Conversation avec Nancy Fraser, professeure de philosophie et de politique à la New School for Social Research, elle est notamment co-autrice du manifeste Féminisme pour les 99 % (avec Cinzia Arruzza et Tithi Bhattacharya, La Découverte, Paris 2019). Cet entretien a été réalisé par Martín Mosquera, professeur à l’université de Buenos Aires, rédacteur en chef de Jacobin América Latina et militant de Democracia Socialista (section sympathisante de la Quatrième Internationale en Argentine).

Martín Mosquera : Dans votre livre à paraître l’année prochaine (1)Nancy Fraser, Cannibal Capitalism : How our System is Devouring Democracy, Care, and the Planet – and What We Can Do About It (Le capitalisme cannibale : Comment notre système dévore la démocratie, le care et la planète – et ce que nous pouvons faire pour y remédier), à paraître chez Verso en mars 2022. vous avez élaboré ce que vous appelez une « conception élargie du capitalisme ». Pourquoi les concepts existants du capitalisme doivent-ils être élargis ? Est-ce qu’ils sont trop étroitement axés sur le capitalisme en tant que système économique ?

Nancy Fraser : Exactement. J’ai développé la conception élargie du capitalisme afin de m’éloigner des versions du marxisme qui considèrent le système économique comme le véritable fondement de la société, tout en traitant le reste comme une simple « superstructure ». Dans un tel modèle, la causalité a une direction unique, de la base économique à la superstructure juridico-politique. Et cela est très insuffisant. Je propose de repenser la relation entre le sous-système économique de la société capitaliste et ses nécessaires conditions de réalisation – les processus, les activités et les rapports considérés comme non économiques, mais qui sont absolument essentiels à l’économie du capitalisme, telles la reproduction sociale, la nature non humaine et les biens publics.

Cela complique le schéma base-superstructure. Dire que quelque chose est un arrière-plan nécessaire signifie que le système économique capitaliste ne peut pas fonctionner sans que soient en place ces conditions « non économiques » : la capacité du capitalisme à acheter la force de travail et à la faire travailler, à accéder aux matières premières et à l’énergie, à produire des marchandises et à les vendre avec profit, à accumuler du capital – rien de tout cela ne peut se produire. Ainsi, ces conditions ont leur propre poids, ce ne sont pas de simples « épiphénomènes ».

Prenons l’exemple de la reproduction sociale, c’est-à-dire les activités – souvent exercées par des femmes en dehors de l’économie officielle – qui font vivre les êtres humains qui constituent la « force du travail ». Par exemple, l’accouchement, les soins, la socialisation et l’éducation des nouvelles générations, mais aussi l’entretien des travailleurs adultes, qui doivent être nourris, lavés, habillés et reposés afin de reprendre le travail le lendemain… Tout cela est nécessaire au fonctionnement de l’économie capitaliste. Les féministes qui appliquent la théorie dite de la reproduction sociale – une variante du féminisme marxiste – ont démontré cela. Si la reproduction sociale se dérègle, cela nuit à la production. Et cela signifie que l’accumulation du capital est limitée par les rapports de parenté, les taux de natalité, les taux de mortalité, etc. Cela s’avère donc plus compliqué qu’une causalité unidirectionnelle.

Il en va de même en ce qui concerne les conditions naturelles ou écologiques. La production et l’accumulation capitalistes présupposent la disponibilité des éléments matériels dont dépend la production – les matières premières, les sources d’énergie, l’élimination des déchets. Si ces conditions sont mises en péril, cela peut également entraver la production. Nous en avons un exemple intéressant en ce moment avec le Covid-19, qui est, à un certain niveau, un dysfonctionnement écologique. Le virus est devenu une menace pour l’homme du fait d’une zoonose, un transfert des chauves-souris vers nous par le biais d’espèces intermédiaires, probablement des pangolins, probablement à la suite de migrations d’espèces provoquées par le climat et le « développement ». Le résultat a été une énorme contraction de l’ensemble du système économique. Le Covid-19 est un très bon exemple de cette causalité à l’envers.

Martín Mosquera : Comme vous le soulignez, le capitalisme n’est pas un système économique complètement autonome, dans le sens où il dépend de conditions qui lui sont en quelque sorte extérieures. Mais même si toutes ces sphères sont relativement indépendantes les unes des autres, le système économique peut toujours agir sur les autres sphères et les transformer. L’une des particularités du capitalisme n’est-elle pas qu’il a la capacité de façonner des domaines qui lui sont extérieurs, telle la nature ?

