The Westport Independant est un jeu vidéo sorti début 2016 et développé par le studio Double Zero One Zero disponible sur ordinateur et smartphone, uniquement en anglais.

Le jeu vous met dans la peau d’un·e rédact·eur/rice en chef·fe dans la ville fictionnelle de Westport où vous dirigez un journal, le Westport Independant. Au moment où se déroule le jeu, en 1949, le pays est apparemment dirigé par un Président au nom inconnu et figure de proue du parti « Loyaliste » dont l’esthétique et le slogan – « Loyauté / Moralité / Propriété » – évoque clairement l’extrême-droite.

Le jeu annonce d’emblée que vous n’aurez que 12 semaines avant qu’un texte de loi, le Public Culture Bill, ne passe. Cette loi vise à « améliorer la qualité des médias indépendants » et forcera les médias à intégrer « l’Association des Nouvelles et des Médias Loyalistes », évoquant ici le syndicat d’État corporatiste sous le nazisme, le Deutsche Arbeitsfront.(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Deutsche_Arbeitsfront

Avant le passage du Public Culture Bill, votre journal devra suivre un ensemble de règles, sous peine de fermeture. Cet ensemble de règles consiste en :

  • Ne pas imprimer de contenu trompeur qui pourrait heurter l’image du pays.
  • Ne pas imprimer de contenu trompeur qui pourrait heurter l’image du gouvernement Loyaliste.
  • Ne pas imprimer de contenu trompeur qui pourrait heurter l’image du Président.
  • Ne pas imprimer de contenu trompeur qui pourrait glorifier les actes des rebelles ou d’autres criminel·le·s.
  • Imprimer du contenu qui renforce la loyauté envers le gouvernement.
  • Imprimer du contenu qui inspire la moralité à la population.
  • Imprimer du contenu qui valorise la propriété dans notre société.

Le principal créatif du jeu (sur une équipe de 5 personnes) est Pontus Lunden, designer qui a participé à l’écriture du jeu, à ses graphismes ainsi qu’à la composition de la bande-son. Il n’a pas participé à d’autres projets vidéoludiques depuis.

Le jeu est difficilement classable dans un genre en particulier en raison de ses mécaniques innovantes : sur la plateforme de distribution Steam, il est labellisé comme « indépendant / simulation / dystopique ».

Il est régulièrement comparé à Papers Please, un autre jeu difficilement classable qui vous met dans la peau d’un agent de l’immigration dans un cadre évoquant les républiques satellites de l’URSS et dont le créateur (game designer, compositeur, artiste et programmeur) est Lucas Pope. Ce dernier a également sorti en 2012 un jeu très proche de The Westport Independant, The Republia Times(2)Jouable gratuitement sur navigateur à cette adresse : https://dukope.com/trt/play.html qui s’ancre dans le même univers que Papers Please. The Westport Independant va même jusqu’à citer Lucas Pope dans les remerciements du jeu.

Des similitudes sont en effet observables : message politique dans un contexte autoritaire, le cœur du jeu se déroule sur un bureau, les graphismes simples laissant voir les pixels, la palette de couleurs ternes et les différentes conclusions en fonction des choix posés durant la partie.

La critique et le public ont salué Papers Please comme une réussite là où The Westport Independant est présenté comme faisant pâle figure à côté de son modèle ; superficiel, caricatural et à la rejouabilité limitée.

Bien que je sois d’accord avec les nombreuses critiques faites au jeu, j’aimerais ici en traiter un peu plus en profondeur, le jeu ayant plus à dire que les critiques sur son design imparfait et ses maladresses d’écriture.

Les mécaniques du jeu

Tout d’abord, il faut présenter plus en profondeur les mécaniques du jeu.

Votre rôle, en tant que rédact·eur/rice en chef·fe, est de choisir dans une liste d’articles potentiels quels sont ceux que vous allez mettre dans votre journal pour la semaine à venir.

