Une nouvelle campagne  contre le « harcèlement de rue »(1)Le « harcèlement de rue » est un terme vague qui désigne les faits de harcèlements et les agressions sexistes dans les lieux publics et semi-publics (rue, transports en communs, terrasses).  a récemment été mise en place par la ville de Bruxelles, en partenariat avec l’ONG « Plan international ». Cette campagne encourage toute personne (les femmes étant majoritairement visées, bien que plan international considère que « tout le monde peut être victime de harcèlement sexiste »(2)Dépolitisant totalement les violences sexistes au passage ) à reporter les expériences de harcèlement ou d’agression sexiste dans l’espace public sur un site web et à situer le lieu de l’expérience sur une carte.

Quel est le but d’une telle stratégie ?

On se souvient de la campagne Touche Pas à Ma Pote (2018) qui a créé une application visant à signaler et situer le « harcèlement de rue » en temps réel. Cette campagne a montré son peu d’efficacité ces dernières années : Son développement a duré deux ans et il y a eu à peine une centaine de signalements enregistrés la première année, mais rien n’a été fait concrètement avec ces témoignages. Entre temps, les budgets alloués à TPAMP ont été coupés. Peut-être est-ce la raison pour laquelle une nouvelle campagne du même acabit est à nouveau financée par la ville de Bruxelles, sur un plan international cette fois-ci,.

On pourrait tout d’abord se demander quelles seraient les retombées positives d’une telle stratégie de cartographie ? D’aucunes argumentent que ce type de site permet de compiler des expériences et de visibiliser ainsi le harcèlement sexiste. Mais pourquoi ne pas se limiter aux témoignages et vouloir à tout prix situer les agressions dans l’espace ?

Le but de la ville de Bruxelles est cependant clairement énoncé dans les communiqués publics : ils souhaitent ainsi circonscrire les quartiers et lieux où les femmes seraient hypothétiquement plus harcelées et agressées, et y envoyer d’avantage de patrouilles de police(3)https://bx1.be/bruxelles-ville/la-ville-de-bruxelles-et-plan-international-veulent-cartographier-le-harcelement-de-rue/. La réponse des institutions est donc prioritairement sécuritaire et répressive. Or, force est de constater que faire appel à la police pour endiguer le harcèlement sexiste est inefficace, voire dangereux : les femmes risquent soit de se voir objecter un refus de dépôt de plainte, une minimisation des faits, ou risquent encore de subir des violences psychologiques et/ou physiques de la part des forces de l’ordre(4)Les violences policières subies par 3 femmes à Saint-Gilles durant le mois d’août 2020, alors qu’elles demandaient de l’aide à la police pour recadrer un harceleur témoignent encore une fois de cela : https://bx1.be/saint-gilles/saint-gilles-trois-femmes-accusent-des-policiers-de-violence-la-police-conteste/ . C’est principalement la raison pour laquelle la loi contre le harcèlement sexiste dans l’espace public, émise en 2014, a démontré son inefficacité (55 plaintes ont été déposées à la police en 2019)(5)https://www.dhnet.be/actu/societe/alors-que-le-harcelement-en-rue-est-bien-reel-la-loi-contre-le-sexisme-fait-un-flop-5dc1b9069978e218e3ac7188. La police est déjà réticente à accueillir les victimes de viol et de violences conjugales, il semblait évident qu’elle ne serait pas plus apte à recueillir les plaintes des victimes de violence sexiste dans l’espace public.

Mais à qui s’adressent donc les résultats de cet outil ? Il offre en fait des avantages certains aux pouvoirs publics : il est taillé sur mesure pour produire des chiffres et des données à la manière des entreprises néo-libérales, et évaluer des mesures ponctuelles qui donneraient un résultat à court terme. Quoi de mieux pour une fin de mandat qu’un nombre croissant de sanctions administratives communales ou qu’un nombre de patrouilles de police en hausse ?

