre, bouscule quelque peu nos habitudes. La préparation d’une telle action se place dans une temporalité différente de celle des mouvements sociaux : l’irruption du mouvement de solidarité avec la Palestine, en particulier, a évidemment amené une surcharge d’activités militantes. La culture du consensus, également, est assez éloignée de notre façon de fonctionner (basée sur le vote majoritaire), et nous n’avons jamais dissimulé notre scepticisme : en plus de ralentir considérablement certaines prises de décision, elle fait des désaccords une chose à éviter, et contribue par conséquent à les mettre sous le tapis… alors que formaliser les désaccords est, de notre point de vue, le préalable nécessaire à tout fonctionnement démocratique.

Au-delà de cela, la logique activiste, celle de l’action pour l’action, sans chercher à mettre en mouvement les masses, sans porter de projet politique et sans construire d’organisation pérenne, reste assez éloignée de ce qui peut constituer pour nous une véritable stratégie de rupture révolutionnaire. Mais il n’est plus tout à fait juste de dire que Code rouge se limite à cela ; ne serait-ce que parce qu’en rassemblant des organisations aussi différentes que la Gauche anticapitaliste et Greenpeace, le réseau ADES et Youth for Climate, les savoir-faire sont mis en commun, les vieilles habitudes sont rediscutées, les rigidités s’effritent, les possibles s’élargissent et il se crée quelque chose de nouveau.

L’action des 16 et 17 décembre en est la preuve : Code rouge s’est bel et bien doté d’un appareil solide, capable de réaliser des projets de grande ampleur et de gérer des situations critiques, tout en développant un récit et des revendications qui dépassent largement le classique plaidoyer écolo, dépolitisé et déconnecté des réalités sociales.

L’action des 16 et 17 décembre en est la preuve : Code rouge s’est bel et bien doté d’un appareil solide, capable de réaliser des projets de grande ampleur et de gérer des situations critiques, tout en développant un récit et des revendications qui dépassent largement le classique plaidoyer écolo, dépolitisé et déconnecté des réalités sociales. Il s’est dégagé un consensus pour reconnaître comme un enjeu central la façon dont les travailleur∙euses des entreprises ciblées percevaient nos actions, et, à plus long terme, la nécessité qu’iels dirigent elleux-mêmes leur transformation ou reconversion – c’est peu dire que ce n’était pas une évidence dans l’ancien milieu activiste. Et, enfin, les banderoles, slogans, et discours le montrent : à mesure que sa force de frappe augmentait, la coalition s’est politisée – dans le bon sens du terme. Elle a assumé de s’attaquer à des projets défendus par Ecolo et Groen, et elle n’a plus peur de parler d’État policier et de capitalisme.

Difficile de dire, dans un article public, où et comment nous nous sommes impliqué∙e∙s ; mais dans le travail qui a permis ces évolutions, nous avons la prétention de dire que nous avons fait notre part.

Et maintenant ?

Ce week-end, un pas a été franchi. Il ressemble fort à celui qu’on a connu en France, et qui a débouché sur la construction des Soulèvements de la Terre, et sur des actions de l’ampleur de Sainte-Soline(4)Sur le tournant que marque l’apparition des Soulèvements de la terre en France, lire sur notre site : Les Soulèvements de la Terre ou le renouveau de la lutte écologiste. Nous n’y sommes pas encore, mais il faut prendre la mesure de ce qui se profile : désormais, la coalition va devoir continuer à se développer en prenant acte que le rapport à la police a changé. Il faudra savoir se défendre contre la matraque et le gaz ; et il faudra organiser une nébuleuse de personnes radicalisées par cette rencontre avec la répression politique.

Il faudra donc chercher à rassembler toujours plus de monde. Contrairement aux fausses évidences qui reviennent souvent dans nos discussions stratégiques, la massification ne s’oppose pas à la radicalisation : au contraire, elle en est la condition. Ou en tout cas, elle est la condition d’une radicalisation profonde, qui ne soit pas simplement la fuite en avant d’une petite élite activiste aventureuse. Il faudra avoir la patience de discuter, discuter encore avec les travailleur∙euses et les syndicats de tous les secteurs clefs de la transformation de l’économie, en se souvenant que nous sommes des travailleur∙euses nous-mêmes. Il faudra bâtir des ponts et cultiver la soif ambiante de radicalité, en élaborant des projets et des stratégies de transformation sociale qui peuvent mettre en mouvement de larges pans de notre classe sociale. Il faudra rompre définitivement avec les faux espoirs électoralistes qui ne nous ont amené que des déceptions. Il faudra apprendre à combiner les méthodes du blocage et de la désobéissance civile avec celles des autres composantes du mouvement social, qui ont fait leurs preuves à leur façon : les grèves syndicales, les manifestations féministes, les émeutes antiracistes, les campagnes de boycott anti-impérialistes. Il faudra converger, construire, massifier, radicaliser.

Les entreprises comme Alibaba, et les ultra-riches qui nous survolent en jet privé, n’ont rien d’autre à nous promettre qu’un monde de béton. Il y a pourtant tellement mieux à faire : produire moins, transporter moins, travailler moins, partager plus. Mettre les marchandises et les voyageur∙euses sur des trains. Casser les tarmacs et planter des légumes. Bâtir une société du temps libéré et du prendre soin. La route est longue et nous n’avons que nos pieds. Mais nous sommes dans la bonne direction.

Photo : Code rouge 3, décembre 2023 (Gauche anticapitaliste / CC BY-NC-SA 4.0)

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