Une fois que vous avez choisi quels articles intégrer, vous allez les accommoder : choisir le titre (toujours entre deux possibilités) et éventuellement retirer un ou plusieurs paragraphes.

En haut, l’article de base. En bas, l’article modifié par la/le joueur/euse. Le premier a pour titre « Le gouvernement Loyaliste poursuit une politique plus sévère contre les personnes soupçonnées de rébellion », le deuxième « Le gouvernement Loyaliste attaque la vie privée de la population civile ».

Une fois les articles choisis et accommodés, il s’agira de les confier à vos journalistes. Au début du jeu, vous en avez 4, chiffre qui peut baisser au fil des semaines, des démissions ou des arrestations. Chaque journaliste a ses convictions et une opinion par rapport à vous. Soumettez-lui un article trop éloigné de ses convictions et il/elle pourra refuser de le publier (même si vous pouvez toujours lui forcer la main).

Le jeu, après la première semaine, vous offre la possibilité d’orienter votre marketing selon la démographie : chaque article est relié à un thème (crime – société – industrie – célébrité) et certains thèmes parlent plus à certains quartiers de la ville qu’à d’autres. Vous pourrez alors choisir de favoriser la distribution dans certains districts en fonction des thèmes des articles de votre journal. Plus votre journal est populaire dans un district, plus il aura d’influence politique sur celui-ci.

De même, il faudra également choisir quel sera l’article qui fera la Une de votre canard. L’impact de l’histoire sera ainsi décuplé dans la population. Une fois les articles envoyés à l’imprimerie, le jeu fait un bilan de votre popularité dans chaque district de la ville, sur le soutien de la population au parti Loyaliste et sur la suspicion que le pouvoir a à votre égard.

Le jeu s’arrête après 12 semaines (soit 12 phases de jeu) lorsque le Public Culture Bill entre en vigueur. Il peut aussi finir lorsque la suspicion des Loyalistes est au maximum ou si tou·te·s vos journalistes quittent la rédaction. En théorie, une partie complète devrait durer une petite heure.

La fin de la partie est constituée d’un épilogue qui dépend de vos actions : tel district peut se mettre en grève ou lancer des émeutes tandis que d’autres voient la normalité glaçante de l’autoritarisme s’installer paisiblement. Votre journal peut également être fermé ou intégrer le syndicat Loyaliste. Cet épilogue n’est pas réellement conclusif et laisse votre imagination décider de ce qui arrivera au pays.

Une vérité qui dérange ?

Tout d’abord, il est extrêmement simple de finir les 12 semaines du jeu si vous appliquez les règles données au début par le gouvernement. En effet, les règles édictées sont simples à suivre : vous avez une grande « marge d’erreur » pour obéir et contribuer à mettre la société au pas en diffusant les nouvelles qui vont dans le sens du pouvoir, souvent en mentant par omission et en choisissant de mettre en valeur les opérations de communication du gouvernement. Vous gagnerez facilement, au prix du sacrifice du peu de liberté de presse qu’il restait encore.

Toutefois, le jeu devient plus intéressant si vous désobéissez ou du moins, si vous désobéissez avec subtilité… Ne publier que des nouvelles en défaveur du gouvernement vous propulsera rapidement, vous ou vos journalistes, dans une des geôles du régime. Néanmoins, vous pouvez exploiter le pouvoir de votre maigre liberté d’expression pour cultiver dans la société un désir de révolte contre un gouvernement d’extrême-droite.

Le simple fait de ne publier que des articles portant sur des sujets réellement importants avec des titres factuels vous attirera immanquablement la suspicion du régime, bien que vous puissiez sans doute vous en sortir à bon compte. Vous pouvez également jouer sur les deux tableaux, publier à la fois des opérations-séduction du pouvoir tout en affichant en première page le bilan économique peu glorieux du Président.

Le jeu n’a donc pas une approche encourageant la/le joueur/euse à la performance (puisque le jeu n’est pas dur si on s’en tient aux règles du parti Loyaliste) mais est davantage une invitation à poser et à expérimenter des choix politiques et moraux, en proposant en même temps le plaisir de la découverte des conséquences de ses actions.

