Nous nous limiterons dans cet article à la question du climat. Elle ne résume pas à elle seule l’ensemble des crises écologiques, mais illustre bien le rôle contradictoire des scientifiques et experts.

Des scientifiques, l’océanographe Jean Revelle et le géologue Hans Suess, lancent dès les années 1950 l’alerte sur le changement climatique. À partir de 1958, les travaux du chercheur David Keeling permettent de mesurer l’augmentation de la teneur de l’atmosphère en CO2. Bien avant eux, les travaux du savant suédois Svante Arrhenius en 1896 avaient établi le rôle du dioxyde de carbone dans ce qu’il nommera « l’effet de serre », et fait le lien avec la consommation croissante de charbon et le développement de l’industrie. 

Le GIEC : une organisation hybride

La création du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, en anglais Intergovernmental Panel on Climate Change, IPCC) en 1988 marque un tournant, tant cette instance est désormais incontournable. Sa naissance comme ses règles de fonctionnement mêlent étroitement science et géopolitique. En effet, le GIEC est créé par le G7 (États-Unis, Japon, Allemagne, France, Grande-Bretagne, Canada, Italie) sous la pression de Reagan et de Thatcher pour empêcher une agence de l’ONU, « soupçonnée de militantisme écologique(1)Sylvestre Huet, « Comment cette structure a imposé son autorité scientifique », Libération, 2 novembre 2014. », de s’imposer comme référence en matière d’expertise climatique. Il est placé sous l’égide de deux organismes de l’ONU, l’Organisation météorologique mondiale et le Programme des Nations Unies pour l’environnement. C’est une organisation hybride qui associe représentants des États (195) et scientifiques. La mission des scientifiques est d’« évaluer, sans parti pris et de façon méthodique, claire et objective, les informations scientifiques, techniques et socio-économiques nécessaires pour comprendre le changement climatique, ses répercussions et les risques futurs, ainsi que les stratégies d’adaptation et d’atténuation envisageables ». Le GIEC n’entreprend pas de nouvelles recherches mais évalue l’état des connaissances sur la base de la documentation technique publiée et examinée. Il se compose de trois groupes de travail (groupe 1 sur les éléments scientifiques, groupe 2 sur les impacts et l’adaptation, groupe 3 sur l’atténuation(2)« Le Giec a trente ans : son histoire, son rôle… et un climat toujours plus chaud », Reporterre, 2 mars 2018. ). Il a fourni cinq rapports d’évaluation (1990, 1995, 2001, 2007, 2014 – le 6e est prévu pour 2022), ainsi que des rapports spéciaux comme celui d’octobre 2018 sur les conséquences d’un réchauffement de 1,5°C (SR15). Bien loin des accusations d’exagération proférées par les climato-négationistes comme Trump, qui a cessé de payer la contribution des États-Unis au budget du GIEC (1,6 million d’euros/an sur 6 millions), la tendance est, par construction, plutôt à sous-estimer la menace. D’ailleurs chaque nouveau rapport confirme l’hypothèse la plus grave des prévisions précédentes. Les conclusions ne sont évidemment pas exemptes de biais idéologiques. Par exemple, dans le cinquième rapport, le groupe 3 écrit que « les modèles supposent des marchés qui fonctionnent pleinement et un comportement de marché concurrentiel », dans le plus pur style néolibéral(3)GT 3, 5e rapport d’évaluation.… Enfin et surtout, les conclusions et le « résumé à l’intention des décideurs » doivent être approuvées par les représentants des États, il s’agit donc de conclusions politiques, fruit du rapport de forces entre les États ou groupes d’États.

Contrôler le thermostat de la planète : la géoingénierie

Les scientifiques ne font pas qu’évaluer le changement climatique. Les sciences et techniques sont aussi utilisées pour agir sur le climat ou tenter de le faire. La recherche pour contrôler le climat n’est pas nouvelle ; dans les années 1960 elle se cantonnait à l’échelle locale, elle visait par exemple à détourner des tornades en Floride mais surtout elle avait des fins militaires, en particulier au cours de la guerre du Vietnam pour déclencher des pluies massives… Avec l’aggravation du changement climatique, on change d’échelle, l’idée d’un « plan B » gagne du terrain, associant confiance aveugle dans les solutions techno-scientifiques (Paul Crutzen, prix Nobel de chimie) et calcul capitaliste. Prenant acte que les émissions ne diminueront pas, ou pas assez, voire continueront d’augmenter, il n’y aurait d’autre choix que d’agir, soit en amont sur le rayonnement solaire lui-même, soit en aval en « capturant » le CO2 en excès. Ce sont les deux grandes directions de la géoingénierie. La première, dite de gestion du rayonnement solaire (GRS) regroupe des propositions plus ou moins fantaisistes (aérosols dans la stratosphère, sels marins dans les nuages pour les rendre plus réfléchissants, réflecteurs spatiaux…). La voie la plus « sérieusement » explorée est la pulvérisation de particules de soufre dans la très haute atmosphère, imitant l’explosion du volcan Pinatubo qui avait effectivement fait baisser significativement les températures. Outre les difficultés techniques, le coût exorbitant, les effets indésirables (pluies acides…), une telle « solution » condamne à continuer éternellement les vaporisations, car un arrêt provoquerait une remontée brutale des températures. Question supplémentaire mais essentielle : qui décide ? Qui a la main sur le thermostat de la planète ? Les mesures de GRS ne figurent dans aucun des profils d’évolution retenus par le rapport spécial du GIEC (SR15). Elles semblent pour l’heure écartées… mais pour combien de temps ? La deuxième direction, celle de l’élimination du dioxyde de carbone (CDR, pour Carbon dioxide removal) figure en revanche en bonne place. Le SR15 conclut que pour avoir une chance sur deux de maintenir le réchauffement en dessous de 1,5 °C, les émissions nettes (la somme des émissions et des absorptions) de carbone doivent être réduites de moitié en douze ans et à zéro en 2050. C’est là que les « techniques à émissions négatives » (NETs) interviennent. Ce terme (trompeur) recouvre des propositions très différentes, de l’indispensable désartificialisation et reboisement des terres… au pire : la bioénergie avec capture et stockage du carbone (BECCS).