Nancy Fraser : Il y a bien quelque chose de spécial dans une économie capitaliste qui lui confère un grand dynamisme causal : l’impératif d’accumuler du capital et d’accroître la « valeur », sans limites. Comme nous le savons, une économie capitaliste n’est pas une économie dans laquelle vous gagnez de l’argent et ensuite vous vous asseyez et profitez de la vie dans votre beau manoir en consommant tout. Il y a un impératif de réinvestissement, visant à générer des quantités toujours plus grandes de plus-value, toujours plus de profits et plus de capital. Il s’agit d’une force puissante, qui incite les propriétaires du capital à repousser les limites, à essayer de plier les conditions non économiques à leur volonté. Mais leur capacité à le faire n’est pas absolue. Elle est soumise à des résistances, y compris de la part d’une nature qui évolue à son propre rythme, selon son propre échéancier. La temporalité de la reproduction écologique n’est pas, en fin de compte, sous contrôle capitaliste. Il est donc logique de parler de sphères « relativement autonomes », qualifiées de « non économiques ».

Mais l’élan expansionniste du capital est une contrainte brute et aveugle, ancrée dans le système. Elle est bien plus puissante que la volonté des êtres humains individuels qui possèdent le capital et qui sont incités à en accroître la valeur – à exécuter « sa volonté » en quelque sorte. Ce moteur est si puissant qu’il a réussi à remodeler ses propres fondements (famille, nature, formes d’État, etc.), bien que dans certaines limites, comme je viens de le dire. Ce que j’essaie de suggérer, c’est que les marxistes ont tout à fait raison d’insister sur la puissance et la force formatrice de la dynamique d’accumulation. Mais c’est une erreur de traduire cette idée en une conception de causalité base-superstructure. Il y a beaucoup de résistance, parce que ces conditions générales ont leurs grammaires et leurs temporalités de reproduction et parce qu’elles abritent des valeurs « non économiques » auxquelles les gens tiennent et qui influencent leurs actions.

Martín Mosquera : Comme vous le soulignez, la crise du Covid est un exemple dramatique de la façon dont ces externalités interagissent de manière compliquée avec le capitalisme, conduisant au type de crises capitalistes que vous avez décrites comme « multidimensionnelles ». Par ailleurs, vous avez également suggéré que, au moins depuis 2008, le stade actuel du capitalisme néolibéral et financiarisé traverse une crise – peut-être terminale – qui pourrait éventuellement signifier un changement historique vers une forme différente d’accumulation capitaliste. Comment évaluez-vous la crise actuelle ?

Nancy Fraser : Je voudrais souligner plusieurs points qui sont déjà implicites dans la façon dont vous posez la question. L’un d’eux est que nous devons faire la distinction entre les crises sectorielles et les crises générales. Une crise sectorielle signifie qu’un domaine important d’un régime d’accumulation capitaliste donné ou d’une phase de développement capitaliste est ouvertement dysfonctionnel, tandis que les autres semblent aller plus ou moins bien. Ainsi, nous avons souvent tendance à considérer les crises économiques comme sectorielles. Les historiens pourraient citer de nombreux exemples de telles crises sectorielles, qui ne concernent qu’un seul domaine de la société. Mais c’est différent d’une crise générale de l’ordre social tout entier. Le concept de crise générale suggère une convergence ou une surdétermination de plusieurs impasses et dysfonctionnements majeurs. Ce n’est pas un seul secteur, mais tous les grands secteurs de la société ou presque qui sont en crise et ces crises sont exacerbés les unes par les autres. C’était le cas dans les années 1930, par exemple.

Je soupçonne que nous vivons actuellement une crise générale de ce type. Certes, nous avons connu des formes graves de crise économique, comme le quasi-effondrement financier de 2007-2008. Et même s’il a pu sembler que nos gouvernants avaient trouvé un moyen d’y remédier, cette crise n’est pas vraiment résolue. La financiarisation omniprésente reste une bombe à retardement. Mais, comme le montre le récent rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), nos difficultés économiques ont convergé avec une autre crise très grave, voire catastrophique : le réchauffement de la planète. Cette crise écologique couvait depuis longtemps et devient désormais palpable. De plus en plus de secteurs de la population mondiale, y compris des secteurs qui ont été relativement protégés de ses pires effets, s’en rendent compte.