La diversité avec laquelle on peut approcher une même situation a de quoi mettre du plomb dans l’aile de certain·e·s éditocrates qui voient dans les médias une source absolue de contre-pouvoir. Au contraire, le jeu montre à quel point un média peut se faire le renfort cynique d’un gouvernement tyrannique en se désolidarisant totalement de ses collègues qui subissent la répression. Si les médias constituent bien un quatrième pouvoir, le jeu nous met devant la question de la responsabilité de ce pouvoir, dont la résistance ne va pas de soi.

Le jeu remet également en cause le discours acritique de certain·e·s journalistes qui parlent de neutralité et d’objectivité (valeurs essentielles au journalisme) sans les mettre en contexte dans la réalité matérielle de la production de l’information.

Votre journal, même s’il ne retire aucun des paragraphes des articles publiés, doit choisir l’information qu’il va relayer. Il va devoir choisir le titre de chaque article. Il va devoir hiérarchiser l’information en choisissant quelle nouvelle sera en Une du journal. D’ailleurs, quand un article relaie la version mensongère du pouvoir, est-il plus objectif de la garder ou de l’enlever ?

Tous ces choix, tous ces questionnements soulignent le caractère éminemment politique de tout travail journalistique : il implique toute une série de choix qui ne vont pas de soi.

On peut néanmoins déplorer le manque de finesse dans certains de ces choix dans le jeu, notamment pour ce qui est des titres. En effet, le jeu ne nous propose que deux  titres, soit la version plutôt rebelle, soit la version Loyaliste, ce qui peut parfois mener à un dilemme entre deux titres factuellement faux. Le jeu nous somme ainsi de choisir un camp de manière binaire : ou vous publiez des articles au vitriol contre le gouvernement, ou vous lui léchez les bottes.

Il n’y a pas de position intermédiaire, position pourtant privilégiée par les médias : une approche factuelle, dépassionnée et euphémisée qui essaie de ne pas faire transparaître d’opinion pour ne pas s’aliéner certaines parts de son lectorat.

Une approche matérialiste ?

Le jeu n’aborde pas (peut-être par choix de se limiter au thème de la censure d’État) le volet économique du fonctionnement des médias.

Comme 99% des entreprises, grandes ou petites, les médias fonctionnent majoritairement selon une logique capitaliste. Le service public est dans une situation particulière bien qu’il soit malgré tout soumis à des exigences d’audimat et de rentabilité pour concurrencer les acteurs privés.

Cette logique capitaliste entraîne un certain nombre de conséquences dans le fonctionnement des médias. De par la structure autoritaire d’une entreprise où ni le lectorat ni les travailleurs/euses n’ont de poids réel sur les décisions, les propriétaires d’un journal ont toujours le dernier mot et peuvent exiger que certaines informations, dans des cas exceptionnels, soient omises. Plus subtilement, avec la prise d’importance des publicités dans le fonctionnement économique des médias, un annonceur peut choisir de couper son soutien financier à un média qui nuirait à son image.

La/le rédact·eur/rice en chef·fe est en général une personne de confiance pour les actionnaires qui va se charger de répondre aux exigences de celles/ceux-ci. Un bon journal doit être rentable et, dans la course concurrentielle, il doit se démarquer de la concurrence en proposant des histoires que les autres n’ont pas, quitte à aller puiser des nouvelles à l’importance négligeable pour le débat public.

Certaines grandes fortunes vont même faire le choix d’acquérir des médias à perte pour augmenter leur liberté d’expression et donc gagner un pouvoir d’influence sur son lectorat et sur le débat public.

Il peut également être intéressant d’être le premier à publier une information, quitte à aller trop vite et à négliger la vérification.

