Laurent Lévy s’est entretenu avec Isabelle Garo à propos de son dernier livre, Communisme et stratégie, récemment paru aux éditions Amsterdam et dont on pourra lire l’introduction ici.
Isabelle Garo est philosophe et a notamment publié L’idéologie ou la pensée embarquée (La Fabrique, 2009), Foucault, Deleuze, Althusser. La politique dans la philosophie (Demopolis, 2011)et L’or des images. Art – Monnaie – Capital (La ville brûle, 2013).

LL : Le livre que tu publies a quelque chose du défi : il s’ouvre sur le rappel du discrédit du mot « communisme » dans le débat public, et relève son retour positif dans différents travaux philosophiques, mais est lui-même centré sur la question de la « stratégie ». C’est donc un livre de philosophie qui veut rendre au communisme sa dimension d’abord politique.
Tu adresses diverses critiques aux théorisations contemporaines, et proposes une manière originale de lire et de comprendre les textes canoniques de Marx. Mais je voudrais pour commencer que tu éclaires rapidement le second mot du titre : « stratégie », ainsi que les rapports existant selon toi, à propos du communisme, entre la réflexion philosophique et la réflexion politique.

IG : Il est tentant de répondre que la question communiste est la question politique au sens le plus plein du terme, et c’est précisément pourquoi elle est aussi philosophique. Mais c’est un peu facile, surtout parce que le traitement philosophique actuel du communisme tend parfois à la détacher de toute perspective politique définie, c’est-à-dire d’un projet de transformation sociale radicale, visant la suppression du capitalisme. Dans les premiers chapitres, j’aborde cette relation complexe entre politique et philosophie en m’arrêtant sur ce qu’on a appelé le « retour de l’Idée communiste », à travers des auteurs comme Alain Badiou et Toni Negri notamment. Leur grand mérite est d’interroger de nouveau cette notion discréditée, mais ils le font en délaissant largement la question de la construction collective, stratégique donc, d’un monde non capitaliste.

Pour autant la question est complexe : la dimension constitutive du communisme qui nous ramène à la philosophie et à sa critique, est la question du rôle de la conscience (individuelle et collective) dans une telle construction politique collective. Pareil projet d’abolition des rapports de classe et de domination doit, pour exister, être du même mouvement pensé et concrétisé, et sans cesse rectifié. Les révolutions du passé ont aussi buté sur cette dialectique, tout en l’enclenchant.

On peut ajouter que la réflexion sur les transformations à initier, sur le rôle et la forme des organisations, sur les moyens de rallier l’ensemble des exploité-e-s et les opprimé-e-s à cette énorme tâche commune qui ne doit pas pour autant écraser les individualités ou les singularités, etc., toutes ces questions conservent une dimension philosophique, mais d’une philosophie qui sache s’emparer des questions stratégiques pour s’y risquer et s’y transformer, sans se focaliser seulement sur les finalités. C’est le cas des analyses de Marx ou de Gramsci concernant le caractère lent, heurté, difficile d’une révolution, contre l’imagerie du « grand soir » ou de l’insurrection générale, a fortiori au cours d’une période de défaite politique de longue durée comme la nôtre.

Bref, le but de ce livre est de replacer la question stratégique à son niveau véritable, en l’arrachant au monde du marketing ou de la « cuisine » électorale qui l’ont monopolisé ces derniers temps. Dans la situation de crise du capitalisme et de crise tout aussi profonde de l’alternative que nous vivons, la relance stratégique est un impératif, qui passe par une réflexion sur l’ancrage d’un projet anticapitaliste dans les conditions du présent, autrement dit au cœur de ses contradictions et de ses luttes.

LL : Cela nous mènerait assez loin de poursuivre, en termes généraux sur les rapports que le marxisme entretient avec la philosophie. Mais avant d’en venir plus précisément au fait, j’aimerais que tu explicites en quelques mots ta manière d’être « marxiste ».
Tu évoques en effet divers théoriciens en les présentant comme plus ou moins « marxistes », en discutant leur « éloignement » du marxisme, etc., à partir de leur refus ou de leur contestation de certaines thèses classiques du marxisme. Mais Lukacs disait par exemple que l’on peut être « marxiste » sans adhérer à aucune thèse particulière de Marx, dès lors que l’on s’en tenait à sa « méthode ».
Qu’en est-il pour toi ? En quoi ton approche du communisme est-elle plus « marxiste » que celles que tu critiques ? En quoi consiste la différence entre une approche du communisme qui serait marxiste et une autre qui ne le serait pas, ou ne le serait plus, ou s’en écarterait ? Est-ce une simple question d’orthodoxie ?

