En Tunisie, des mobilisations importantes menée par des organisations féministes ont eu lieu ces dernières semaines pour réclamer une égalité totale au niveau des lois, notamment par rapport au Code tunisien du statut personnel (CSP). Le CSP consiste en une série dispositions juridiques encadrant les rapports maritaux entre l’homme et la femme et les questions d’héritage. Interview avec Ahlem Belhadj, militante féministe membre de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates).

Peux-tu nous parler des dernières mobilisations féministes et de leur dynamique?

Depuis 1956, date de la promulgation du code du statut personnel, le 13 Aout est la fête nationale des femmes en Tunisie. Cette année, quelques milliers de femmes et d’hommes, jeunes et moins jeunes, ont envahi l’avenue Habib Bourguiba pour défendre l’égalité et les libertés individuelles. L’appel a émané des associations féministes, dont l’association tunisienne des femmes démocrates, des organisations de défense des droits humains et plusieurs jeunes associations LGBTIQ.

La manifestation s’inscrit dans le long cheminement du mouvement féministe tunisien pour l’instauration de l’égalité entre les sexes. Elle fait suite à la bataille pour la constitutionnalisation des droits des femmes de 2011 à 2014. Les mouvements féministes réclamaient la reconnaissance de l’égalité entre les citoyennes et les citoyens dans un état civil basé sur des lois non charaïques. Mais l’harmonisation des lois avec la constitution rencontre encore beaucoup de résistance.

Le code du statut personnel devenu obsolète avec le temps fait l’objet d’un débat national houleux après le rapport de la commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe) mis en place par la présidence et dirigée par la députée féministe Bochra Belhadj Hmida. Ce code comporte des mesures franchement discriminatoires inspirées de la charia: le mari comme chef de famille; la tutelle paternelle des enfants sauf situation particulière; l’obligation de la dot pour les mariages (même si elle est symbolique), et surtout la discrimination dans l’héritage.

Au-delà de l’égalité entre hommes et femmes, les revendications ont également porté sur le respect des libertés individuelles et en particulier sur la dépénalisation de l’homosexualité et la libre disposition du corps. L’alliance entre le mouvement féministe et le mouvement LGBTIQ est récente. Elle s’est traduite par plusieurs actions communes et par la mise en place d’un collectif tunisien pour les libertés individuelles.

Quels obstacles rencontrent ces mobilisations?

Le 11 Aout, les islamistes parmi les plus durs ont organisé une marche contre ces réformes. Ils affirment que ces dernières sont en contradiction avec la religion et considèrent que l’égalité et les libertés individuelles menacent la société tunisienne musulmane et que le rapport de la Colibe est un appel à la Fitna (guerre civile pour des motifs religieux). Ils ont appelé à l’abandon de toutes les mesures en faveur de l’égalité dans l’héritage, la dot et se sont particulièrement opposés à tout ce qui relève de la libre orientation sexuelle.

Le parti Ennahdha, parti islamiste au pouvoir, n’a pas appelé officiellement à cette manifestation mais l’un de ses instigateurs est l’ancien ministre des affaires religieuses d’Ennahdha.

Les deux partis au pouvoir, Nidaa Tounes et Ennahdha, essayent de créer un climat de polarisation politique en vue des élections de 2019. Dans cette optique, l’instrumentalisation des droits des femmes est le sujet qui marche le mieux. Très déçue par la coalition avec les islamistes, Caïd Essebsi pour suivre les traces de Bourguiba et marquer l’histoire par l’instauration de l’égalité successorale, a besoin de tout l’électorat féminin qui a massivement voté pour lui pour pouvoir contrecarrer Ennahdha et. De son côté, Ennahdha joue sur la religion et sur l’identité pour que sa base oublie ses échecs.

La manifestation du 13 aout a brisé l’état de léthargie et de démobilisation des derniers mois suite à des déceptions multiples et aux crises économique et politique. Le gouvernement est désavoué par les siens, et le parti Nidaa Tounes du président Essebsi a éclaté en plusieurs morceaux avec une guerre de succession autour du fils d’Essebsi. La coalition nationale au pouvoir connait plusieurs conflits internes. La centrale syndicale de l’UGTT demande le départ du gouvernement face aux mesures néolibérales dictées par le FMI et la banque mondiale, dans un climat de une crise économique sans précèdent: inflation à 7,2%, taux d’endettement à 72% du PIB, dévaluation du dinar.

Peu de partis politique ont soutenu l’appel féministe. Le front populaire a rejoint la marche la veille et a fini par se positionner clairement du côté des manifestant·e·s, le Massar (ex parti communiste tunisien) a également appelé à rejoindre la marche, tandis que des militantes et militants politiques d’autres partis ont manifesté indépendamment du positionnement de leurs partis.

Les manifestantes et les manifestants ont scandés des slogans pour l’égalité, pour les libertés individuelles mais également contre le coût de la vie, la corruption et tous les conservatismes. Le mouvement féministe tunisien saura-t-il de nouveau être un moteur de mobilisation?

Propos recueillis pour solidaritéS.

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