Tout comme dans n’importe quelle autre entreprise, la concurrence entraîne le besoin de réduire les coûts au maximum pour offrir un journal bon marché. Les coupes budgétaires peuvent souvent être supportées par les journalistes qui ont, avec la crise de modèle économique des journaux, un statut de plus en plus précarisé, notamment chez les plus jeunes. L’engouement pour ce genre de métier et le peu de places disponibles entraîne également une concurrence forte entre travailleurs/euses qui renforce la précarité des journalistes.

Ainsi, certains journalistes parmi les plus précaires, les pigistes, doivent fournir plusieurs articles par jour pour espérer joindre les deux bouts ; le temps devient un facteur crucial et là encore, la vérification et la mise en contexte de l’information passe au second plan.

Toutes ces considérations économiques qui peuvent renforcer la dépendance d’un journal à des pratiques entachant la qualité de l’information ne sont donc pas prises en compte par le jeu. On peut publier la plus fade des feuilles de chou en visant les mauvais publics, on ne sera jamais mis dans une situation délicate économiquement parlant.

De même, le système de sélection des articles que l’on confie à des journalistes est quelque peu étrange : bien qu’un·e rédact·eur/rice en chef·fe puisse demander à des journalistes de traiter tel ou tel sujet, voire de recommander un angle, le jeu donne l’impression que les journalistes ne seraient que des prête-noms retranscrivant des dépêches que leur supérieur·e leur a confié.

Le jeu a également un discours sur les liens entre classes sociales et opinions politiques. La ville de Westport est divisée en 4 districts qui recouvrent ici 4 classes sociales distinctes :

  • La banlieue Nord qui regroupe 75.000 personnes et qui accueille différents bâtiments gouvernementaux. Ses habitant·e·s ont plus de richesses que ce que peuvent rêver la plupart des autres citoyen·ne·s. Elle représente évidemment la bourgeoisie et les classes dirigeantes à son service.
  • Les districts Ouest, forts de 150.000 âmes, principalement la « classe moyenne » qui assure les services. C’est sans doute le quartier le plus fourre-tout et le moins bien écrit, où les emplois seraient principalement pourvus par l’horeca et l’administration.
  • Les usines à l’Est, avec 225.000 habitant·e·s qui travaillent principalement dans l’industrie lourde. Le quartier est sale, les conditions sont dures mais la plupart des gens ont un boulot. On identifie assez bien le prolétariat industriel.
  • Enfin, les docks au Sud qui abritent près de 300.000 personnes dans des taudis où le chômage et le sans-abrisme sont le pain quotidien d’une population qu’on pourrait assimiler à celle de la catégorie du précariat, voire du lumpenprolétariat.

Ici, le jeu nous montre une situation sociale extrêmement pyramidale : les classes sont séparées par quartier, chaque quartier ayant un ordre de grandeur et des conditions de vie sensiblement différentes.

Chaque quartier favorise certains thèmes dans votre journal. Les docks seront plus intéressés par les articles adressant les faits divers et les débats sociétaux, là où la banlieue Nord se passionnera pour les infos people et l’industrie. Ainsi, quand on cherche à radicaliser les bourgeois·es, il vaudra mieux montrer une célébrité arrêtée dans une manifestation rebelle plutôt que de faire état des violences policières contre des sans-abris.

De même, plus on descend dans la hiérarchie sociale, plus le soutien aux rebelles est fort.

Cette thèse est renforcée par la difficulté à pousser les deux districts les plus aisés dans le camp des rebelles : le statu quo reste souvent une option préférable aux méthodes violentes des rebelles quand le régime vous laisse vivre confortablement.

Le jeu pourrait être accusé d’avoir une optique quelque peu réductrice du pouvoir des médias.

Un seul journal pourrait en 3 mois déclencher une révolution pour peu qu’il présente une certaine version de l’actualité. Or, comme le font remarquer Henri Maler et Blaise Magnin, « les pratiques concrètes de ‘consommation’ des médias interdisent d’y voir un pouvoir capable de modeler les opinions : les individus ne choisissent pas par hasard les médias qu’ils suivent préférentiellement, et ils font en sorte d’être surtout confrontés à des messages ne heurtant pas leurs opinions préconstituées. »(3)https://www.acrimed.org/Le-pouvoir-des-medias-entre-fantasmes-deni-et Cependant, cette affirmation peut être nuancée par les nouvelles habitudes de consommation des médias changeantes (notamment pour la génération Y) qui sont plus que jamais pluralistes avec la prise d’importance des plateformes numériques.