Il y a aussi, comme je l’ai déjà dit, une crise de la reproduction sociale, qui met à l’épreuve ou épuise nos capacités à engendrer, prendre soin et soutenir les êtres humains : soins aux enfants et aux personnes âgées, éducation et soins de santé. Alors que les États se désengagent des services publics et que la baisse des salaires nous oblige à consacrer plus d’heures au travail rémunéré, le système absorbe le temps et l’énergie nécessaires au travail de soins. Ce secteur est donc lui aussi en crise, surtout en cas de pandémie. On pourrait dire que le Covid a fortement exacerbé la crise préexistante de la reproduction sociale. Mais il serait tout aussi vrai de dire que la crise préexistante de la reproduction sociale (y compris le désinvestissement des infrastructures de santé publique et des prestations sociales) a fortement exacerbé les effets du Covid.

Enfin, nous sommes également confrontés à une crise politique majeure. Il s’agit, à un certain niveau, d’une crise de gouvernance, ce qui signifie que même des États puissants comme les États-Unis n’ont pas la capacité de résoudre les problèmes que le système génère. Ils sont épuisés, paralysés par les blocages et dépassés par les multinationales, qui se sont emparées de la quasi-totalité des organismes de réglementation et ont mis en place des énormes réductions d’impôts pour elles-mêmes et pour les riches. Privés de revenus depuis des décennies, les États ont laissé leurs infrastructures s’effondrer et ont épuisé leurs stocks de biens publics essentiels, comme on l’a vu avec les masques ou les blouses de soignant·es. Ils sont, par définition, incapables de traiter des questions telles que le changement climatique, qui ne peuvent être réglées par aucun cadre juridique. Il en résulte une crise aiguë de la gouvernance au niveau structurel. Mais il y a aussi une crise politique à un autre niveau, une crise de l’hégémonie au sens de Gramsci : la désaffection généralisée de la politique courante, des partis politiques établis et des élites dont l’image a été ternie par leur association avec le néolibéralisme, ainsi que l’apparition de populismes auparavant inimaginables – certains potentiellement émancipateurs, d’autres résolument non.

Le résultat est que nous sommes aujourd’hui confrontés à un enchevêtrement de crises multiples : une crise économique, une crise de la reproduction sociale, une crise écologique et une crise politique à double sens. À mon avis, tout cela s’ajoute à une crise générale de la société capitaliste. Ses effets se manifestent partout, d’abord ici, puis là, puis ailleurs, comme un cancer qui se propage en métastases. Tout effort visant à remédier à une crise ne fait qu’en entraîner d’autres, touchant d’autres secteurs, régions, populations, jusqu’à ce que l’ensemble du corps social soit submergé. L’expérience de la crise générale est devenue palpable pour beaucoup de gens, mais cela ne signifie pas qu’elle produira de sitôt une rupture totale ou un dénouement révolutionnaire. Les crises capitalistes peuvent malheureusement durer des décennies. On pourrait dire que toute la première moitié du XXe siècle, jusqu’à la défaite du fascisme à la fin de la Seconde Guerre mondiale, n’a été qu’une longue crise générale du capitalisme libéral-colonial. Il se pourrait donc que nous ayons à faire face à un long chemin.

Martín Mosquera : Le Covid semble certainement avoir limité nos capacités de prédiction. Néanmoins, il parait important d’envisager différents scénarios futurs sur la base des tendances actuelles – ne serait-ce que pour réfléchir à la manière d’orienter nos actions vers des scénarios plus émancipateurs et d’éviter les scénarios catastrophiques.

Nancy Fraser : Je tente de réfléchir à des scénarios possibles, tout en soulignant que je ne fais pas de prédictions. Je commencerais par me demander si la crise actuelle est « de développement » ou « d’époque ». C’est une distinction que nous devons à l’école de Binghamton (2)Voir : Jason W. Moore, Capitalism in the Web of Life. Ecology and the Accumulation of Capital (Verso Books, London 2015) et Jason W. Moore, Raj Patel, A History of the World in Seven Cheap Things. A Guide to Capitalism, Nature, and the Future of the Planet (University of California Press, Berkeley 2017).. Une crise d’époque est une crise du capitalisme en tant que tel ; sa résolution nécessite le dépassement de ce système, son remplacement par une nouvelle forme de société, non capitaliste ou post-capitaliste. Par contre, une crise de développement est spécifique à un « régime d’accumulation » donné ou à une phase de l’histoire du capitalisme et peut être résolue, au moins temporairement, par son remplacement par un nouveau régime – différent et pourtant toujours capitaliste. Dans ce cas, les divisions constitutives du système entre la production de marchandises et la reproduction sociale, « l’économique » et « le politique », la société humaine et la nature non humaine, l’exploitation et l’expropriation ne seraient pas éliminées mais « seulement » redessinées.

