Le drame qui s’est produit à Anderlecht le week-end passé et la vitesse avec laquelle il fut traité politiquement et médiatiquement imposent un temps de réflexion. Car le nom d’Adil vient douloureusement s’ajouter à une liste déjà bien trop longue de victimes des violences policières. En outre, certain.e.s relèvent que l’attention portée à sa mort n’aurait pas été aussi importante sans les révoltes de samedi. Il est donc essentiel de s’interroger sur cette violence, et surtout de s’armer intellectuellement face à la réécriture de l’histoire par les dominants et leurs relais médiatiques. De là, construire le rapport de force pour véritablement changer les choses.

Du calme, pour laisser la justice faire son travail

À la suite d’événements comme ceux de ce week-end, les appels au calme se multiplient rapidement. Il faut néanmoins opérer une distinction fondamentale entre ceux-ci. Soyons clair, un appel au calme de la famille requiert toute notre attention et c’est notre devoir de le respecter. Mais lorsque cet appel est exprimé par les représentants officiels de l’Etat, par son bras armé ou ses chiens de garde médiatiques, il n’est qu’une manière détournée de faire taire. Le retour aux comportements « citoyens » et « raisonnables » qu’ils demandent, exigent en réalité des personnes en souffrance qu’elles gardent le silence. Dans le cas présent, de mourir sans protester. Leur indécence n’ayant pas de limite, ils ne se gênent même pas pour s’approprier les paroles d’une famille dont ils viennent de prendre le fils.

Quant à la justice, le travail qu’elle est appelée à faire laisse songeur. Elle qui, dans de telles affaires, a déjà maintes fois prouvé sa fâcheuse tendance à dissimuler ou déformer la vérité, à criminaliser les victimes et leurs familles, pour finir par classer l’affaire bien rapidement. Combien de fois faudra-t-il répéter cette mascarade pour se rendre compte que, dans sa configuration actuelle et sans pression populaire considérable, la justice est bel et bien aveugle, en plus d’être sourde et muette ?

Une condamnation de toute violence, même coloniale ?

Chacun.e le sait, on ne peut mettre sur un pied d’égalité la violence des oppresseurs avec celle des opprimés. Celle des seconds vient en tout temps et en tout lieu, en réaction à celle des premiers. Pourtant, en condamnant toute forme de violence sans distinction, c’est bien cette différence essentielle qui est gommée.

Les quartiers populaires constituent, dans leur ensemble, une réserve de main-d’œuvre utile à la ville. Un nombre important de personnes qui y logent ont un travail indispensable à notre vie en société. Elles conduisent les métros et les bus qui nous font voyager. Elles soignent les malades et les personnes âgées. Elles nettoient les bureaux et les espaces publics. Elles préparent, servent et livrent à manger. Pourtant, leur invisibilisation est la norme. Le système exige de leur part de ne pas faire de vagues. Que celles et ceux dont nous avons besoin en centre-ville viennent y travailler, soit. Mais qu’ils repartent sitôt dans leurs quartiers. Au prix d’efforts considérables, certain.e.s. peuvent bien entendu se soustraire aux lourdes contraintes sociales qui pèsent sur elles et se construire une vie meilleure. Que les autres, par contre, se contentent de consommer ce qu’elles peuvent, avec les maigres revenus qu’elles reçoivent. Dans tous les cas, qu’elles ne s’aventurent pas à perturber l’ordre capitaliste. La machine doit tourner, l’illusion de notre monde marchand doit être maintenue.

Dans cette logique, la police agit comme une frontière mouvante, une institution du contrôle des comportements et des mouvements des habitant.e.s des quartiers populaires. Si l’égalité entre citoyen.ne.s est affirmée en principe, de nombreux mécanismes persistent pour en empêcher son application en réalité. La police et les lois participent de ces mécanismes.

Qu’avons-nous donc sous les yeux ? Des espaces populaires où vivent en nombre des personnes racisées. Des espaces exploités par les centres économiques et les beaux quartiers, maintenus dans les difficultés économiques et délaissés par les politiques sociales, occupés par une force policière qui y expérimente des pratiques brutales de maintien de l’ordre. Des enclaves géographiques où certains droits humains parmi les plus fondamentaux y sont régulièrement suspendus, dans le consentement tacite d’une société qui détourne le regard mais continue à célébrer ses principes humanistes.