IG : Personnellement, je me réclame du marxisme, mais il ne s’agit surtout pas de distribuer des brevets de marxisme et des accusations de non-marxisme ! Ce serait aussi stérile que dogmatique.

En revanche le débat importe, contre la tendance croissante des théorisations critiques à se clore sur elles-mêmes et contre le fractionnement extrême du champ politique à gauche. Si le marxisme, avec et au-delà de Marx lui-même, reste en quoi que ce soit pertinent, c’est à la condition de considérer qu’il est toujours à réinventer et à réajuster au présent, mais aussi à confronter aux autres théories, et en priorité à ce qu’on nomme la pensée critique en général. En un sens qui lui est propre, la pensée de Marx (pour ne parler que de lui), pour des raisons qu’il serait trop long d’exposer ici, présente cette capacité à stimuler jusqu’à aujourd’hui inclus une critique des rapports capitalistes d’exploitation et de domination, à travers leur constante transformation.

Plutôt que de présenter Marx comme le détenteur d’une vérité éternelle, à objecter à tous ceux qui s’en éloigneraient, le propos du livre est précisément inverse : puisque certains auteurs renouvellent aujourd’hui les thématiques du communisme (et du socialisme), puisque la question de l’alternative se cherche et se forge toujours au cœur des rapports sociaux et des idées existantes, partons de ces approches contemporaines pour relire Marx à leur lumière et pour poser de nouveau la grande question qui redevient la nôtre, celle du dépassement du capitalisme à partir des conditions présentes.

A mon sens, le bénéfice de cette lecture à contresens historique est double. D’une part, il permet d’aborder Marx sous l’angle de questions qui ne furent pas toujours les siennes et qui sont la condition aujourd’hui de cette relance de la réflexion stratégique. Je pense aux luttes contemporaines et à leur diversité, en y incluant les combats contre les dominations racistes et sexistes, pour la justice climatique, pour la défense et le renouvellement des services publics, qui interrogent en retour à la fois le marxisme contemporain et l’anticapitalisme.

D’autre part, ce type d’approche s’inscrit dans la longue tradition des mille marxismes, qui ont toujours procédés à des relectures innovantes de Marx à partir de leurs propres coordonnées historiques. En l’occurrence, la relecture de Marx que je propose ici vise à mettre en évidence une conception du communisme qui n’est pas chez lui un projet « clés en main », mais pas non plus une notion évanescente et indéfinissable.

J’essaie de montrer qu’elle constitue, à proprement parler, une thèse stratégique : le terme de « communisme » nomme avant tout chez lui l’effort pour construire une voie politique de contestation radicale du capitalisme et l’invention permanente des moyens théoriques et pratiques pour y parvenir. Quelles sont les contradictions du capitalisme et comment y intervenir ? Comment construire des organisations qui mènent les luttes sociales jusqu’à leur terme révolutionnaire ? Comment affronter la question de l’État et de la démocratie au sens plein ? Comment composer et mobiliser les diverses forces sociales porteuses d’un projet émancipateur qui n’est pas spontanément le même ?

Toutes ces questions se situent en amont de la définition du communisme comme société neuve et c’est sur elles qu’ont achoppé – entre autres – toutes les révolutions du XIXe et du XXe siècle.

LL : Tu évoques entre parenthèses une question dont ton livre, il me semble, renouvelle le traitement : celle des rapports entre « socialisme » et « communisme », les mots et ce qu’ils désignent ne vont pas de soi, et il y a eu tout un courant qui au nom du communisme, tendait à révoquer le mot même de « socialisme ».
Or, et cela me semble être un apport de ton travail de le montrer et de repenser cette question, il y a longtemps eu un malentendu sur l’emploi de ces mots. Ton analyse du caractère d’abord politique de la pensée communiste – avec en particulier tes développements sur la Critique du programme de Gotha – est très stimulante.
Pourrais-tu l’exposer rapidement ? Cela ricoche également sur la question de la « transition », très débattue dans les années 1970, et qui semble malheureusement un peu passée de mode…

IG : Si tu veux bien, je vais commencer par la fin. La question des transitions, donc du passage à une autre organisation sociale a en effet été largement perdue de vue, ces derniers temps, après avoir été à plusieurs reprises au centre des débats et notamment, de façon très riche, au cours des années 1970, en lien avec la question de l’autogestion et avec les mouvements de libération nationale et de combat contre le colonialisme. Puis la « transition » a désigné à partir des années 1990 la restauration du capitalisme dans l’ancien bloc de l’Est…

Pourtant, la construction d’une alternative non capitaliste implique, plus que jamais, d’opposer à la mythologie dominante de la régulation spontanée par le marché libre et la concurrence non faussée une réorganisation radicale du travail et de la production, radicalisant en même temps la démocratie, visant à terme à supprimer la domination de classe en même temps que la logique d’extorsion de la survaleur qui définit le capitalisme comme tel.