Ces divisions existent sous une forme ou une autre dans toutes les phases du capitalisme mais sont des foyers de contradictions. Chacune d’entre elles recèle une tendance à la crise (économique, écologique, sociale ou politique) qui ne peut qu’entraîner des problèmes tôt ou tard. Un régime donné peut parvenir à adoucir ou à atténuer ces contradictions pendant un certain temps, mais pas éternellement. Elles finissent par éclater au grand jour et le régime entre dans une crise ouverte, déclenchant une recherche frénétique d’une solution – et des luttes intenses sur la forme que devrait prendre cette solution. Mais ceux qui vivent ces luttes ne peuvent pas savoir avec certitude si l’issue sera un nouveau régime au sein du capitalisme ou une alternative post-capitaliste. Cela ne devient clair qu’a posteriori, avec le bénéfice du recul.

Jusqu’à présent, toutes les crises générales de l’histoire du capitalisme se sont révélées être « simplement » des crises de développement. La crise générale de la phase mercantile a conduit au régime libéral-colonial du XIXe siècle, dont la crise a conduit à son tour au régime étatique du milieu du XXe siècle, qui a lui-même cédé la place au capitalisme financiarisé de l’époque actuelle. Dans chaque cas, le nouveau régime a provisoirement désamorcé la crise de développement de son prédécesseur avant de succomber à la sienne. Dans chaque cas, cependant, de nombreux acteurs sociaux ont cru que la crise qu’ils vivaient était d’époque et qu’elle se terminerait par l’abolition du capitalisme. Mais ils ont sous-estimé l’inventivité du système, sa capacité d’auto-transformation.

Nous devrions garder cette histoire à l’esprit lorsque nous essayons de comprendre notre propre situation. Il est possible que certains aspects de notre crise actuelle soient liés au développement, c’est-à-dire propres au régime financiarisé. Mais peut-être pas tous. Le domaine de l’écologie est celui qui me fait penser que nous pourrions être confrontés à quelque chose de différent, une véritable crise d’époque, dont la résolution passe par le dépassement du capitalisme une fois pour toutes.

Si c’est le cas, il existe plusieurs scénarios possibles. Parmi eux, certains sont souhaitables, comme l’écosocialisme démocratique mondial. Bien sûr, il est difficile de dire exactement à quoi cela ressemblerait, mais nous pouvons présumer qu’il faudrait démanteler la « loi de la valeur », abolir l’exploitation et l’expropriation, réinventer les rapports entre la société humaine et la nature non humaine, entre la production de biens et les soins, entre « le politique » et « l’économique », la planification démocratique et les marchés. Dans notre éventail de possibilités, ce serait « la bonne issue ». À l’autre extrémité se trouvent certains dénouements non capitalistes qui sont vraiment terribles : une régression sociétale massive sous la domination d’hommes forts belliqueux ou d’un régime autoritaire mondial. Il y a aussi, bien sûr, une troisième possibilité, qui est que la crise ne soit pas résolue du tout, mais qu’elle continue simplement à se poursuivre dans une orgie d’auto-cannibalisme de la société jusqu’à ce qu’il ne reste plus grand-chose qu’on puisse considérer comme humain.

Comme je l’ai dit, je ne fais aucune prédiction. Mais je dirai que si ce sont là nos options actuelles, nous ferions mieux de commencer à nous battre comme des diables pour le premier scénario. Et cela signifie travailler à la construction d’un nouveau bloc contre-hégémonique qui puisse unir toutes les forces potentiellement émancipatrices derrière un projet de transformation éco-sociétale. Dans un article récent paru dans la New Left Review (3)Nancy Fraser, « Climates of Capital », New Left Review n° 127 de janvier-février 2021., j’ai tenté d’exposer cette stratégie et d’expliquer le raisonnement qui la sous-tend. Mon idée est qu’un tel projet doit être conçu comme anticapitaliste et trans-environnemental : anticapitaliste parce que le capitalisme a une tendance structurelle à la crise écologique et qu’il est le principal moteur socio-historique du changement climatique ; et trans-environnemental parce que la contradiction écologique du système est inextricablement liée à ses autres contradictions (économiques, politiques, sociales) et ne peut être résolue en faisant abstraction de celles-ci. Il en résulte que les militants écologistes doivent faire cause commune avec ceux qui luttent pour les droits des travailleurs, les moyens de subsistance et la sécurité alimentaire, pour une revalorisation du travail de soin et des investissements publics dans la reproduction sociale, contre l’expulsion et l’exclusion des migrants, contre la dépossession des terres, l’autoritarisme et l’oppression raciale-impériale.