La BECCS prétend absorber à grande échelle le CO2 présent dans l’atmosphère dans de vastes monocultures, brûler cette biomasse, capturer le CO2 émis par la combustion et le stocker dans des couches géologiques profondes… Outre les problèmes de la permanence et de la sécurisation du stockage de CO2 qui sont loin d’être résolus, les conséquences sociales et écologiques sont innombrables : accaparement des terres et de l’eau au détriment de l’alimentation des populations, des paysanEs et des peuples, recours massif aux engrais et biocides voire aux OGM, perte de biodiversité…Un seul des quatre scénarios archétypes(4)Tableau « Characteristics of four illustrative model pathways », IPCC SR15. qui décrivent les différents futurs possibles (le scénario qui prévoit une réduction drastique de la demande énergétique et donc des émissions) exclut le recours à la BECCS. Le pire est donc à craindre ! D’autres techniques d’élimination du CO2 sont explorées voire expérimentées. La capture du carbone dans l’air (DACCS) est loin d’être au point. Concernant le captage en sortie d’usine, au Canada le CO2 émis par une centrale thermique est capté et injecté dans des puits de pétrole pour en extraire sous sa pression du pétrole jusqu’alors inaccessible(5) Interview de Pat Mooney sur https://sciencescitoyennes.org/… Capter le CO2 pour extraire plus de pétrole : à l’arrivée, ce n’est donc pas moins mais plus de carbone !!! La fertilisation des océans par la dispersion de particules de fer en surface afin de favoriser la croissance du plancton et donc l’absorption du CO2 a été testée par de nombreux gouvernements. Ces essais ont eu lieu à partir des années 1990 sur des surfaces allant jusqu’à des dizaines de milliers de km2. Un moratoire sur cette technique à la fois inefficace et dangereuse a été adopté non sans difficultés et blocages en 2008.

Fausses croyances, vrais enjeux

Comme l’affirme le Manifeste contre la géoingénierie(6)http://www.geoengineeringmonitor.org/wp-content/uploads/2018/10/HOME_manifesto-FR.pdf signé par de très nombreuses organisations nationales et internationales en octobre 2018 :

[La géoingénierie] perpétue les fausses croyances selon lesquelles le modèle industriel actuel de production et de consommation, injuste et dévastateur tant écologiquement que socialement, ne peut être transformé et que nous avons par conséquent besoin de solutions technologiques pour maîtriser ses effets. En réalité, les changements et transformations dont nous avons vraiment besoin pour affronter la crise climatique sont surtout d’ordre économique, politique et social. […] Notre maison, nos terres et territoires ne sont pas un laboratoire de technologies de modification de l’environnement à échelle planétaire. »

« Prendre les pires risques pour ne rien changer » pourrait être le slogan de la géoingénierie. Les technosciences les plus périlleuses et incertaines sont convoquées pour écarter la seule issue possible et durable : la sortie des énergies fossiles, la transformation radicale du système de production et de consommation, la suppression des productions et des transports inutiles…Cette voie est évidemment inacceptable pour les capitalistes et les gouvernants qui ont tout intérêt à (faire) croire qu’on peut continuer à brûler gaz, charbon et pétrole, en promouvant véhicules électriques et énergie nucléaire et en ajoutant une pincée de renouvelables et de recyclage pour la déco… Elle est aussi le résultat de la croyance dans le fait que la Science peut tout, qu’on finira bien par trouver une solution technique. Et cette foi dans le progrès est partagée bien au-delà de ceux qui ont objectivement intérêt à entretenir cette illusion. Le mouvement ouvrier a longtemps cultivé cet espoir aveugle que le Progrès, compris comme progrès scientifique et technique, était inéluctablement porteur de progrès social, de bien-être voire d’émancipation. Aujourd’hui, face à l’obscurantisme des climato-négationistes (entre autres) et la subordination de la recherche aux besoins du capital, des scientifiques s’engagent pour une « réappropriation citoyenne et démocratique de la science, afin de la mettre au service du bien commun » (Charte de l’association Sciences citoyennes(7)https://sciencescitoyennes.org/l_association/ ). Parce que les choix techniques ne sont pas neutres, mettre l’expertise au service du mouvement social et permettre l’élaboration démocratique des choix scientifiques et techniques constitue un enjeu essentiel pour construire un projet émancipateur.

Publié sur le site du NPA.

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