Suite à l’achat d’une villa à 600 000 euros dans les environs de Madrid par les dirigeant·e·s de Podemos, Pablo Iglesias et Irene Montero, ces derniers ont organisé un vote au sein du mouvement pour répondre à la question « « Veux-tu que Pablo Iglesias et Irene Montero continuent à la tête de Podemos ? ». 68 % des adhérents consultés leur ont accordé leur confiance, loin des 89 % recueillis par Pablo Iglesias lors de son élection comme secrétaire général en 2017.

Au-delà des résultats de cette consultation, Josep Maria Antentas, membre du courant Anticapitalistas dans Podemos, revient sur ce que révèlent les décisions des dirigeants de Podemos, leur aveuglement et la façon dont ils s’approprient le mouvement politique qu’ils ont contribué à créer.

Le scandale provoqué par la villa d’Iglesias et Montero peut être analysé de nombreux points de vue. Il soulève des questions et des dilemmes sur plusieurs plans différents. L’un d’eux, très discuté dernièrement, est celui de l’éthique politique en ce qui concerne particulièrement l’interaction entre vie quotidienne et changement social et le rapport entre sphère publique et sphère privée. Mais ce n’est pas cet aspect que je vais aborder ici. Le lynchage médiatique d’Iglesias et Montero et la culture d’aversion visant le débat dans les rangs de Podemos rendent difficiles d’aborder ce terrain de façon consistante. Mieux vaut le réserver à des moments plus sereins où les jugements éminemment sommaires pas plus que les alignements unilatéraux n’auront plus cours. Je préfère donc me centrer sur le lien entre ce scandale et le projet politique de Podemos, la logique de sa direction et sa conception du débat politique. Au-delà de savoir si la décision d’acheter une villa de ce standing est « bien ou mal », le fait en lui-même et, surtout, sa gestion politique ultérieure, sont une synthèse, dramatique et grotesque à la fois, d’une part importante du modèle de Vistalegre I et de son évolution postérieure après Vistalegre II sous une direction déjà exclusivement « pabliste », après la marginalisation d’Errejón et de ses partisans. L’« errejonismo » gris sans Errejón qui a prévalu depuis, avec sa combinaison particulière de caudillisme et de bureaucratisme, semble avoir accompli un saut absurde dans le vide généré par ses propres contradictions. Ce scandale est-il le symptôme de l’entrée dans la phase sénile du modèle Vistalegre ?

L’essentiel de la ligne de défense choisie par Iglesias et Montero est que l’establishment médiatique, de façon injuste, ne les traite pas à la même aune que les autres dirigeants politiques. Bien évidemment. Et la société pas davantage. Mais c’est quelque chose de hautement positif. La preuve qu’ils sont vraiment perçus comme différents. Si un jour Iglesias et son parti étaient jugés à la même aune que les autres, c’est qu’ils auraient perdu toute leur force. Réclamer de se voir appliquer le même traitement qu’aux autres, c’est réclamer de leur être homologué, d’être reconnus comme eux. Mais un Iglesias comme eux perd toute valeur et toute qualité attractive. Il est un de plus. Sa force réside (résidait) dans le fait d’être autre. Ou plutôt de le paraître. Et c’est là que se situe le nœud de cette affaire. Sous la houlette d’Errejón, Podemos a connu un processus accéléré d’homologation politique, de tentative de normalisation de sa condition. Iglesias a toujours incarné une orientation plus contradictoire et variable, avalisant la standardisation inéluctable du projet et son insertion routinière dans la normalité parlementaire, tout en conservant des accès épisodiques de rébellion plébéienne, quoique toujours inadaptés et improvisés. Son style de direction personnel reposait sur cette double facette. Homme d’État avec des tics de malfrat et malfrat posant en homme d’Etat. Qu’Iglesias, Montero et Podemos ne soient pas encore jugés de la même façon que tous les autres montre qu’ils n’ont pas été complètement assimilés ni acceptés dans le club de ceux qui dirigent. Que persiste encore une partie de la force symbolique qui a porté Podemos en 2014, certes réduite par les erreurs politiques et personnelles qui se sont succédé depuis plus de trois ans. La dilapider est la meilleure façon de liquider Podemos, au moins en tant qu’instrument utile pour le changement social.