Ce qui rend une telle coalition trans-environnementale possible en principe, c’est le fait « pratique » que tous ces maux sociaux trouvent leurs racines dans un seul et même système social – à savoir le capitalisme. Ce système pourrait, ou plutôt devrait, être considéré comme l’ennemi commun des différents partenaires de la coalition et comme le point de mire commun de leurs différentes actions. S’ils adoptaient une position anticapitaliste, les courants écopolitiques qui sont aujourd’hui divisés pourraient unir leurs forces les uns aux autres – et aux mouvements sociaux « non environnementaux ». Je pense aux mouvements pour la décroissance, la justice environnementale et le Green New Deal, qui sont souvent en désaccord aujourd’hui. À mon avis, chacun des trois a de véritables intuitions et des angles morts handicapants. Je fais le pari que les intuitions pourraient être amplifiées et les angles morts corrigés si ces courants étaient resitués dans un bloc contre-hégémonique trans-environnemental et anticapitaliste. Dans ce cas, leurs programmes spécifiques, tels que le Green New Deal, apparaîtraient moins comme des fins en soi que comme des « stratégies socialistes de transition » (pour reprendre une vieille formule trotskiste) en route vers une transformation plus radicale, que nous pourrions appeler « écosocialisme démocratique ».

En tout cas, il est impossible de dire exactement ce qui va se passer et quand, car cela dépend évidemment de ce que font les gens. Ce que je fais moi-même en ce moment, c’est essayer de clarifier la dynamique de la crise actuelle dans ses différentes dimensions. Je vise à dessiner une représentation de la totalité sociale où les militant∙es et les militant∙es potentiels peuvent situer leurs diverses préoccupations, qui autrement ont tendance à rester partielles et déconnectées. De cette manière, j’espère donner une idée de où et comment ces diverses préoccupations s’intègrent dans le tableau d’ensemble ; j’espère également dresser un état des lieux des forces sociales en présence. Mon objectif plus large est pratique : clarifier comment ces forces et ces préoccupations pourraient être mobilisées le plus efficacement possible en faveur d’une résolution émancipatrice de la crise.

Martín Mosquera : Ce que vous décrivez ressemble un peu à une stratégie populiste : l’idée que la société est composée d’intérêts ou de préoccupations intrinsèquement partiels, et que le défi consiste à faire que ces divers intérêts se regroupent en devenant ainsi un agent politique cohérent. Vous avez également parlé favorablement du populisme de gauche dans le passé, mais les événements récents semblent suggérer que, en tant que mouvement, il a une viabilité politique limitée. En revanche, le populisme de droite semble avoir des résultats « meilleurs ».

Nancy Fraser : J’ai commencé à réfléchir sérieusement au populisme dans le sillage d’Occupy Wall Street. J’ai été très frappé par la rhétorique des 99 % et des 1 %, qui est une quintessence du populisme. Bien qu’elle n’ait pas la précision et la rigueur analytique de l’analyse de classe, elle est immédiatement compréhensible et puissante sur le plan affectif. Il est étonnant de constater à quelle vitesse ce langage s’est répandu aux États-Unis. C’est en partie parce que Bernie Sanders l’a largement amplifié, en parlant d’un « système » qui était « truqué » en faveur de « la classe des milliardaires ». Ce mot – « truqué » – s’est avéré incroyablement puissant. Un aspect qui n’a pas échappé à Donald Trump, qui se l’est ensuite approprié et lui a donné une tournure différente.

Quoi qu’il en soit, l’irruption du langage populiste dans l’univers politique américain a été assez spectaculaire. Non seulement cela présageait une fissure majeure dans l’hégémonie néolibérale, mais rompait également avec la rhétorique particularisante qui prévalait dans certains cercles « gauchistes », qui s’employaient alors à diviser les catégories politiques collectives (telles que « les femmes ») en unités de plus en plus petites et discrètes. Parler des « 99 % » contre les « 1 % » allait dans la direction opposée, vers un collectif plus large. Cela m’a fait penser à un intérêt croissant pour la construction d’une coalition de gauche globale aux États-Unis. Cela semblait exprimer une faim que les gens ressentaient, peut-être sans même s’en rendre compte, pour une analyse axée sur les liens, une analyse qui pourrait aider à surmonter la fragmentation de la gauche et à construire un front unique – tout cela m’a semblé être des signes positifs.