Néanmoins, la « vérité » reste dans le jeu attachée à des limites matérielles qui freineront ou accéléreront considérablement la prise de conscience. Il est difficile de faire prendre conscience des méfaits du parti Loyaliste quand tout ce qui vous intéresse, c’est la santé des entreprises et la dernière robe de bal de la Première dame.

Il est intéressant de prendre également conscience qu’avec un peu d’arithmétique, la solution la plus simple est la plus efficace : les classes les plus vulnérables constituent 70% de la population. L’inclusion des classes supérieures n’est ainsi pas nécessaire pour paralyser la machine Loyaliste et pourrait constituer à ce titre une thèse politique marxisante. Si le prolétariat est la classe révolutionnaire par excellence pour les marxistes, c’est en grande partie (mais pas uniquement) lié à son poids démographique écrasant face aux autres classes sociales.

Le jeu évoquant une Amérique des années 40, la proportion du prolétariat reste réaliste pour son contexte. Elle est aujourd’hui bien plus élevée encore, notamment dans les pays industrialisés d’Europe.

Une illustration de l’épilogue lorsque les docks du Sud soutiennent fortement les rebelles : une émeute violente à travers tout le quartier va entraîner la mort d’un policier, victime que les émeutier·e·s vont suspendre à un mât avec le message « censurez ça ! » Je n’ai personnellement jamais vu une illustration aussi subversive dans un jeu vidéo.

Censure et auto-censure

Les critiques du jeu ont notamment porté sur le manque de subtilité dans la représentation de la censure et dans la plupart des choix à poser. Sur le site Killscreen.com(4)https://killscreen.com/previously/articles/the-westport-independent-does-understand-censorship/, on peut ainsi consulter l’avis de Zach Hines, un ancien journaliste d’un quotidien hongkongais, quotidien souvent accusé de complaisance envers le pouvoir chinois.

Il explique en premier lieu que la justesse du jeu est d’avoir réussi à montrer l’importance de l’auto-censure dans le choix du titre d’un article. En effet, son expérience professionnelle l’a ainsi parfois poussé à obscurcir le titre d’un article en prenant des détours plutôt que de pointer du doigt le régime, ce que le jeu illustre bien quand on choisit de prendre parti pour les  Loyalistes. L’ancien journaliste déplore néanmoins que d’autres aspects de l’auto-censure ne soient pas présents.

En premier lieu, le fait que bien se faire voir du pouvoir puisse générer un accès facilité à certaines nouvelles. Par exemple, un journal obéissant aura un accès privilégié aux conférences de presse et pourra plus facilement poser des questions. Cette stratégie de ne pas s’aliéner ses sources d’informations pousse alors parfois les journalistes à adopter par réflexe des comportements d’auto-censure ou à toujours douter des informations moins reluisantes, jusqu’à se retrouver du mauvais côté en pensant avoir été mesuré et prudent.

Il y a également un aspect moins reluisant et plus proche des limites de l’éthique, où les conférences de presse sont souvent des opportunités pour que communicant·e·s et journalistes (qui suivent en général leurs études dans les mêmes écoles) puissent sociabiliser et profiter des douceurs qu’on peut leur céder. Par exemple, un·e pigiste qui gagne 1000€ par mois y regardera peut-être à deux fois avant d’écrire un article à charge contre une entreprise si cette dernière organise fréquemment des dîners auxquels il/elle pourrait être invité·e, sans même parler du désir de reconnaissance sociale de certaines figures du monde médiatique (rédact·eur/rice en chef·fe ou propriétaire) qui ne souhaiteraient pas être mal vu·e·s dans leur milieu social.

