Ce jeudi 10 août nous avons dit au revoir à notre camarade André Henry. Syndicaliste de combat, militant révolutionnaire, André était fier d’être membre de la 4e Internationale et de son organisation belge, la Gauche anticapitaliste. Nous sommes encore plus fiers qu’il ait été des nôtres. Nous publions ci-dessous le texte de la prise de parole de Daniel Tanuro lors de la cérémonie. La famille et les camarades d’André étaient présent·e·s en nombre pour lui rendre hommage. André Henry est parti de la même manière qu’il terminait chacune de ses grèves : sous les applaudissements et en chantant l’Internationale.

À la fin du 19e siècle se crée aux États-Unis une association de travailleurs appelée « Les Chevaliers du Travail ». Elle s’étend internationalement. L’Union verrière de Charleroi en fait partie. Ces Chevaliers avaient un code d’honneur : promouvoir la solidarité et la fraternité face au Capital. C’est ce qu’André Henry a fait toute sa vie. Il avait le refus de l’injustice chevillé au corps. C’était une sorte de Chevalier du Travail des temps modernes. Désintéressé, noble de cœur, bienveillant, modeste, fidèle à sa parole, à ses amis, à ses principes. Le patron de Glaverbel tenta un jour de l’acheter pour dix millions de francs belges, mais André était incorruptible. C’était un grand Monsieur de la lutte de classe, un « working class hero ».

André commence à travailler à 14 ans. À 16 ans, il entre à la verrerie, rue de la Discipline, à Gilly. Il fait ses premières armes chez les jeunes métallos de la FGTB. La grève de 60-61 est son baptême du feu. Une génération de jeunes ouvriers veulent en découdre avec la dictature patronale. Ils soutiennent André Renard contre la social-démocratie mais veulent aller plus loin, imposer des réformes de structures anticapitalistes. Après la grève, à Gilly, certains de ces camarades fonderont un groupe de gauche syndicale – « La Nouvelle Défense ».

André avait un tempérament d’organisateur des opprimés et des exploités. Ses réflexes ne l’ont jamais abandonné. Dans le home où il a passé ses deux dernières années, au moindre problème, notre camarade semblait vouloir syndiquer tout le monde. Les pensionnaires sont très bien soignés dans cette institution, et très gentiment. Sans cela, la direction aurait peut-être été confrontée à l’occupation des locaux par un comité de lutte regroupant les bénéficiaires et le personnel…

André et ses camarades de Gilly ont mené et gagné tant de combats qu’il faudrait y consacrer un livre. Heureusement, ce livre existe : c’est L’épopée des verriers du Pays Noir (1)Publié en 2014 aux Éditions Luc Pire et co-édité par la Formation Léon Lesoil. Aujourd’hui épuisé chez l’éditeur, l’ouvrage reste disponible à la vente au stand librairie de la Formation Léon Lesoil.. Aidé de Denis Horman et de Céline Caudron, André y retrace les événements de sa vie militante.

Citons brièvement quelques points

1963 : Constitution de « La Nouvelle Défense ».

1967 : Prépension, à 63 ans avec 75% du salaire, puis à 60 ans avec 85% du salaire, avec embauche compensatoire. Une première !

1970 : Vote de confiance. L’équipe de la Nouvelle Défense remplace la délégation bureaucratique de collaboration de classe. André devient délégué principal.

1973 : Occupation de l’usine, élection d’un comité de grève et maintien de l’outil sous contrôle ouvrier. Les travailleurs s’opposent au licenciement d’un cadre (un psychologue du service du personnel) trop « conciliant » avec les ouvriers. C’est une question de principe : ils entendent contrôler tous les aspects de la gestion patronale et contester tout ce qui ne leur plaît pas.

1974 : Grève régionale du verre avec occupation, maintien de l’outil, élection de comités de grèves dans 13 usines et centralisation des comités en un comité régional de grève. Réunions quotidiennes de ce comité. Victoire sur le cahier de revendications pour la convention. Au préalable, réintégration dans ses mandats de Maurice Carrota, délégué de Multipane-Gosselies, licencié pour fait de grève. Entre-temps, les travailleurs de Roux ont imité ceux de Gilly : vote de confiance, élection d’une délégation de combat. C’est la contagion.