Dans le même temps, l’appropriation par Trump de la rhétorique populiste a rendu impératif de distinguer le populisme de gauche du populisme de droite. Chacun d’eux propose une image de la hiérarchie sociale, qui est en haut et qui est en bas, qui a le pied sur le cou de qui. Mais les deux schémas sont très différents. Le populisme de gauche est binaire, divisant la société en deux groupes : une petite élite oligarchique qui accumule d’énormes richesses sur le dos de la grande majorité – d’où son projet de mobiliser « les 99 % » contre « les 1 % ». En revanche, la vision du populisme de droite est tripartite, divisant la société en trois groupes. En haut se trouve l’élite « suceuse de sang », en bas le sous-prolétariat « parasitaire », tandis qu’entre les deux, « le peuple » vertueux est la proie des deux. Le populisme de droite cible donc les 1 %, mais aussi les immigrants, les personnes de couleur, les minorités sexuelles, etc. C’est une vision très différente, tant de la société que du projet politique.

Une deuxième différence est que le populisme de droite définit ses ennemis en termes particularistes et substantiels. Par exemple, dans le langage de certains partisans de Trump ceux d’en haut sont « la cabale internationale judéo-pédophile », tandis que ceux d’en bas sont « les violeurs mexicains » ou « les Noirs paresseux », deux cibles caractérisées concrètement, en termes culturels. En revanche, les populistes de gauche définissent l’ennemi de manière fonctionnelle, en fonction de son rôle dans le système social – d’où « Wall Street » ou « la classe des milliardaires ». Il est vrai, bien sûr, que les termes fonctionnels peuvent glisser vers des termes identitaires, comme lorsque « Wall Street » se transforme en « banquiers juifs ». Il n’y a donc pas de mur absolu entre les deux populismes, et les personnes de gauche doivent veiller à empêcher tout glissement possible. Mais cette différence entre eux, comme la précédente, est politiquement et moralement significative. Et n’oublions pas : la sociologie binaire « fonctionnelle » du populisme de gauche est bien plus proche de la vérité que l’identitarisme tripartite de la droite. Dans le capitalisme contemporain, la finance exproprie réellement la grande majorité, mais le « sous-prolétariat » ne s’attaque pas réellement au « peuple ».

La question suivante est de savoir si le populisme de gauche, ainsi défini, peut servir de formation transitoire qui remporte des victoires, élargit sa portée, approfondit sa critique sociétale et se radicalise. Et également, peut-il éduquer les gens au cours de la lutte, en clarifiant le système qu’ils combattent, en expliquant exactement comment ce système est truqué ? Je pense que le populisme de gauche offre un point d’entrée accessible dans la lutte des classes. Je suis moins sûr qu’il puisse réussir à générer une véritable compréhension de la façon dont le « système » fonctionne réellement et de ce qui doit être fait pour le changer. Je soupçonne que ces populistes-là auront besoin de l’aide des marxistes sur ces derniers points. Mais nous verrons bien.

Cela dit, je suis tout à fait d’accord avec vous pour dire que le bilan du populisme de gauche par rapport à son rival de droite n’est pas impressionnant. Il est certain que le populisme de droite a mieux réussi à gagner et à conserver le soutien d’un grand nombre de personnes. Mais une partie du problème réside dans le rôle honteux joué dans de nombreux pays par des partis et des dirigeants ostensiblement sociaux-démocrates et socialistes dans l’installation ou la consolidation du néolibéralisme : Bill et Hillary Clinton aux États-Unis, Tony Blair en Angleterre, Gerhard Schröder en Allemagne. Les deux populismes se sont développés en réponse à cette débâcle, mais la variante de gauche a lutté pour se distinguer des « néolibéraux progressistes » qui nous ont amené la financiarisation, même si elle a essayé de capter la base ouvrière qui a déserté ces partis.

