Porte-parole au Bundestag (avec Dietmar Bartsch) du parti Die Linke (La Gauche), Sahra Wagenknecht vient de la gauche anticapitaliste du parti et a longtemps été sa représentante la plus populaire. Avec son époux Oskar Lafontaine – tous les deux très médiatisés – ils animent depuis un certain temps un regroupement informel « Team Sahra », auquel on peut adhérer par internet et qui argumente pour la création d’un nouveau mouvement politique à l’image de La France insoumise (FI) de Jean-Luc Mélenchon. Ils annoncent que ce mouvement sera lancé en septembre 2018, non en concurrence avec le parti Die Linke, mais pour faire pression sur les autres partis dans le sens d’une politique plus sociale.

Certaines positions développées par Wagenknecht et Lafontaine se situent à la droite non seulement de l’aile anticapitaliste du parti, mais aussi de son programme officiel. L’ennemi désigné n’est plus le capitalisme tout court, mais le capitalisme néolibéral débridé. Les « frontières ouvertes » sont désignées comme un projet de la bourgeoisie néolibérale pour exacerber la concurrence au sein de celles et ceux d’en bas et pour affaiblir ainsi le salariat et faire baisser les salaires réels. La défense des acquis démocratiques passe par la défense de la souveraineté des États-nations contre l’Union européenne et les projets – par exemple celui de Macron – de renforcer l’intégration européenne en son sein. En gros, le projet de Wagenknecht et Lafontaine vise à affaiblir l’extrême droite, à contrer l’essor électoral de l’AfD et à gagner des couches de salariés et de laissés-pour-compte allemands qui, mécontents du Parti social-démocrate (SPD) et attirés par la démagogie de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD, extrême droite), ne se retrouvent pas dans les positions de Die Linke. D’après Wagenknecht et Lafontaine, Die Linke ignore trop leur crainte d’être en concurrence, défavorable, avec les immigrés.

Dans son récent entretien sur Mediapart(1)Les citations de Sahra Wagenknecht sont tirées de son entretien avec Thomas Schnee, « L’Allemande Sahra Wagenknecht dévoile les contours de son futur mouvement, inspiré des Insoumis », paru le 31 mai 2018 dans Mediapart : https://www.mediapart.fr/journal/international/310518/l-allemande-sahra-wagenknecht-devoile-les-contours-de-son-futur-mouvement-inspire-des-insoumis, Sahra Wagenknecht explique (à juste titre) que le projet traditionnellement lié à la droite « gouvernementaliste » de Die Linke n’est plus réaliste : « Ce projet d’union des gauches n’est actuellement pas majoritaire. Le SPD se trouve actuellement à 17 % des intentions de vote et, bien qu’étant toujours au gouvernement, il pourrait connaître un déclin rapide. Par ailleurs, le SPD d’aujourd’hui s’est énormément éloigné des positions traditionnelles de la social-démocratie. Il en est à sa troisième “grande coalition” avec l’union conservatrice de Merkel. »

La terrible crise électorale du SPD est liée au fait que ce parti n’a jamais rompu avec l’Agenda 2010 et ses contre-réformes féroces. C’est ce qui motive, d’après Sahra Wagenknecht, le projet de lancer un nouveau mouvement large centré sur les thèmes sociaux : « Avant cela, les sociaux-démocrates ont réalisé les réformes libérales de l’Agenda 2010 de Gerhard Schröder, qui représente le contraire d’une politique d’égalité et de protection sociales. Cela a abouti à la création d’un énorme secteur de bas salaires en Allemagne, qui provoque à son tour une énorme insécurité sociale. Toutes ces choses n’ont rien à voir avec notre programme politique. C’est pour cela que nous sommes en train de préparer le lancement d’un grand mouvement populaire, ouvert à toutes les bonnes volontés de gauche. Il doit rassembler tous ceux qui croient encore à certains éléments d’une politique sociale-démocrate classique. »

Sahra Wagenknecht ne veut pas, dit-elle, de retour au début des années 1970. Mais ce qu’elle oppose au néolibéralisme et capitalisme débridé, c’est surtout un État-providence, national, avec plus de sécurité sociale et plus de protection contre les mauvais effets de la mondialisation capitaliste. La solidarité internationale des salariés et des opprimés ne joue presque aucun rôle dans son discours politique. Pour elle, c’est l’État qui doit protéger les gens, et surtout les plus défavorisés : « Je veux dire par là que nous voulons promouvoir les valeurs d’un État plus social, des salaires plus élevés et plus justes, une politique étrangère européenne autonome, une politique de désarmement, etc. Il ne s’agit bien sûr pas de revenir au programme social-démocrate des années 1970. Le monde a évolué et il faut moderniser. Sur les retraites, par exemple, il ne s’agit pas de rafistoler le vieux système, mais de créer un nouveau système d’assurance où tout le monde cotiserait, du fonctionnaire jusqu’à l’indépendant, et pas seulement le salarié comme aujourd’hui.