Le « mapping », et les visions biaisées de la délinquance

En plus de son caractère inefficace, cette stratégie va certainement faire perdurer la vision biaisée que la société porte sur les violences sexistes. Ces techniques de cartographie ne sont pas sans rappeler la pratique du « mapping », utilisée par les forces de polices urbaines depuis la moitié du XIXe siècle en Europe pour circonscrire les quartiers supposés « dangereux » des villes. Cette méthode fut développée par les écoles de criminologie qui documentaient la « régularité empirique » du crime. Les policiers circonscrivent ainsi des endroits supposément « à haut risque » sur des cartes, et envoient beaucoup plus de patrouille dans ces quartiers, ce qui mène naturellement à plus d’arrestation, et donc plus de crimes répertoriés. Il va sans dire que ces cartographies et cette focalisation sur les « crimes de rue » renforcent les biais classistes et racistes puisqu’ils se concentrent sur des faits qui ont lieu dans l’espace public (vols, trouble à l’ordre public, ivresse sur la voie publique, drogue, agressions). Puisqu’il n’y a pas de dealers au coin des rues nanties, les agressions, les violences sexuelles, la fraude, le recours aux drogues sont perpétrés par la bourgeoisie dans le confort de leur espace privé, et ces auteurs subissent bien moins d’arrestations que dans les quartiers populaires et racisés(6)https://spectrejournal.com/the-roots-of-racist-policing/.

Si la figure du délinquant est donc fortement stéréotypée à cause de telles méthodologies, il en va de même pour la figure du « harceleur de rue », qui, dans l’imaginaire collectif, se diviserait entre les hommes racisés d’un côté et les « hommes anormaux » (pervers, déviants) de l’autre. Ces visions se basent sur des stéréotypes racistes et capacitistes et dépolitisent totalement les rapports sociaux entre les genres. Or, selon les enquêtes de terrain, on peut retrouver des auteurs de toute classe, âge et race confondues. Les hommes qui agressent les femmes dans la rue ne sont pas seulement des ouvriers, il s’agit de conducteurs de bus et de taxi, de conducteurs de train, de groupes d’hommes amassés dans la rue, de “bon vieux types du coin” ou de simples passants.»(7)BOWMAN Cynthia, « Street Harassment and the Informal Ghettoisation of Women ». Harvard Law Review vol. 106 n°3, 1993, p. 531 Comme le fait remarquer Bowman les nombreux travaux sur le harcèlement sexuel au travail illustrent le fait que les hommes travaillant dans des bureaux ont bien d’autres occasions pour agresser sexuellement les femmes., ou même des policiers… Or, si les jeunes hommes (racisés) et les ouvriers apparaissent comme étant les principaux auteurs de harcèlement, c’est surtout parce qu’ils sont plus souvent présents dans l’espace public (soit parce qu’ils travaillent dans l’espace public, soit parce qu’ils ont des logements insalubres, ou pas de logements du tout). Les hommes bourgeois et de classe moyenne ont bien d’autres endroits à leur disposition pour harceler et agresser sexuellement les femmes, les mouvements me too, ou les nombreux travaux sur le harcèlement sexuel au travail l’ont bien démontré : lieu de travail, restaurants, boites de nuit, commissariat, au sein de leurs foyers, sur internet…L’occasion de rappeler que les auteurs de violences sexistes et sexuelles sont en grande majorité connus de la victime, et que les femmes sont plus en danger dans leur espace privé que dans la rue…

Le danger de « compartimenter » les violences sexistes

Si le « harcèlement de rue » semble être une violence spécifique – la spécificité résidant surtout dans le fait qu’il est perpétré par plusieurs inconnus dans l’espace public – cette violence n’est pas sans lien avec toutes les autres formes violences sexistes que les femmes subissent au quotidien.

Le « harcèlement de rue » fait partie du CONTINUUM DE VIOLENCE(8)KELLYLiz, Surviving Sexual Violence ,Polity Press, Cambridge, 1988.. Ce concept explique d’une part qu’un éventail très varié de situations peut être violent pour les femmes (compliment sur l’apparence, blagues sexistes, attouchements, agressions, viol), ce ne sont pas des catégories isolées, tous ces faits participent aux rapports de pouvoirs inégaux entre les genres. D’autre part, le continuum permet de montrer que les formes de violences sexistes sont liées entre elles : harcèlement de rue, harcèlement sexuel au travail, violences conjugales, toutes ces violences font partie intégrante du système d’oppression patriarcal.

Prendre le harcèlement sexiste dans l’espace public isolément et lui appliquer des mesurettes cosmétiques (sanctions administratives communales, « sensibilisation » à coup de campagnes de communication) est une stratégie qui n’endiguera jamais ce type de violence.