En tout cas, je ne vois pas d’autre stratégie possible. Il est crucial pour la gauche de courtiser ces fractions de la classe ouvrière qui soutiennent maintenant le populisme de droite. Et c’est une opération délicate. D’une part, nous ne devons pas céder un pouce aux racistes patentés qui en font partie. D’autre part, nous ne devons pas supposer que ces derniers constituent l’écrasante majorité des électeurs de Trump ou de Jair Bolsonaro issus de la classe ouvrière. Si nous faisons cela, la partie est terminée. Nous devons plutôt commencer par supposer qu’une part importante de ces électeurs peut être gagnée par la gauche, par le biais du populisme de gauche. Et nous savons pertinemment que nombre d’entre eux ont voté il n’y a pas si longtemps pour des personnalités telles que Lula et Barack Obama, pour se tourner ensuite vers la droite, lorsque leurs espoirs ont été déçus. Ce qu’un populisme de gauche peut et doit faire, c’est valider leurs griefs légitimes, tout en offrant une interprétation différente de ce qui se cache derrière eux, en expliquant qui exactement truque quoi, pourquoi la focalisation sur un sous-prolétariat méprisé est une impasse, pourquoi ils ne seront jamais assez forts pour vaincre le vrai coupable (le capital mondial et la finance mondiale) s’ils soutiennent des partis qui divisent la classe ouvrière. En d’autres termes, notre meilleur espoir à ce stade est un populisme de gauche qui peut, avec le temps, se transformer en un mouvement socialiste d’un nouveau type.

Martín Mosquera : Comment la lutte des classes s’inscrit-elle dans cette évolution du populisme de gauche vers un mouvement socialiste ? Certains diront que l’accent mis par le populisme sur l’unification de multiples antagonismes en un « peuple » symbolique n’est pas entièrement compatible avec le socialisme – ou du moins avec cette version du socialisme qui comprend le pouvoir de la classe ouvrière comme « structurel », c’est-à-dire commençant dans la production, là où les travailleurs peuvent potentiellement utiliser leur influence en tant que producteurs pour obtenir des gains politiques.

Il semble que votre réflexion sur ce que vous appelez les « luttes-frontières » (4)Par « luttes-frontières » (Boundary struggles) Nancy Fraser entend les luttes « culturelles » (féministes, écologistes, indigènes, etc., dont l’objet est la préservation de sphères non économiques d’existence), qu’elle suggère de penser comme des conditions de l’émancipation. Voir : Nancy Fraser, « Derrière l’antre secret de Marx. Pour une conception élargie du capitalisme », Les Temps modernes n° 699, juillet-septembre 2018, pp. 2-25. contienne quelques indices. On a l’impression que les « luttes-frontières » sont ce à quoi ressemble la lutte des classes dans le contexte de votre conception élargie du capitalisme. Est-ce bien ça ?

Nancy Fraser : Historiquement, au moins au sein du marxisme traditionnel ainsi que des principaux mouvements socialistes et syndicats, il y a eu une tendance à considérer les luttes de classe dans un sens étroit, c’est-à-dire comme des luttes sur les lieux de production concernant le taux de la plus-value extraite par l’exploitation des travailleurs salariés dans les usines, et sa distribution. Et puis, bien sûr, ces luttes sont censées s’étendre au-delà des portes de l’usine, développer une dimension politique et prendre en charge d’autres causes plus générales. Mais je continue de penser que, dans l’ensemble, cette perception de la lutte des classes, qui concerne essentiellement le travail salarié dans un contexte industriel, reste une vision très influente.

Cette représentation de la lutte des classes a conduit de nombreuses personnes à s’opposer à ce que Chantal Mouffe et Ernesto Laclau appellent « l’essentialisme de classe », en affirmant que la lutte des classes n’est pas le seul type de lutte dans les sociétés capitalistes, et qu’elle n’a pas le monopole de ce qui constitue une vision juste de la société. Ceux qui dénoncent ainsi cet essentialisme de classe disent que les socialistes et les marxistes n’ont pas le monopole de désigner toutes les formes d’oppression et d’injustice. Effectivement, les sociétés capitalistes ont connu de grandes luttes contre le travail non libre et dépendant et contre diverses autres formes d’oppression ou de domination, qui dépassent les paramètres conçus de manière conventionnelle de la lutte des classes. En d’autres termes, une position consiste à dire que « les luttes de classe ont une signification très spécifique, et par conséquent nous devons valider les luttes non-classistes, qui représentent autre chose ».

Mais, d’un autre point de vue, on pourrait dire que le problème vient de la définition étroite de la lutte des classes. Pour en revenir à la conception élargie du capitalisme dont nous parlions au début de notre entretien, on peut voir les luttes de classes sous un autre jour. Tout comme le capitalisme n’est pas seulement une économie, la lutte de classes n’est pas limitée au lieu de production. Si vous comprenez le capitalisme comme englobant toutes ces conditions fondamentales, nécessaires pour les lieux très spécialisés où la plus-value est accumulée sur le dos du travail salarié exploité, vous pouvez également comprendre que la reproduction sociale est une composante tout aussi essentielle du système et de la façon dont ses éléments sont agencés. Si vous dites la même chose de la nature, des biens publics, des capacités de régulation et des formes juridiques que nous considérons comme politiques, alors il se pourrait très bien que les luttes concernant ces domaines soient également des luttes anticapitalistes, ou du moins des luttes concernant les composantes essentielles du système capitaliste. Si elles sont orientées de la bonne façon – et, bien entendu, ce n’est pas toujours le cas – elles peuvent également être comprises comme lutte de classe.