« Il s’agit de proposer un programme où l’État protège les gens d’un capitalisme débridé, d’une mondialisation pilotée par les multinationales et d’une concurrence aiguisée par le dumping social. Nous voulons rebâtir un État qui fasse une politique active pour la moitié la moins favorisée de la population et pour ceux qui sont les perdants de la donne actuelle. »

Les membres et les courants de Die Linke qui soutiennent la démarche de Sahra Wagenknecht et d’Oskar Lafontaine ne sont pas très nombreux. Il n’est par ailleurs pas dit clairement le nombre de réponses positives à l’appel qui sera suffisant pour créer le nouveau mouvement en septembre.

Les critiques au projet dans le débat au sein de Die Linke, formulées de manière tranchante surtout par Antikapitalistische Linke(2)La Gauche anticapitaliste, un courant organisé au sein du parti., se situent à trois différents niveaux d’argumentation :

  • Premièrement, Wagenknecht et Lafontaine ne soumettent pas leurs positions aux instances de Die Linke, à leurs discussions et décisions. En effet, Sahra Wagenknecht s’appuie sur sa popularité personnelle, sur sa présence dans les médias et sur ses supporters politiques personnels pour court-circuiter toute controverse sur sa démarche dans son propre parti. La dynamique polarisante de sa démarche dans le parti semble liée à la rivalité avec les deux porte-parole du parti, Katja Kipping et Bernd Riexinger.
  • Deuxièmement, Wagenknecht et Lafontaine s’adaptent trop au discours de l’AfD et du « populisme de droite » en rejetant des revendications comme les « frontières ouvertes » par peur de perdre la possibilité d’influencer politiquement les Allemands défavorisés.
  • Troisièmement, il y a la crainte, et pas seulement à l’aile gauche du parti, que le lancement du nouveau mouvement nuise à Die Linke. Comme Wagenknecht et Lafontaine ne cessent de répéter que La France insoumise de Mélenchon leur sert d’exemple, cette peur est bien compréhensible, car la FI s’est construite sur les cendres non seulement du Front de gauche, mais aussi du Parti de gauche français.

L’argument de Sahra Wagenknecht selon lequel Die Linke n’a pas pu – jusqu’à maintenant – bien profiter de la crise électorale du SPD est néanmoins fondé : « La principale alternative que l’on m’oppose, c’est que tous ceux qui sont mécontents de la situation ont juste à rejoindre Die Linke. Magnifique ! Mais cela ne fonctionne pas. Cela fait des années que nous espérons que les électeurs du SPD qui sont déçus viennent nous rejoindre. Mais la réalité, c’est que depuis 1998, le SPD a perdu plus de 10 millions d’électeurs. Et nous en avons gagné 2 millions. Il y a donc au moins 8 millions d’électeurs qui ne sont pas venus chez nous. »

À la question « la crainte de créer un parti concurrent à Die Linke n’est-elle pas justifiée ? », Sahra Wagenknecht répond de manière dissuasive : « Non. Créer un parti ne me paraît pas être une étape obligatoire. L’objectif du mouvement est de faire pression sur les partis pour les obliger, le SPD en premier lieu, à faire une politique plus sociale. » Mais alors, le bon exemple de la FI de Mélenchon ne serait donc pas à suivre ? Tout cela n’est pas facile à comprendre.

De toute façon, il me semble y avoir un lien entre l’orientation – si l’on veut « populiste de gauche » – et les formes d’organisations de la FI et du mouvement qu’Oskar et Sahra veulent lancer : les gens « normaux » peuvent y adhérer, ils peuvent venir applaudir, mais ils ne peuvent pas participer à élaborer les positions et à préparer les initiatives. Dans ce beau nouveau monde, ce sont les tribuns qui font tout et qui décident de tout.

Pour le contenu, il faut prendre au sérieux l’argument de la concurrence et des inquiétudes populaires avancé par Wagenknecht : « Ainsi, les réfugiés, qui eux aussi sont pauvres, cherchent des appartements sociaux, donc dans des quartiers modestes, voire défavorisés. Or l’Allemagne manque cruellement de logements sociaux, car le gouvernement a préféré suivre une politique d’austérité. La concurrence sur le logement se renforce au fur et à mesure que l’on fait venir des réfugiés. La situation s’est aussi dégradée dans de nombreuses écoles pas vraiment situées dans les beaux quartiers et qui avaient déjà de gros problèmes avant 2015. Enfin, dans le secteur des bas salaires, là où justement on emploie des gens peu qualifiés, la concurrence est devenue féroce. (…) Je pense qu’actuellement, et pour un certain temps encore, la démocratie ne pourra bien fonctionner que dans le cadre des États-nations. »

À l’argumentation de la concurrence, il ne sert à rien d’opposer une attitude purement humanitaire et moralisante, qui s’en fiche des réalités et des sentiments des couches populaires défavorisées. Il est clair que la revendication des « frontières ouvertes » ne résout pas tous les problèmes. Elle doit faire partie d’un ensemble de revendications transitoires incluant des salaires minimums et des minimas sociaux suffisants, un système d’impôt qui fait payer les riches, une diminution radicale du temps de travail sans perte de salaire et avec embauche proportionnelle, etc.

Mais surtout, à l’argument de la concurrence, on ne peut pas opposer un « intérêt de classe prolétarien » purement national… qui est totalement fictif. Les intérêts de classe réels ne s’articulent que par l’action solidaire commune internationale pour les mêmes objectifs, que ce soit au niveau européen ou au niveau mondial.

Publié sur inprecor.

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