Hines regrette aussi que la plupart des choix vous poussent à prendre parti pour les Loyalistes ou les rebelles. Selon lui, la partie la plus pernicieuse de l’auto-censure est justement l’absence de choix clair dans le traitement d’une information, le fait qu’on ne se rende parfois même pas compte qu’on s’auto-censure ou qu’on rend service au régime.

Le jeu ne laisse pas non plus la place au double entendre : après 11 semaines de défense intensive des rebelles, un article en première page vantant la politique du régime sera comprise au premier degré par le pouvoir et par le public.

Un commentaire intéressant sur un compte-rendu du jeu(5)https://www.rockpapershotgun.com/2016/01/20/the-westport-independent-review/#comment-2118209 s’interroge sur ce qu’aurait été le jeu dans un contexte où la liberté d’expression serait déjà complètement muselée et où votre rôle aurait alors été de discréditer le gouvernement en surjouant à fond la propagande et en inventant des histoires invraisemblables mettant à jour les obsessions idéologiques du régime.

« On crie beaucoup contre la censure – elle nous oblige souvent à avoir de l’esprit »

Il a souvent fallu faire preuve de subtilité face aux pouvoirs absolus et de nombreux moyens existent pour éviter les censures les plus grossières. Des genres littéraires entiers ont pu émerger sous l’absolutisme, favorisés par le besoin d’exprimer à demi-mots des idées subversives : la fable, l’utopie ou l’apologue.

Évidemment, une censure attentive aura tôt fait de lire au-delà du premier degré et ces stratégies ne sont déjà plus efficaces au XXe siècle. Ainsi, la censure sous le nazisme chassait déjà les parodies du nationalisme.(6) https://www.territoires-memoire.be/aide-memoire/aide-memoire-69/la-censure-pendant-la-seconde-guerre-mondiale.html

Le jeu de rôle papier Carnage amongst the stars se veut un hommage discret au film Starship Troopers(7)Film connu pour avoir un sous-texte antifasciste. de Paul Verhoeven. Néanmoins, il est impossible de trouver au sein du texte du jeu des indices explicites qui condamneraient le fascisme. C’est en jouant que les joueurs/euses vont tomber dans un sentiment de malaise et d’ennui et être confronté·e·s à des créatures qui leur sont de plus en plus ressemblantes, créant une expérience subversive sur base d’un texte qui a pourtant l’air de se complaire dans des représentations fascistes. Se pose alors la question : un jeu qui, de par son design, vous amène à prendre conscience de certaines choses peut-il être censuré ?

La censure peut sans doute souligner dans un texte quels sont les éléments indésirables. Elle pourra identifier quelle scène pose problème dans un film. Mais peut-elle censurer une mécanique de jeu ? Va-t-elle tester les jeux pour en ressentir l’expérience derrière ses règles ?

Le jeu vidéo n’a pas échappé à la censure mais ces censures ont toujours été menées contre des dépictions choquantes. Quant aux jeux de société et aux jeux de rôles, les très rares censures sont également dues à des représentations, jamais à des mécaniques de jeu.

Les jeux peuvent parfois même servir de plateforme de diffusion pour des contenus censurés : Reporters sans frontières s’est appuyé sur le jeu vidéo Minecraft pour héberger en ligne une bibliothèque pleine d’articles journalistiques censurés, consultables dans le jeu.(8) https://datanews.levif.be/ict/actualite/une-bibliotheque-d-articles-de-presse-censures-dans-minecraft/article-news-1264895.html

Les jeux sont très loin d’avoir le prestige culturel actuel du cinéma ou de la littérature, arts devenus proéminents après avoir gagné leurs lettres de noblesse. Ce statut de sous-média leur offre ainsi une aura moins menaçante pour la censure.

Le jeu, en nous parlant de la censure des médias, pose la question de la puissance subversive qu’un jeu peut adopter en nous plongeant dans une expérience et en nous poussant à faire des choix qui peuvent parfois être éminemment politiques, malgré un habillage esthétique plus conformiste.

