Pour la pensée dominante, « admettre le fait qu’une « classe subalterne » ait pu accéder au pouvoir et se gouverner elle-même, fût-ce de façon éphémère, revient à accepter une idée inacceptable car elle suppose la remise en cause des règles élémentaires de la domination ». Alors, à l’occasion du centième anniversaire d’octobre, Olivier Besancenot propose « un point de vue sous la forme d’une plaidoirie assumée qui veut tordre le cou aux deux contre-vérités récurrentes : la révolution d’Octobre 1917 n’est pas un coup d’État, mais bien une révolution ; la révolution ne portait pas en elle la tragédie qui s’est ensuivie, c’est la contre-révolution bureaucratique amorcée dans les années 1920 qui en porte la responsabilité ».

Dans son essai, il rappelle les éléments clés de ce que fut la révolution russe, son impact sur le monde d’alors, le resserrement des rangs de la bourgeoisie internationale pour tenter d’y mettre fin au plus vite, l’importance de l’auto-organisation des travailleurs, mais aussi des soldats et des paysans, le rôle du parti bolchevique, mais aussi ses limites, erreurs et tragédies. Il va à l’encontre de la pensée dominante actuelle, tout en démontant « l’histoire » officielle stalinienne qui en présentait une vision idyllique.

L’auteur souligne « la surprise des organisations militantes, toutes tendances confondues, bien souvent à la traîne, voire à rebours des événements », devant la montée de la mobilisation ouvrière en février 1917, citant Vladimir Zenzinov, membre du Parti social-révolutionnaire (PSR), qui parle de l’attitude des bolcheviks lors de la réunion du 26 février, préambule du soviet constitué le lendemain : « l’organisation bolchevik de Pétersbourg […] insistait sur la nécessité de calmer les ouvriers ». Et il rappelle que pour Lénine « les masses sont fréquemment plus à gauche que le parti ».

Analysant les causes profondes d’une révolution, Olivier Besancenot insiste sur « l’incapacité avérée des institutions à s’adapter à une situation nouvelle et à prendre en charge les besoins collectifs élémentaires de la population » et souligne que « les révolutions naissent de cette “rupture d’harmonie” ». « Si les assemblées populaires auto-organisées ont finalement repris à leur compte le mot d’ordre “Tout le pouvoir aux soviets” », souligne-t-il, « ce n’est pas pour répondre aux injonctions de Lénine, mais parce que cette solution leur est apparue la plus conforme à leurs intérêts matériels. » Et il rappelle que le comité central du parti bolchevique hésitait encore, le 24 octobre, la veille de l’insurrection, à sauter le pas de la prise du pouvoir. « L’hypothèse de la révolution passée au forceps (…) renvoie à une interprétation des événements où le peuple reste cantonné au statut d’objet : la politique reste affaire de minorités agissantes, les partis, qui guident et orientent les choix cruciaux de l’histoire », commente-t-il.

Si, comme le disait Daniel Bensaïd, le dénouement d’octobre 1917 n’était « guère plus violent que la prise de la Bastille » – quelques dizaines de morts alors que l’Europe connaissait une guerre où les morts se comptaient par millions – c’est après l’instauration du pouvoir des soviets (conseils) que la contre-révolution a fait couler le sang massivement. Besancenot rappelle qu’alors les impérialismes « supportent sans réserve la terreur blanche et cautionnent ainsi les pillages, les exécutions, les tortures, les massacres, les viols, ainsi que les odieux pogroms responsables de la mort de centaines de milliers de juifs, soit le pire génocide antisémite jamais intervenu avant celui que perpétreront quelques années plus tard les nazis » et que Churchill n’hésite pas à le justifier cyniquement : « Plutôt les Huns que le bolchevisme ».

L’intérêt de cet essai d’Olivier Besancenot ne tient cependant pas en premier lieu à sa manière de sauver l’héritage de 1917. Ce qu’il veut mettre à l’ordre du jour de la discussion aujourd’hui, c’est que « Cent ans après la révolution russe, tout reste à faire. L’état du monde nous oblige à inventer un nouveau mode de production et de consommation. » Mais nous faisons face à « un système politique qui ne nous représente pas, mais qui parvient à nous faire croire que nous sommes illégitimes à évoquer notre sort. Nos anciens se sont parfois convaincus du contraire au point de faire la révolution et parler enfin en leur propre nom. Rien ne nous empêche de les imiter au plus vite. »

« Idéologiquement, l’humanité semble être entrée dans le xxie siècle en rebroussant le chemin de ses aînés du xxe. Là où le prolétariat avait fait irruption avec fracas sur la scène de l’histoire en 1917, afin de s’emparer fermement du pouvoir, et ne pas reproduire l’échec de la Commune de 1871, nous avançons, nous, à tâtons, par crainte de retomber dans les ornières du passé, ne sachant plus pourquoi ni comment arracher ce pouvoir à nos oppresseurs. La révolution russe est née de cette question : comment faut-il conserver le pouvoir ? Notre époque stagne du fait de ce dilemme : comment prendre le pouvoir sans être pris par le pouvoir ? »

Pour tenter de dépasser ce dilemme, Olivier Besancenot propose de réfléchir sur les options prises par les bolcheviks à chaque étape, « non pas pour professer d’hypothétiques “bonnes positions” que le recul confortable du temps nous permettrait d’imaginer, mais pour envisager les erreurs comme autant de leçons stratégiques à méditer. » Il s’agit non de « justifier les fautes de parcours de ses auteurs, mais d’identifier lucidement l’envergure de ces obstacles, afin d’envisager les différents moyens qui auraient pu être mis en œuvre pour les contourner – ou non ». Il revient alors sur le communisme de guerre (qui « avait eu raison de la guerre, mais peut-être aussi du communisme »), sur la tragédie de Kronstadt (« Ni suppôt de la contre-révolution réactionnaire ni troisième révolution libertaire, le soulèvement de Kronstadt fut d’abord l’expression de la révolte sociale et politique qui grondait au sein du camp soviétique »), la gestion politique et la justification théorique de la terreur rouge, l’étatisation centralisée de l’économie, la dissolution de l’assemblée constituante, la création de l’Armée rouge et de la police politique de la Tchéka (ces « solutions drastiques dérogatoires allaient se métamorphoser en habitudes arbitraires »). Et il développe les leçons que les révolutionnaires d’aujourd’hui pourraient tirer des erreurs de la révolution russe : comment faire que l’autogestion reste « la colonne vertébrale » de la révolution et puisse « se prémunir de ce péril inhérent aux mouvements collectifs » qu’est la bureaucratisation, comment garantir que « l’enjeu stratégique essentiel » qu’est la liberté politique passe le cap de la lutte face à la contre-révolution, comment éviter l’arbitraire et l’autonomisation des « branches armées »…

« L’avenir des projets d’émancipation reste prisonnier du passé. Il ne pourra s’en libérer qu’à la condition de remettre celui-ci en débat. » Lisez ce livre, car le débat qu’il entame est indispensable.

Jan Malewski pour Inprecor

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