En réalité, les luttes pour la reproduction sociale ont fait historiquement partie de la lutte des classes. C’est ce qui se cache derrière la puissante revendication du mouvement syndical pour un salaire familial. Cette revendication était à la fois littéralement une lutte pour les conditions salariales et une lutte pour les conditions de la reproduction sociale et de la vie domestique. Il s’est avéré que c’était une solution qui n’était pas toujours excellente pour les femmes ou pour les parties de la classe ouvrière qui n’ont jamais été considérées comme éligibles à un salaire familial. Mais vous pouvez voir que, selon la façon dont nous parlons de la lutte des classes, les choses peuvent se compliquer très rapidement.

Donc, dans un sens, la meilleure solution est de redéfinir la classe et la lutte des classes d’une manière plus large. Mais, en même temps, nous devons faire très attention à distinguer ce que signifie dire qu’il y a un sens différent de la lutte des classes. Je le dis avec une préoccupation particulière à l’esprit : il faut trouver les meilleurs moyens de promouvoir les types de larges alliances dont nous avons besoin pour nous attaquer aux pouvoirs très puissants et bien établis, qui doivent être affrontés et démantelés.

Dire que ces luttes apparemment diverses sont toutes des luttes de classe semble, à première vue, ouvrir des possibilités : nous sommes tous et toutes dans le même bateau, et nous avons le même ennemi. Mais si nous prenons cette voie et adoptons une vision élargie du capitalisme – et donc une vision élargie de la lutte des classes et de la lutte anticapitaliste – alors il nous incombe d’être très attentifs aux manières dont ces luttes ne s’harmonisent pas immédiatement. C’est la tâche du travail politique, et c’est effectivement un travail difficile. Cela nous ramène à l’idée du populisme de gauche : il faut créer une charte montrant comment ces luttes s’imbriquent les unes dans les autres, et comment certaines façons de les construire tendent à créer d’inutiles jeux à somme nulle, qui pourraient être évités par une approche différente.

Pour expliquer les luttes-frontières, je présente parfois la perspective de Karl Polanyi. Sans utiliser le terme, Polanyi a bien cerné les luttes-frontières entre ce qu’il appelait le marché autorégulateur – nous pourrions simplement dire l’économie – et la société. Ce qui est intéressant et fructueux dans cette approche, c’est l’idée que le combat ne porte pas seulement sur la manière dont la plus-value va être distribuée. Il s’agit de savoir ce qui va déterminer la grammaire de la vie. Il s’agit de savoir si, dans une communauté donnée, le capital va avoir les coudées franches ou non.

Cela soulève de profondes questions quant à savoir qui, dans la société, a réellement le pouvoir de façonner la grammaire de la vie. Dans les sociétés capitalistes, ce sont les questions qui sont subrepticement retirées de l’agenda politique et, dans notre dos, sont dévolues au capital et à ceux qui sont chargés d’accumuler le capital.

Parler de luttes-frontières, c’est essayer de dépasser les questions de distribution pour s’attaquer à la question de l’organisation de la grammaire de la vie sociale. Les luttes-frontières indiquent que le problème réel et fondamental est de savoir où nous traçons la ligne entre la société et la nature, entre le travail rémunéré et les autres activités liées à l’entretien des communautés et des relations familiales, etc. Ces questions se résument à : Quelles sont les limites légitimes à l’intérieur desquelles les marchés peuvent fonctionner ? Quelles choses peuvent légitimement être achetées et vendues ? Je pense que l’intérêt de parler des luttes-frontières c’est de dire que ces questions ont toujours été contestées dans les sociétés capitalistes. Ce n’est pas qu’elles sont une alternative aux luttes de classe, c’est que la lutte de classes prend parfois la forme de luttes-frontières, et les luttes-frontières – quand les choses vont bien – prennent parfois la forme de la lutte de classes.

Cet entretien a été d’abord publié en traduction espagnole par Jacobin América Latina le 16 juin 2021, puis le 10 septembre 2021 en anglais par Jacobin. Traduit de l’anglais par Jan Malewski pour Inprecor.

Image: Brody Hessin, CC BY 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by/4.0, via Wikimedia Commons

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