À ce stade, le parallèle est évident. L’ancienne métropole européenne a instauré en son sein des logiques de colonisation, les imposant avec force aux populations issues de l’immigration coloniale et post-coloniale. Les Black Panthers aux Etats-Unis parlaient d’ailleurs des quartiers populaires noirs comme d’espaces colonisés à l’intérieur de l’empire américain. Plus proche de nous en France, Mathieu Rigouste parle lui d’endocolonialisme et, en référence à Frantz Fanon, qualifie les habitant.e.s de ces quartiers de « damné.e.s de l’intérieur ». Avec ses spécificités, ce phénomène s’observe donc aussi en Belgique.

« Tous des casseurs »

La violence qui s’exprime provient donc de populations et d’individus opprimé.e.s, exploité.e.s et colonisé.e.s. C’est, en fait, une réaction à un régime endocolonial lui-même extrêmement violent. Cette violence exprimée est celle d’un « assez », celle qui ne peut que se manifester tôt au tard lorsque de telles conditions sont imposées à des êtres humains. Au lieu de « violence », on devrait plutôt parler de révolte. Et ça change tout. Car la révolte est consacrée comme un droit pour les peuples opprimés. Les politiques, les policiers et les faiseurs d’opinion qui confisquent ce droit aux habitants des quartiers populaires devraient se souvenir qu’il est enseigné à l’école – avec toutes les limites et contradictions inhérentes au système scolaire. À moins bien sûr qu’ils ne renient ouvertement les slogans des révolutions française, américaine, et belge. Ou qu’ils reconnaissent que, dans leur monde, ce droit à la révolte, qui est aussi celui de la liberté, de la dignité et de l’auto-détermination, ne vaut que pour eux et pas pour les personnes racisées.

Ainsi, comme tout historien.ne et sociologue le sait, la violence peut être un moyen d’expression puissant, véhiculant un message politique fort. Dans ce cas présent, ce sont bien les symboles policiers qui furent largement attaqués. Ces mêmes symboles qui incarnent la domination et la répression endocoloniales. Le déroulement des événements prouve aisément qu’on était loin d’une éruption de violence sans motifs et sans buts. Il faut donc le dire et le répéter : ces jeunes n’étaient pas de simples casseurs.

Et puis, au-delà du moyen d’expression utilisé lorsque tous les autres font défaut, la violence révolutionnaire est aussi une manière de réaffirmer son humanité face à un système qui chaque jour la conteste. Frantz Fanon y voyait même une force libératrice pour l’opprimé, libératrice de son sentiment d’infériorité et d’impuissance imposé par les dominants. Une force qui briserait sa peur et reconstituerait son estime de soi. De par l’application concrète de la violence révolutionnaire, les opprimé.e.s réaliseraient que, peut-être, la botte de l’oppression qui pèse sur elleux ne résisterait pas longtemps s’ils se décidaient collectivement à se tenir debout.

Le bon et le mauvais flic

D’ailleurs de cette botte, parlons-en. Lorsqu’il en est question, on nous avertit : « ne mettez pas tous les policiers dans le même panier ». Soit. Remarquons d’abord l’ironie d’une situation où la police ne se gêne pas, elle, pour mettre des groupes entiers de personnes dans le même panier. Mais plus fondamentalement, c’est comme si, en disant cela, on cherchait à avancer prudemment, presque en s’excusant par avance, en ne voulant pas vexer la sensibilité des « bons » flics.

Bien sûr que tous les individus qui endossent l’uniforme sont différents. Et bien sûr que certain.e.s sont persuadés de servir la population. Le problème n’est cependant pas ce qui les différencie, mais bien ce qui les rassemble. Et ce qui les rassemble, c’est une mentalité et une pratique policière, propres à l’institution elle-même, qui expliquent pourquoi de tels faits insupportables se répètent avec la régularité d’un métronome. On ne peut donc que constater un problème structurel et général, sans avoir à caresser dans le sens du poil les policier.e.s qui s’en trouveraient offusqué.e.s. Ces policier.e.s doivent bien comprendre qu’une telle analyse structurelle leur tend un miroir. Si l’image de leur profession leur déplaît à ce point, qu’iels se remettent en question et se demandent qui iels servent réellement.

Pour une police de proximité ?

Malgré de tels constats, des voix continuent de s’élever pour rétablir les liens avec les forces de l’ordre et en faire une police de proximité. Pour juger de la faisabilité de la chose, et surtout de son caractère durable, il est utile de rappeler la fonction de la police en tant que corps social.