Mais s’il ne faut pas compartimenter les violences, omettre au contraire leurs spécificités peut amener à un manque de prise en charge adéquat. Plan International référence notamment les associations spécialisées dans la prise en charge des violences sexuelles. Ces associations ne sont pas formées pour les victimes de harcèlement sexiste dans les lieux publics.

Par ailleurs le « harcèlement de rue » peut revêtir des aspects spécifiques (racisme, islamophobie, lesbophobie, transphobie). Y aura-t-il des analyses spécifiques de ces types de violences de la part de Plan International et des pouvoirs publics ? Prendront-ils en compte le sexisme spécifique que les femmes portant le foulard subissent au quotidien dans l’espace public par exemple ? Soulignons aussi qu’une telle plateforme ne s’adresse qu’à une certaine partie des femmes : celles qui ont accès à internet, qui savent l’utiliser et qui maîtrisent les langues nationales. Dans ce type de campagne, les chiffres sont souvent repris pour émettre des vérités générales, mais il y a très peu d’analyse sociologique approfondie, tant sur les auteurs que sur les victimes.

Enfin, cartographier les quartiers « dangereux » de la capitale pour les femmes pourrait également avoir l’effet pervers de limiter leur liberté de mouvement dans l’espace public. Soit, apeurées par le nombre de cas d’harcèlement répertoriés dans certains quartiers, elles renforceraient les stratégies d’évitement de ces lieux, soit les agents de police leur diraient carrément qu’elles n’ont pas à se promener dans ces « zones rouges ».

Quelle stratégie adopter alors pour combattre le « harcèlement de rue » ? 

Quelles seraient donc les solutions à apporter pour un espace publique dans lequel chacune pourrait se sentir en sécurité ?

  • Responsabiliser les auteurs des violences : ne pas minimiser les faits. Interpeler et responsabiliser les harceleurs, notamment lorsqu’on est témoin de violences sexistes. Tactiques lorsque l’on est témoins : projetcrocodiles.tumblr.com.
  • Visibiliser les violences et partager les tactiques efficaces : diffuser au maximum les nombreux témoignages des femmes (des initiatives comme la page facebook Paye Ta Shnek démontrent l’ampleur abyssale des violences). Diffuser aussi les témoignages de réussite dans les situations de harcèlement permet de partager les tactiques efficaces et de renforcer ainsi la confiance des femmes. Notamment les échappées belles : garance.be/spip.php?rubrique30.
  • Constater le caractère systémique des violences, et s’y attaquer en fonction : la réponse doit être structurelle et non pas ponctuelle.
  • Partager un maximum les outils et techniques d’autodéfense individuelles et collectives. L’autodéfense peut revêtir plusieurs aspects : faire diversion, interpeller des témoins, avoir des techniques d’autodéfense physiques…Elle ne s’adresse pas uniquement aux victimes potentielles mais aussi aux témoins.
  • Se réapproprier collectivement l’espace public. Plusieurs actions militantes ont émergé en ce sens depuis quelques années (Reclaim the night, slutwalk). Ce n’est que collectivement qu’on parviendra à changer le rapport de force et qu’on parviendra à endiguer les violences sexistes dans l’espace public.
  • Rendre l’espace public plus accessible et plus mixte. Des marches exploratoires spécifiques sont mises en place dans cet ordre d’idée : identifier quels sont les objets d’angoisse, mais aussi les manquements de l’aménagement ? Comment faire pour avoir un espace accessible aux chaises roulantes, aux poussettes, aux personnes âgées ? L’aménagement du territoire doit se faire en concertation démocratique constante avec tou.te.s les habitant.e.s.

Le « mapping » n’est pas un instrument neutre, et ce n’est pas un hasard si cet outil a du succès au niveau politique. Il s’agit d’un gadget néolibéral qui permet aux pouvoirs publics de produire rapidement des données chiffrées afin de circonscrire des quartiers et des coupables tout trouvés, et pouvoir ainsi objecter qu’on a fait quelque chose, sans pour autant remettre l’ordre établi en question. C’est une stratégie que nous devons combattre à tous prix.

Les seules solutions efficaces de lutte contre le harcèlement sexiste et sexuel dans l’espace public, mais aussi contres toutes les violences masculines, seront des solutions collectives et radicales. Il faut s’attaquer politiquement aux rapports sociaux inégaux entre les genres pour espérer un réel changement.

Ressources

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