Jean-Luc Godard a été et reste un cinéaste incontournable pour les marxistes. D’abord par l’importance de ses expérimentations durant sa période militante sous influence mao-althussérienne. Entre 1967-1968 et 1976, Jean-Luc Godard réalisa une quinzaine d’œuvres, pour une grande part avec Jean-Pierre Gorin, et à la fin avec Anne-Marie Miéville. Cette collaboration en duo s’inscrit elle-même, de manière plus ou moins claire et symbolique selon les films, dans le travail plus collectif encore du groupe Dziga Vertov.

Vent d’est (1970) en est probablement la meilleure illustration chaotique. Cette signature commune n’était pas une coquetterie mais la forme manifeste d’une tentative de remise en cause profonde de toutes les dimensions du cinéma tel qu’il est né et vit encore dans le cadre de la production capitaliste, même sous sa forme auteuriste, même radicale et marginale.

Un work in progress à la fois expérimental, effectif et réflexif

Ces années où la révolution semblait à portée de mois ou d’années, il ne s’agissait plus de « critiquer le système », fût-ce de manière brillante et inventive, fût-ce à l’aide du marxisme, mais bien de commencer à produire les films adéquats à cette période pré-révolutionnaire, des films qui feraient avancer le processus en l’armant et le réfléchissant, des films (dé)constructifs où le nouveau apparaitrait dans la disparition de l’ancien. Toutes les dimensions de la production d’un film devaient être révolutionnées et pensées dans un même mouvement ininterrompu. Un work in progress à la fois expérimental, effectif et réflexif. Une révolution permanente vers un cinéma socialiste à venir. Au même moment, les Cahiers du Cinéma eurent un parcours identique dans le champ critique, allant jusqu’à ne plus critiquer des films pour se consacrer à une réflexion radicale sur leur propre pratique (critique) et sur la pratique cinématographique en général.

Peu importe les critiques que tout révolutionnaire doit porter à ce travail et au courant qui l’animait. Avec les productions des Groupes Medvedkine autour de Chris Marker, le travail de Godard-Gorin en ces années reste néanmoins ce qui s’est fait de plus avancé dans la production d’un cinéma de la (pré) révolution, tendu vers un futur cinéma socialiste dont on ne peut rien savoir, si ce n’est en creux de ce qu’il ne devra pas être.

Une pratique matérialiste et dialectique

La singularité et en ce sens la supériorité de Jean-Luc Godard sur tous les autres cinéastes d’obédience marxiste tient peut-être en ceci : il est le seul à avoir explicitement conçu sa pratique cinématographique comme une intervention déterminée, depuis un point de vue placé, dans une conjoncture pensée, avec des moyens ajustés et réfléchis jusque dans leurs fondements. Autrement dit, aucun autre que lui n’a poussé aussi loin la conséquence (et les limites !) d’une pratique matérialiste et dialectique.

Cette pratique ne l’a jamais quitté après sa période militante, culminant en quelque sorte dans ses monumentales Histoire(s) du cinéma (1989-1999). Si elles ne constituent justement pas un dogme, si elles prennent au contraire la forme d’une longue, opaque et élégiaque réflexion, elle reste la création ultime d’un cinéaste pensant son objet historiquement, politiquement, pratiquement, théoriquement et intimement dans un seul geste.

La dialectique matérielle en marche

C’est d’autant plus vrai, important et fascinant que cette pratique de la conjoncture marquait déjà son cinéma avant sa période purement marxiste et militante. Dès ses premiers films, Jean-Luc Godard cherche à saisir le moment, prend appui sur ses évènements et ses idées, mais sans jamais s’y couler bien au contraire. Chaque métrage est une sorte de manifeste, voire une étude, découlant d’une (hypo)thèse de départ.

Ainsi, sur six décennies d’un monde pour le moins évoluant, aucun autre cinéaste ne peut prétendre avoir tenté de saisir la conjoncture avec autant de constance et de mouvance à la fois. En découle une cohérence sur quelques briques fondamentales, mais toujours en mutation et en questionnement. Ferme sur le principe de ce que le cinéma doit être : une articulation montée de sons et d’images. Souple et ouvert sur les formes concrètes de cette articulation. À chaque film Jean-Luc Godard prétendit faire un film sur son temps. Et au moins réussit-il à faire un film de son temps. La dialectique matérielle en marche.

Article publié le 23 septembre sur le site de l’Anticapitaliste.

Photo : Gary Stevens, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons

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