La police est une institution dont la création et la professionnalisation repose largement sur une double mission. La première, chronologiquement, est de contrôler et mater les classes populaires alors en pleine constitution et concentration dans les grandes villes industrielles. La seconde, chronologiquement toujours, est de contrôler et mater les individus issus de l’immigration coloniale et post-coloniale. Cette double mission s’incarne aujourd’hui dans l’action policière au sein des quartiers populaires en général et à l’encontre des personnes racisées en particulier. La violence policière n’est donc pas une dérive. Elle n’est pas la conséquence de quelques mauvais éléments au sein de l’institution. Il s’agit d’une traduction logique des missions de la police dans nos sociétés hiérarchisées selon la classe, la race, le genre.

Dans ce cadre, la police de proximité appliquée aux quartiers populaires peut apparaître comme une stratégie de contrôle « soft ». Mais cette proximité avec la population ne garantit pas non plus la bienveillance et l’arrêt des brutalités. Au contraire, sans extirper d’abord cette violence du corps policier, vouloir rapprocher les flics des habitants des quartiers populaires serait dangereux. C’est de cette réalité dont parle le rappeur français Despo Rutti lorsqu’il cite : « On veut pas de la police de proximité ici, Parce qu’elle est beaucoup trop près pour rater sa cible ».

En outre, aux premiers signes de contestation, la main de l’Etat a vite fait de retirer son gant de velours, dévoilant à nouveau sa poigne de fer. La police de proximité laisse alors rapidement la place à une autre, quand ce ne sont pas tout simplement les mêmes agents qui enfilent casques, boucliers et matraques pour quadriller les rues, appuyés par des véhicules lourds et un hélicoptère. Iels chargent, nassent, pourchassent. Les coups de matraques pleuvent, les individus sont traînés par terre, arrêté.e.s. La suite, ce sont les menaces verbales et les mauvais traitements. L’arbitraire à presque tous les étages. Les corps sont meurtris, les esprits aussi. Certain.e.s ne s’en remettent que difficilement, d’autres jamais totalement.

Comment appeler à rétablir les liens avec une institution policière dont la mission est de contrôler et réprimer les quartiers populaires ?

Transformer radicalement le réel

En fait, la solution de la police de proximité, ou d’une police « à visage humain », n’aborde pas les problèmes socio-économiques sous-jacents. La répression existera tant que nos sociétés seront de la sorte hiérarchisée et auront pour soubassement l’oppression et l’exploitation, incarnées avec force dans ce lien endocolonial qui lie les quartiers populaires au reste de la ville. Si des réformes policières peuvent améliorer la situation, et s’il faut absolument continuer à exiger la fin immédiate des violences de la police, elles ne peuvent la résoudre totalement et ne garantissent rien de structurel. Chasser le naturel, il revient au galop.

Si on veut mettre un terme définitif à de telles pratiques, il faudra donc aussi radicalement changer les conditions matérielles de nos sociétés. Et le confinement le démontre avec force. Ces conditions matérielles sont nombreuses. On pense aux logements trop exigus, parfois insalubres, aux conditions de travail difficiles, aux salaires trop faibles, dans les cas où l’accès à l’emploi n’est pas tout simplement barré par le racisme à l’embauche. On pense aussi aux fins de mois qui arrivent trop vite, aux consultations chez le médecin repoussées, à celles chez le dentiste annulées. On pense aux inégalités scolaires grotesques et aux violences symboliques quotidiennes. Dans les quartiers populaires, la vie y est plus courte qu’ailleurs. En quelques mots, on parle d’un passé pillé, d’un présent volé et d’un avenir confisqué. Ce n’est pas des flics avec lesquels on papote sur le trottoir qui changeront la donne. D’autant plus qu’une fois encore, la sympathie de l’institution policière a des limites qui sont très rapidement dépassées.

Terminons en laissant la parole à l’Abbé Pierre qui, au sujet des violences, a su trouver les mots justes :

« Ceux qui ont pris tout le plat dans leur assiette, laissant les assiettes des autres vides, et qui ayant tout, disent avec une bonne figure, une bonne conscience : « Nous qui avons tout, nous sommes pour la paix ! », je sais ce que je dois leur crier à ceux-là : les premiers violents, les provocateurs de toute violence, c’est vous ! Quand le soir, dans vos belles maisons, vous allez embrasser vos petits enfants, avec votre bonne conscience, au regard de Dieu, vous avez probablement plus de sang sur vos mains d’inconscients que n’en aura jamais le désespéré qui a pris les armes pour essayer de sortir de son désespoir. »

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