C’est la perspective d’une planification fondamentalement démocratique qu’il nous faut ré-explorer, précisément pour surmonter les vieux schémas par étapes autant que la thèse de formes embryonnaires de communisme, qui seraient d’ores et déjà existantes, aptes à se développer par elles-mêmes et à se propager seules. Il se trouve que, traditionnellement, ces formes de transition se sont réclamées du socialisme (le terme désignant parallèlement les formations politiques dont, à partir de 1921, s’étaient séparés les partis communistes).

De ce point de vue, si le communisme a le mérite de nommer l’alternative radicale, il a le défaut de se prêter à sa transformation en idéal, en la coupant des moments et des moyens de son élaboration. Ou bien en contre-idéal meurtrier, réduit au stalinisme et à l’échec des pays dits « socialistes ». Si ces deux termes, socialisme et communisme, sont sortis profondément discrédités du 20e siècle, ils sont à revisiter aussi parce qu’ils restent inséparables de cette histoire sans s’y réduire.

Il est aujourd’hui impossible d’envisager une alternative sans s’attacher à repenser cette histoire, à en mesurer les victoires et les mérites autant que les impasses et les échecs, à certains moments tragiques. Mais à côté de ce travail historique, il faut aussi et en même temps arracher l’idée d’alternative au capitalisme à sa diabolisation autant qu’à son invraisemblance, à son caractère aujourd’hui proprement impensable.

Pour revenir à ta question, je voudrais aussi préciser que la thématique de la transition n’épuise pas la question politique de la transformation sociale. Dans le livre, je me suis arrêtée tout spécialement sur la question des médiations, parce qu’elle est à la fois plus englobante et plus dialectique : une médiation n’est pas un moment qui relie un point de départ à un but prédéfini, elle construit et modifie à mesure la visée qu’elle se donne, elle désigne la façon dont un cours historique doit parvenir à construire la conscience de lui-même et à se corriger sans cesse, en inventant ses propres formes, de mobilisation, d’organisation, de savoir, de vie.

Sur ce plan encore, je crois qu’on gagne également à interroger Marx à partir de questionnements plus contemporains, précisément dans la mesure où ceux-ci ont parfois délaissé cette dialectique concrète. La relecture que je propose de la Critique du programme de Gotha, texte devenu canonique et considéré comme distinguant deux étapes bien définies de l’émancipation, me semble permettre une nouvelle approche de la conception de Marx sur ce plan.

Pour le dire vite, la stratégie qui se révèle, dans ce qui est une lettre de circonstance et non pas un traité politique, est tout autre que celle qu’on lui a prêtée, dès lors qu’on prend garde au fait que c’est moins le contenu de ce texte qui éclaire la stratégie marxienne que sa nature même d’intervention (d’ailleurs ratée) dans le débat de la social-démocratie allemande d’alors.

Au passage, cette relecture permet aussi de souligner que les textes de Marx ne sont pas à aborder comme des œuvres « éternelles », séparables de leurs circonstances, mais comme des travaux tous marqués, même si c’est à des degrés divers, par ces préoccupations politiques que Marx ne perd jamais de vue. Or je crois que c’est d’une pareille théorisation critique et militante dont nous ressentons aujourd’hui le besoin.