Janvier 1975 : La multinationale française BSN-Gervais-Danone annonce la fermeture de Glaverbel-Gilly. Elle veut couper la tête du syndicalisme de combat pour liquider son secteur verre à vitre. Sept semaines de grève. Occupation, comité de grève, assemblées quotidiennes, maintien de l’outil, bien sûr. Vente « sauvage » de verre au profit du fonds de lutte des grévistes. Meeting avec Piaget, de LIP. Manifestation internationale à l’initiative de la base syndicale. Occupation du siège de BSN à Paris. Les ouvriers forcent le PDG, Antoine Riboud, à un incroyable débat contradictoire avec André Henry, qui lui fait le procès du capitalisme.

Février 1975 : Accord historique : la fermeture est maintenue mais il n’y a aucun licenciement. Des travailleurs sont reclassés dans d’autres usines, d’autres seront embauchés dans une nouvelle usine à construire par BSN ; les « excédentaires » seront reconvertis dans l’isolation-rénovation. En attendant, ils bénéficient pour un temps indéterminé de leur plein revenu (salaire et primes), payé par l’entreprise via un « fonds social ». On n’a jamais vu ça avant, on ne l’a plus jamais vu depuis. Si d’autres secteurs avaient élargi la brèche, la classe ouvrière serait en meilleure posture dans ce pays.

1975-1983 : Les excédentaires luttent pied à pied pour le respect de l’accord. André et ses camarades imposent le principe d’une reconversion collective et le contrôle ouvrier sur leur formation. Ils réclament une entreprise publique pure. Une proposition de loi est rédigée. L’entreprise – la SETIR – est créée par le gouvernement wallon mais son capital est si faible que le ministre de l’économie peut l’étrangler rapidement, au nom des « lois du marché ».

1983 : L’offensive d’austérité bat son plein. Patrons, gouvernement et bureaucraties syndicales veulent en finir avec les excédentaires, ces « gréviculteurs », ces « agitateurs ». Les médias se déchaînent contre ces « profiteurs » du fonds social. Il est supprimé. L’estocade finale est portée par l’appareil carolorégien de la Centrale Générale FGTB : André est exclu des instances. Il sera réhabilité des années plus tard. En attendant, le mal était fait : un bureaucrate corrompu avait planté son couteau dans le dos de ceux qui avaient sauvé l’industrie verrière au Pays Noir…

Dans ce tourbillon incessant, épuisant, André trouve encore le temps d’intervenir dans les luttes interprofessionnelles. Un exemple. Un vendredi de 1982. Les travailleurs du Borinage sont en grève générale depuis cinq jours contre les arrêtés de pouvoirs spéciaux du gouvernement Martens-Gol. La FGTB de Charleroi tient une assemblée interprofessionnelle. Une forte délégation de Borains a fait le déplacement. À l’exception de 2-3 représentants, ils doivent rester à l’extérieur de la salle. À l’intérieur, Ernest Davister, le président carolo de la FGTB, fait obstruction au vote d’une motion pour la grève. André s’impose à la tribune, soulève la salle et organise lui-même le vote à main levée. La motion est adoptée. Elle restera cependant lettre morte. Davister convoque le lundi suivant une nouvelle réunion au sein de laquelle une majorité lui est assurée. Pour déborder la bureaucratie, il aurait fallu une puissante « Nouvelle Défense » interprofessionnelle. Hélas, elle n’existait pas.

André, lui, reste aux côtés des travailleurs en lutte. Ceux d’AGC Fleurus, ex-splintex, se souviennent. L’entreprise est née de l’accord historique de 1975. En 2005, la direction annonce 300 licenciements secs. Plus de cent jours de grève. André, au piquet, rappelle l’histoire, plaide pour l’occupation. Les grévistes n’osent pas franchir le pas. Mais je me souviens d’une manifestation à Charleroi, au cours de laquelle ils scandaient son nom ! André Henry, André Henry, André Henry ! Trente ans après la grande grève de Gilly, le « révolté de la Discipline » restait un symbole de résistance et de dignité.

