La féministe italienne Cinzia Arruzza, professeure de philosophie à la New School of Social Research de New York, a récemment accordé une interview à Josefina L. Martinez pour la revue CTXT-Revista Contexto. Cette interview fait suite à la publication du Manifeste pour un féminisme des 99% de Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser. À l’heure où se construit la grève des femmes pour le 8 mars prochain en Belgique, il nous a semblé intéressant de traduire leur échange afin de nourrir la réflexion sur les relations entre capitalisme, patriarcat, genre, classe et «race». [La rédaction]

Quels sont l’objectif et la thèse principale du Manifeste pour un féminisme des 99%?

Le féminisme des 99% est l’alternative anticapitaliste au féminisme libéral, devenu hégémonique au cours des dernières décennies en raison du faible niveau de luttes et de mobilisations à travers le monde. Nous entendons par «féminisme libéral» un féminisme centré sur les libertés et l’égalité formelle, qui cherche certes à éliminer l’inégalité de genre, mais à travers des moyens qui ne sont accessibles qu’aux femmes de l’élite. Pensons au féminisme incarné par des femmes comme Hillary Clinton, ou à celui qui, en Europe, est en train de devenir un allié des politiques islamophobes de certains États «au nom des droits des femmes», comme l’explique Sara Farris dans son récent ouvrage In the Name of Women’s Rights: The Rise of Femonationalism.

Pour être exacte, c’est un type de féminisme qui vise l’égalité de genre à l’interne d’une classe spécifique, celle des privilégié·e·s, en laissant de côté la grande majorité des femmes.

Le féminisme des 99% est une alternative au féminisme libéral, tout d’abord parce qu’il est ouvertement anticapitaliste et antiraciste: il ne sépare pas l’égalité formelle et l’émancipation de la nécessité de transformer la société et les relations sociales dans leur totalité, de surmonter l’exploitation du travail et le pillage de la nature, le racisme, la guerre et l’impérialisme. Enfin, il se positionne directement comme partie intégrante du «transféminisme», en défendant aussi les droits et besoins des travailleuses du sexe et en cherchant des alliances sociales et politiques avec tous les mouvements qui luttent pour un monde meilleur pour les 99%.

Croyez-vous que le nouveau mouvement de femmes qui se développe à travers le monde pourrait être l’avant-garde d’un retour plus général de la lutte des classes?

C’est mon expérience et mon pari. Tout d’abord, cette nouvelle vague féministe est l’unique mobilisation transnationale existante qui réunisse des millions de femmes* et d’hommes du monde entier. Ensuite, dans certains pays, il est déjà difficile de distinguer clairement la lutte des classes du mouvement féministe: je pense particulièrement à l’Argentine, bien entendu, mais aussi à l’Espagne ou à l’Italie.

Je crois que celles et ceux qui sont sincèrement intéressé·e·s à faire revivre la lutte des classes devraient renoncer une bonne fois pour toutes aux attitudes méprisantes envers cette nouvelle vague féministe, favorisant de fait les divisions. On devrait arrêter de penser que les mobilisations féministes sont une antithèse à la lutte des classes ou, dans le meilleur des cas, un complément externe.

Je préfère inviter à penser la nouvelle vague féministe comme un processus de radicalisation et de politisation lors duquel la subjectivité des travailleuses–souvent jeunes, précaires, mal payées, non rémunérées, exploitées et harcelées sexuellement sur leur lieu de travail–est en train d’émerger comme une subjectivité combative et potentiellement anticapitaliste.

Il semble que, dans les luttes actuelles et futures de la classe ouvrière, les femmes exerceront un rôle de protagoniste. Est-ce déjà le cas?

Il faut prendre en compte un phénomène intéressant: nous sommes témoins d’une augmentation significative des grèves et mobilisations sur les lieux de travail dans le domaine de la reproduction sociale.

Pensons aux grèves des enseignantes aux États-Unis (grèves illégales, qui sont en train de changer significativement la dynamique du mouvement ouvrier), des travailleuses de la santé en Inde, ou des enseignantes au Brésil. Il s’agit de grèves où les travailleuses sont une majorité et jouent un rôle clé. Bien qu’il n’existe pas de lien explicite entre ces grèves et la Grève internationale des femmes de ces dernières années, je crois que le mouvement féministe est en train d’exercer un rôle dans l’empowerment de ces femmes, en démontrant que la rébellion est possible et nécessaire.

Durant les mobilisations féministes (en Espagne ou en Argentine), on entend toujours plus scander «Patriarcat et capital, alliance criminelle!». Le débat sur la relation entre l’oppression de genre et le capitalisme est-il en train de se rouvrir?

Eh bien, je crois que la raison est que nous nous remettons à penser à des phénomènes structurels et à la complexité des relations sociales alors que, durant les dernières décennies, la majeure partie du féminisme était immergée dans ce qu’on a dénommé le «linguistic turn»; il se concentrait principalement sur des thèmes de langue, de cultures et de relations de pouvoir interpersonnelles.