LL : Je te trouve très dure avec l’idée d’un « déjà-là » du communisme qui serait un point d’appui pour la transformation sociale, et qui me semble pouvoir trouver un fondement dans celle – que l’on trouvait dans les années 1970 combinée à celle de transition – de l’articulation ou la coexistence dans une société donnée de plusieurs modes de production. La tendance à négliger les nécessités de pratiques globales comme la planification doit sans doute être combattue, et c’est ce que tu fais.
Mais ne peut-on pas dire que les luttes elles-mêmes, avec ce qu’elles peuvent entraîner comme prises en charge collective de la vie sociale, ou que le développement ou l’émergence de gratuités – en particulier à travers les services publics, mais pas seulement – qui sont l’objet de luttes et de conquêtes et l’enjeu de résistances politiques – sont déjà des éléments de la transformation communiste de la société ?
Après tout, le socialisme ne peut pas être réduit à une politique « par en haut », mais doit au contraire s’étayer sur des processus sociaux « à la base ». La lutte politique de classes ne concerne pas ce que ferait un « pouvoir socialiste ». Le caractère unilatéral des théories que tu critiques dans ton livre, qui sous-estiment l’importance de la question de l’État, doit-il être combattu par un autre unilatéralisme ?
Et pour finir, la construction des « médiations » sur lesquelles tu insistes ne suppose-t-elle pas la prise en considération, dès aujourd’hui, de ce qu’elles peuvent produire de rupture à l’intérieur même du système capitaliste, en travaillant ses contradictions ? De ce point de vue, il me semble que la manière dont tu approches la manière profondément politique, liée à l’action des forces politiques qui travaillent ici et maintenant à une transformation sociale, avec laquelle Marx élabore ses propositions théoriques, milite en ce sens.

IG : Mais je suis parfaitement d’accord avec toi ! Le « déjà-là », ce sont d’abord les luttes et tous les combats émancipateurs, dans toute leur diversité, les aspirations à l’égalité et à la justice, mais aussi la culture organisationnelle du mouvement ouvrier, et non pas d’abord des formes sociales préexistantes, des germes en attente de leur croissance tranquille ou de leur propagation par contagion. Le « très possible communisme », comme disait Marx parlant de la Commune de Paris, a pour condition à la fois les contradictions du capitalisme et les combats de ceux qu’il écrase : il ne s’agit pas de défendre la thèse d’un changement ex nihilo ou par décret, bien au contraire.

Le propos du dernier chapitre est tout autre et on peut le formuler comme une question : comment faire en sorte que nos luttes esquissent effectivement un dépassement réel, en acte, du capitalisme ? Comment faire en sorte que les initiatives autogestionnaires, qui existent au bas mot depuis des décennies, soient enfin autre chose que des enclaves plus ou moins durables ? Par-dessus tout, comment faire en sorte que leur unification ne soit pas une convergence décrétée par avance et par en haut, écrasant les spécificités, mais une construction collective précisément à partir de ces spécificités, en les articulant ?

De ce point de vue, je pense que les affirmations euphoriques sur la survenue inéluctable du communisme ou sur ses résurgences perpétuelles, contournent les difficultés de sa construction et contribuent à ce que Bensaïd appelait « l’éclipse de la raison stratégique ». Affirmer, comme Toni Negri, que le capitalisme est en train de s’auto-abolir sous nos yeux, ou penser que les communs sont à eux seuls la voie de l’émancipation et une alternative à la politique et à ses organisations, c’est oublier la difficile articulation des luttes, leur nécessaire structuration aussi. C’est oublier que ces structures charrient à la fois du neuf, de l’émancipation en acte, mais aussi, fatalement, les stigmates du vieux monde, racisme, sexisme, bureaucratie, etc.

D’un autre côté, on peut aussi comprendre la séduction exercée par les solutions « par en haut », par les schémas purement électoralistes qui, s’inspirant des conceptions populistes d’Ernesto Laclau, présentent la construction d’une hégémonie sous un angle strictement institutionnel, en abandonnant la confrontation au capitalisme en tant que tel.

Ces questions gigantesques sont devant nous, en ces temps de mobilisations éparses, contradictoires, mais pourtant sans cesse renaissantes. Elles ne sont pas d’abord théoriques mais elles exigent une nouvelle façon de réfléchir qui cesse d’être surplombante, qui émane de l’intérieur de ces combats collectifs tout en s’attachant à en excéder les limites, à en déborder les contours, surtout quand ils tendent à être territoriaux (ZAD, places, facs, etc., comme lieux d’occupation, en dépit de la richesse bien réelle de ces initiatives). C’est la dialectique des temps et des dynamiques qu’il nous faut parvenir à leur combiner, en vue de les doter d’une force expansive réelle.

Tout cela complique encore et renouvelle la question stratégique contemporaine, à l’exact point de rencontre du conflit social tel qu’il est et d’une politique en grande partie à reconstruire, mais à partir de l’existant. Sans prétendre proposer de solution, mon propos est simplement de souligner cette complexité et de montrer que le communisme est désormais le nom de ce problème gigantesque, à affronter sans tarder, face à la barbarie montante du capitalisme en crise.

Article publié sur Contretemps.

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