Face à ce bilan extraordinaire, on entend souvent dire : « C’était possible à l’époque, les syndicats étaient plus combatifs, plus démocratiques, les gens étaient plus conscients ; on ne pourrait plus faire ça aujourd’hui. »

Beaucoup de choses ont changé, oui. Les bastions ouvriers ont fondu, l’individualisme fait des ravages, l’extrême-droite répand son poison. Mais il ne faut pas embellir le passé. La fin de la grève de 60-61 a débouché sur une défaite grave pour les verriers. Le four a été endommagé suite à l’abandon de l’outil. Le patronat en a profité pour imposer une réembauche sélective, humiliante, avec baisse des salaires et paix sociale. Les appareils social-démocrate et démocrate-chrétien verrouillent les syndicats. Le racisme, le sexisme, n’étaient pas moins présents qu’aujourd’hui. André et ses camarades n’ont pas surfé sur une vague révolutionnaire où tout était facile, non ! C’est à force de courage et de ténacité qu’ils ont reconstruit un rapport de forces. À contre-courant.

Le secret d’André Henry ? Il réside dans une phrase bien connue de Karl Marx : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Nous ajoutons : et des travailleuses elles-mêmes. Cette phrase, André aimait la citer. Il la mettait surtout fort bien en pratique. Pour lui, elle résumait le programme, la stratégie et la tactique anticapitalistes.

André était bien plus qu’un délégué attaché à la démocratie syndicale : c’était un intellectuel ouvrier, un penseur pratique de la ligne à tracer pour renverser le capitalisme par l’action unie des travailleurs et fonder une société socialiste vraiment démocratique. C’est ce qu’il explique en 75, dans son discours à la fin de la grève, que nous allons projeter dans un instant (2)https://youtu.be/hYsKQ3vSSO0. C’est ce qu’il détaille deux ans plus tard dans son petit livre Syndicalisme de combat et parti révolutionnaire.

La pensée de notre camarade s’enracinait dans les plus belles expériences du mouvement ouvrier, telles que la Commune de Paris et la Révolution russe dans sa brève période vraiment soviétique. André avait été formé par son père Arthur, membre d’un groupe de syndicalistes communistes internationalistes, qu’on stigmatisait comme « trotskystes ». Un membre de ce groupe avait dirigé la grève des mineurs de 1932, avec – tiens, tiens ! – occupation des puits, élection de comités de grève et centralisation en un comité régional de grève. Il s’appelait Pierre Wouvermans. Il avait écrit une brochure, Le secret des victoires ouvrières. Il suffit de la parcourir pour toucher du doigt les racines solides qui reliaient André au passé des luttes pour l’émancipation.

Voilà le secret. Voilà pourquoi André n’était pas un dirigeant ouvrier comme les autres. Diriger, pour lui, signifiait créer les mécanismes et les organes permettant aux travailleurs de diriger eux-mêmes leurs luttes, pour se préparer à gérer eux-mêmes la société toute entière.

André était fier d’être membre de la 4e Internationale et de son organisation belge, la Gauche anticapitaliste. Nous sommes encore plus fiers qu’il ait été des nôtres. Adieu Camarade, adieu noble cœur. Adieu et merci. Nous n’oublierons pas ce que tu as fait. Nous rééditerons ton livre Syndicalisme de combat et parti révolutionnaire. Nous organiserons un rassemblement pluraliste avec les témoins de tes combats. Le capitalisme nous entraîne vers un abîme barbare. Ce système absurde et cruel détruit toujours plus la société, la nature et nos droits démocratiques. Mille périls nous menacent, nous avons mille raisons de poursuivre ton combat. Puissions-nous être dignes de ton exemple.

Daniel Tanuro
(aka Alain Tondeur)
Le 10 août 2023

Photo : Manifestation pendant la grève nationale du verre en 1974. (DR)

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