On attend de dirigeants politiques comme Iglesias qu’ils soient non seulement cohérents, mais dans une large mesure exemplaires. Parfaits non, mais dépourvus de tout attribut de malfrats synonyme de déchéance symbolique. Qu’elles soient justes ou injustes, telles sont les règles du jeu auxquelles ne peuvent pas se soustraire ceux qui veulent subvertir les codes de la politique conventionnelle en mettant en accusation la « caste » et les élites privilégiées. Et ce d’autant moins en ces temps où la politique représentative est convertie en spectacle, où la transparence prend la forme d’un simulacre artificiel de la réalité et où l’essence est vampirisée par l’apparence. Peu importe que soit ou non correcte la décision d’acheter cette villa (même s’il est important d’en débattre, de façon judicieuse, ce qui pourrait nourrir des réflexions intéressantes sur vie personnelle, engagement militant, contradictions et cohérences). Le fait est que cela heurte frontalement la perception publique de ce que représentent Iglesias et Montero, décrédibilise leur discours politique, et offre à leurs adversaires un angle d’attaque extraordinaire. Qu’ils ne l’aient pas vu est, de leur part, une erreur d’évaluation aussi grave que surprenante et d’autant plus si on considère que depuis l’origine Podemos a forgé sa stratégie essentiellement sur le terrain de la communication politique et du discours, l’obsession de l’image. Cela met immédiatement en évidence certains des problèmes importants du modèle Vistalegre et, en particulier, de sa version 2.0. Il s’agit, en premier lieu, de la tendance à l’auto-involution de ses dirigeants, refermés sur eux-mêmes, rarement à l’écoute de voix discordantes et peu aptes à préserver une subjectivité qui ne soit pas totalement conditionnée par la pratique politique parlementaire professionnalisée. En second lieu, cela souligne non pas seulement les faiblesses des dirigeants, mais des équipes de direction et de leurs gardes rapprochées. Qu’aucun des collaborateurs d’Iglesias et de Montero n’ait eu la sagacité d’anticiper la possibilité d’un scandale médiatique est tout aussi grave que le fait que, si l’un d’eux l’avait envisagé, il n’ait pas fait valoir son point de vue énergiquement. Le modèle verticaliste de Vistalegre, l’arrivisme, la culture autoritaire et antipluraliste conduisent à s’entourer de carriéristes, de flatteurs et d’incompétents.

Une mauvaise affaire à long terme

Le plébiscite permanent a caractérisé les rapports entre la direction et la base de Podemos. La consultation-chantage a été une pratique récurrente dans la logique interne de l’organisation. Mais on passe maintenant à un niveau supérieur en prétendant à une légitimation publique plébiscitaire de ce qui est une erreur politique privée. Public et privé se trouvent ainsi entremêlés de la pire des façons possibles. On est passé des batailles d’un appareil qui s’auto-dévore en partie (Vistalegre II) aux contradictions d’un dirigeant qui s’autonomise de son propre moi, incapable de contrôler ses propres pulsions auto-destructrices alors qu’elles menacent d’engloutir le projet politique collectif lui-même. Le modèle Vistalegre – nous l’avons analysé dans de précédents articles(1)Parmi les nombreux articles publiés par Contretemps sur le sujet, lire par exemple du même auteur « Podemos face à lui-même  – a consacré le fait que le parti cessait d’être officiellement (il ne l’a jamais été en réalité) un bien commun de ses militants et devenait la propriété de ses dirigeants. La machine de guerre électorale bureaucratico-médiatique se transformait en un parti propriétaire privé né de la privatisation bureaucratique des biens communs militants, autrement dit du capital et du patrimoine militant, culturel, émotionnel et symbolique, collectif. La « mère de tous les plébiscites » qui est imposée actuellement à Podemos est une fuite en avant qui nous engage tumultueusement dans une étape supérieure de privatisation du parti de la part de son oligarchie dirigeante. Elle pousse cette logique à un point tel qu’elle se transforme en caricature, dans un exercice singulier qui atteint l’absurde par excès.

En transférant leur faute personnelle à l’ensemble de l’organisation, Iglesias et Montero créent les conditions pour que s’exacerbent toutes les facettes négatives de leur façon d’exercer le pouvoir interne (absence de contre-pouvoir, autoritarisme et recours permanent au plébiscite). La prise en otage plébiscitaire du parti met à bas son projet politique et le dévore de l’intérieur. Elle accentue ses problèmes et le conduit à une énième dégradation politico-organisationnelle dont profitent ses dirigeants, en violant une nouvelle fois les règles élémentaires du débat pluraliste. Au sortir du référendum, si comme il est prévisible les adhérents ratifient le maintien en fonction des deux dirigeants, Pablo Iglesias se verra d’une certaine façon renforcé au sein du parti mais dans le cadre d’un Podemos affaibli au sein de la société. Sa confirmation comme dirigeant sera davantage le fruit d’un coup de main autoritaire déguisé en bain de foule qui lui permettra de faire taire toute voix dissidente en appelant fallacieusement à serrer les rangs, qu’un authentique renforcement de son autorité politico-morale. Incontestablement, c’est la recette parfaite pour accommoder les prochaines (in)évitables erreurs.

Traduit par Robert March pour le site Contretemps.

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