Entretien. La dessinatrice Emma participait cette année à l’université d’été du NPA. Iels en ont profité pour s’entretenir avec elle. 

Peux-tu te présenter pour les -dernierEs au fond de la salle qui ne connaîtraient pas encore ton travail ? 

Je m’appelle Emma, je suis dessinatrice. Quand on me demande ce que je fais, je dis que je mets en ligne des BD pour démocratiser des concepts politiques. Ce sont des formats dessinés, courts, pour gens pas politisés. Ce que j’essaye de faire c’est expliquer l’intérêt de comprendre ces concepts au quotidien pour avoir un cadre d’action militante dans leur vie (ne plus se laisser faire).

Est-ce que tu peux revenir un peu sur ton parcours, comment tu en es venue à la BD et/ou à la politique ?

Pendant 30 ans j’ai suivi le modèle dominant. Mes parents votaient PS (donc pas vraiment de gauche). J’avais bien l’idée d’une certaine charité et d’une nécessité de faire attention aux plus faibles. Mais je n’avais pas de conception et de compréhension d’une pauvreté organisée par le système. Pour moi la politique c’était des mecs en costards qui devaient décider pour nous à l’Assemblée parce qu’ils étaient tous bien plus qualifiés et intelligents que nous sur ces questions.

Pour moi ça marchait bien. Je me disais au fond probablement que, si ça ne marchait pas pour les autres, c’est qu’ils n’avaient pas essayé assez dur (bosser assez à l’école, être volontaires, ambitieux…). Quand j’ai compris que ça ne marchait pas comme ça, j’ai compris tout le reste assez rapidement. Et quand j’ai compris que j’étais discriminée à cause de mon genre je me suis tournée vers différents supports féministes.

Lesquels ? Tu en aurais quelques-uns à conseiller ? 

Des blogs : « Crêpe Georgette » par exemple, que je trouve excellent pour comprendre les concepts politiques et être en capacité de les réexpliquer par la suite. Mais aussi « Olympe et le plafond de verre » ou « Ça fait genre ». Après je suis également allée sur des groupes Facebook militants. Ça m’a permis d’écouter des féministes qui n’étaient pas comme moi. Précaires, LGBT, qui portent le voile, des travailleuses du sexe… Des femmes plus opprimées que moi !

Comment s’est passé ta première expérience « militante » ? 

Problème : je suis tombée dans un purisme militant. J’y ai développé une attitude dominante contre les nouvelles militantes. C’est pour ça que je suis partie de ces milieux… Pour moi la clé c’est de comprendre « les gens qui ne pensent pas comme nous », et pourquoi ils ne pensent pas comme nous. J’essaye au maximum de réfléchir à comment adapter les choses et les débats aux différentes personnes que l’on rencontre.

Je suis allée voir des collectifs, et plus particulièrement « Stop harcèlement de rue ». J’y ai enfin rencontré des féministes. Mais j’y ai aussi rencontré pas mal de gens pas fiables, et des problèmes de démocratie interne. Je n’y ai jamais pris la parole. C’est à ce moment que j’ai compris la difficulté posée par les collectifs en mixité et la présence des hommes lors de ces réunions. Ils y prenaient une place démesurée par rapport à leur nombre ou leur implication. Cette expérience ne m’a pas vraiment convaincue, et c’est à ce moment que j’ai cessé de m’impliquer dans les collectifs.

Avant cela, j’avais également tenté d’investir les milieux et les partis « de gauche », particulièrement sur la question des festivals de musique (harcèlement et violences sexistes et sexuelles pendant les festivals et autres évènements de ce genre). Avec des résultats très décevants. On m’a expliqué, notamment au PCF, qu’ici on faisait de la politique, et que mes petites affaires de femmes n’étaient pas vraiment la priorité…

Mais (car il y a un mais) ça n’est pas la seule réponse que j’ai reçue. J’ai fini par tomber par hasard sur des camarades du NPA avec qui on a commencé à discuter, et qui étaient vraiment féministes. Et quand je leur ai parlé de mon travail, et des difficultés que j’avais rencontrées, ils m’ont fait sentir que ce que je disais était important et que j’avais quelque chose à leur apprendre sur ma condition de femme et de travailleuse.

Mais alors d’où t’es venu le déclic de la BD ?