Le syndrome de la jauge

Je pense qu’une des faiblesses de ce genre de jeu qui nous demande de ménager la chèvre et le chou reste ce que j’appellerai le syndrome de la jauge. Imaginons qu’une défaite spectaculaire nous plonge dans une société extrêmement autoritaire où chaque acte de résistance peut potentiellement nous mettre derrière les barreaux, voire six pieds sous terre…

Prendrions-nous le risque de contester l’ordre établi ?

Le syndrome de la jauge y répond de manière simple : « Bien sûr, il suffit simplement de jouer avec les limites et de s’arrêter au bon moment ». Hélas, dans la réalité, rien n’est aussi simple. Il n’y a pas de jauge de suspicion qu’on peut remplir à 99% avant de s’arrêter. L’un des points forts d’un système de répression est justement d’être imprévisible et plus un système de ce genre a de pouvoir, plus il a de marge d’imprévisibilité.

D’expérience, j’ai déjà vu plusieurs stratégies impliquant de la désobéissance civile s’effondrer en ce qu’elles s’appuyaient sur des fondements extrêmement logiques qui n’étaient dans les faits pas suivis par nos adversaires. Le réel est plein d’incertitudes : jouer jusqu’à la limite ne marche que si on a accès à l’ensemble des paramètres de l’équation. Comme disait l’autre : « Personne n’a un thermomètre à mettre dans le cul de la société », ce sont des impressions volatiles et invisibles qui nous font souvent faire des erreurs.

Les jeux vidéos traitant de sujets similaires devraient pouvoir exprimer cette étrange impression de naviguer à vue, d’avoir des instruments de mesure à peine fiables voire pas d’instruments de mesure du tout. Dans The Westport Independant, les jauges que nous avons à suivre pour ne pas être fermé avant le passage du texte de loi sont extrêmement précises, c’est comme si nous avions un accès direct aux dossiers de la police secrète ainsi qu’à l’opinion de chaque quartier et de chaque journaliste avec qui nous travaillons.

Et pourtant, le jeu aurait très bien pu se passer de la jauge de suspicion vu qu’il a l’intelligence de vous envoyer des lettres de menace du pouvoir à chaque fois qu’une limite est franchie. La réception de ces lettres, qui font partie des procédures d’intimidation des systèmes autoritaires, sont sans doute bien plus glaçantes qu’un « +11 suspicion » après la publication de votre journal. La lettre de menace a quelque chose de beaucoup plus flou mais également de beaucoup plus concret en ce qu’elle est une promesse d’incertitude : « on a l’œil sur vous », c’est le moment où la plupart des gens arrêteraient toute activité subversive dans le monde réel.

Mais dans ce jeu, on continue, parce qu’on sait pertinemment que notre jauge est loin d’être remplie, alors on continue.

Ce genre de jeu gagnerait je pense beaucoup en crédibilité en gardant ce genre de jauges le plus vague possible. On verrait alors sans doute la difficulté bien plus tangible de résister, et ce genre de leçons serait sans doute précieuse puisqu’un jeu vidéo nous permet d’expérimenter, certes de façon factice, ce que c’est de se demander « est-ce risqué ? », ce que c’est que d’hésiter avant de plonger dans l’inconnu.

The Westport Independant n’est, à mon humble avis, pas un très bon jeu : les mécaniques sont parfois caricaturales, le jeu s’épuise vite et l’écriture n’est pas toujours des plus nuancées. Néanmoins, c’est un jeu qui pousse à la réflexion sur les réalités et les possibilités d’une politique de censure et pose la question de la résistance face à celles-ci. Il a le mérite d’être simple d’accès et de démontrer qu’un jeu permet de faire des expériences intéressantes qui vont au-delà du fun pour interroger nos croyances et notre volonté à résister.

Merci à Dorian, Maïli Bernaerts, Victoria et Zikak Leumas pour leur relecture et leurs conseils.

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