De ce point de vue, c’est un signal très positif que les jeunes activistes et penseuses féministes s’intéressent à comprendre la connexion structurelle entre l’oppression de genre et le capitalisme, à comprendre les causes profondes de notre situation actuelle.

Dans divers articles, vous polémiquez avec les thèses du «système dual», qui définissent capitalisme et patriarcat comme des systèmes autonomes. Pourquoi considérez-vous cette théorie comme incorrecte et quelles conséquences pratiques cela a-t-il pour le mouvement des femmes?

Il existe différentes versions de la théorie du «système dual», qui ont des conséquences politiques différentes. La plus classique, influencée par le féminisme matérialiste français, finit, d’une façon ou d’une autre, par conceptualiser l’oppression raciale et de genre comme des systèmes de relations d’exploitation. Elle conceptualise le sexe comme classe. Je simplifie bien sûr trop ici, car la théorie a connu plusieurs développements au cours des dernières décennies, et est parvenue à des conclusions plus nuancées chez certain·e·s auteur·e·s.

Cependant, j’ai deux objections principales. Premièrement, si nous comprenons le sexe comme classe, alors nous devons aussi interpréter l’oppression sexuelle et de genre comme des antagonismes de classe, ce qui revient à écarter les possibilités d’alliances et de luttes communes (entre les femmes et les hommes). Plus simplement encore, je ne ferais pas d’alliance avec mon patron.

Deuxièmement, si sexe, race et classe forment trois systèmes autonomes qui s’entrecroisent ou se combinent, il n’est pas très clair, dans l’absolu, pourquoi ils agissent ainsi: quelle en est la raison? En fait, dans certains cas, les formes traditionnelles d’oppression de genre entrent littéralement en conflit avec les intérêts capitalistes…

En opposition aux théories «duales», vous défendez l’importance du concept de «reproduction sociale» pour une théorie féministe marxiste…

La forme selon laquelle j’interprète cette relation–avec des auteur·e·s comme Nancy Fraser, Tithi Bhattacharya, Sue Ferguson, Sara Farris, David McNally–se base sur la notion de reproduction sociale. En quelques mots, cette notion se réfère aux activités et au travail qu’implique la reproduction biologique, quotidienne et générationnelle, de la force de travail.

Soyons clair·e·s: reproduire la force de travail signifie reproduire les personnes et la vie. Cela ne se limite pas à la simple subsistance ou aux nécessités liées à la survie, mais comprend aussi la satisfaction de besoins plus complexes et la reproduction des capacités qui contribuent à convertir la force de travail en cette marchandise particulière qui peut se vendre sur le marché capitaliste.

Nous parlons donc de la socialisation des enfants, de l’éducation, mais aussi de la santé et des services sociaux. La main-d’œuvre dans ce type d’activités est fortement féminisée de deux façons: la plupart des travailleuses (salariées ou non) sont des femmes, et leurs conditions de travail sont parmi les plus exploitées.

Quelle est la relation qui lie l’oppression et l’exploitation à la sphère de la reproduction sociale?

La clé pour comprendre le rapport entre la reproduction sociale et l’oppression de genre (et en partie l’oppression de race) est que, dans le système capitaliste, la reproduction sociale est nécessairement subordonnée à la production pour le profit.

Le paradoxe est que le capitalisme a besoin que la reproduction sociale se fasse et qu’elle soit relativement fonctionnelle, mais il ne veut pas devoir en assumer les coûts. Particulièrement parce que toutes les activités de reproduction sociale supposent une basse technologie et demandent beaucoup de main-d’œuvre, ce qui signifie qu’elles coûtent cher. La manière dont les capitalistes (et les États) parviennent à maintenir ces coûts au plus bas varie, mais il est possible d’identifier quelques phénomènes communs: l’augmentation du recours à la main-d’œuvre migrante mal rémunérée et non organisée dans les secteurs privatisés (par exemple, les migrant·e·s qui s’occupent de personnes dépendantes ou âgées); les coupes dans les dépenses sociales et dans les services sociaux qui obligent les femmes et les personnes féminisées à réaliser ce travail gratuitement dans le foyer; la marchandisation des aspects plus rentables du travail reproductif social–chaînes de restaurants, blanchisseries, etc.–en employant à nouveau une main-d’œuvre migrante peu chère.

Nous pouvons en conclure que l’exploitation de classe, les oppressions de genre et de race, forment un tout complexe au sein du capitalisme…

Il y a bien plus à dire sur ces processus. La théorie de la reproduction sociale n’explique pas tout, mais elle nous fournit des outils théoriques pour comprendre comment des phénomènes apparemment déconnectés prennent place dans un contexte de relations sociales de production et reproduction qui emprisonnent la vie des personnes, limitent énormément les options disponibles et organisent et restreignent la temporalité de nos vies.

Traduction du castillan par Aude Spang pour solidaritéS.

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