J’ai décidé de continuer à militer… mais seule, et sur internet. Pendant un temps j’avais un blog avec des fiches de vulgarisation des concepts féministes, mais ça ne marchait pas et ça n’intéressait pas grand monde. Parfois j’imprimais ces fiches et j’allais les differ(1)distribuer à la sortie du métro… sans succès. Mais un jour j’ai décidé de m’y prendre autrement, en dessinant une scène qui m’était arrivée sur le tract que je suis allé distribuer. Et là j’ai tout de suite vu la différence : les gens s’arrêtaient pour lire et étaient interpellés par le dessin ! Et c’était à la fois le support dessiné, mais aussi le fait de raconter une anecdote qui m’était arrivée… De cette manière les gens se sentaient plus concernés par l’histoire que par des arguments froids et extérieurs. J’ai donc décidé de me lancer dans le dessin d’histoires et de témoignages de discriminations. L’idée était de vulgariser des propos politiques.

Sur quoi as-tu commencé à dessiner ?

Eh bien étonnamment mes premiers dessins ont été sur la loi travail ou sur l’histoire de Mohamed à Saint-Denis (qui s’est fait tirer dessus par la police lors de l’intervention de la police suite aux attentats du Bataclan). Finalement les questions féministes sont arrivées après. Je pense que la première question, et celle qui m’a toujours profondément énervée, c’était celle sur le « regard masculin » et cette facilité que les hommes et la société ont à donner leur avis (non sollicité) sur ton corps. J’y ai aussi parlé de notre droit à nous mettre en colère…

Et est-ce que tu avais prévu que ta BD sur « la charge mentale » ait un aussi gros succès ? 

Pas du tout ! Je dessine « la charge mentale » et la poste en mai 2017. À la base l’idée était de discuter des tâches ménagères et de la répartition des responsabilités dans le couple (surtout après l’arrivée d’un enfant) et je ne pensais absolument pas que ça parlerait autant aux gens. Tout le monde autour de moi a commencé à la partager ! Quelques soirs plus tard j’avais une petite soirée dans un bar organisée par mon éditeur pour la publication du premier tome de ma BD et, lorsque je suis arrivée, le bar était complètement rempli… Pour moi ! Ce soir-là j’ai signé des BD pendant 4 heures d’affilée. J’en ai même eu une sacrée crampe à la main !

Stop aux cadences infernales ! (rires)

Oui… Mais ce succès a été un peu à double tranchant aussi parce que c’est quelque part la BD qui était la plus « dépolitisable » et la plus facilement récupérable. Je l’ai parfois vue reprise dans des cadres où la question de se battre contre un système patriarcal et la question de classe sont complètement mises de côté. Donc ça ne veut pas toujours dire que nos idées avancent… C’est par exemple moins le cas de toutes mes BD de soutien aux grèves, qui sont très reprises dans les milieux militants. C’est aussi ma manière de militer et de les soutenir, en leur donnant de la visibilité. C’est très important pour moi, et compliqué aussi parce que je suis très sollicitée et que je ne peux pas toujours dire oui à tout le monde !

Quels sont tes projets et sujets pour la suite ? Les prochains sujets que tu voudrais traiter ? 

J’aimerais bien faire quelque chose sur le capitalisme vert. Ou revenir sur ce dont je te parlais : expliquer à une partie des milieux de gauche (mais aussi aux personnes non politisées) que le féminisme C’EST de la politique et pas « des trucs de bonnes femmes ». Par ailleurs, de nombreux mecs m’ont demandé sur mon blog à ce que je parle de « leur » charge mentale (ramener l’argent à la maison pour subvenir aux besoins du foyer) alors j’ai décidé de le faire… (rires) Mais du coup en expliquant que les femmes avaient elles aussi cette charge, car en réalité elles travaillent aussi… Même si cette charge est invisibilisée pour les femmes, elles l’ont en plus de la charge mentale et émotionnelle dont j’ai déjà parlé. Et j’explique aussi le principe de la double journée, etc. Donc je reste quand même du côté des femmes !

À la rentrée il y a la sortie du tome 3 de ma BD, sur la « charge émotionnelle », le travail gratuit des femmes… Que je viendrai avec plaisir présenter et signer à la Brèche !

Par ailleurs les tomes 1 et 2 vont sortir en traduction anglaise, c’est une super nouvelle (très rare pour les BD françaises). Le fait que mes BD soient traduites dans de nombreuses langues, et qu’elles traversent les frontières, ça veut dire que les gens sont touchés. Ça me motive d’autant plus à continuer !

Propos recueillis par Manon Boltansky pour le site du NPA.

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