À rebours de l’idéologie coloniale qui imprègne la grande majorité du personnel politique et médiatique français, Contretemps se rattache à la tradition anticoloniale de la gauche française des années 1960 et 1970, marquée par l’engagement des militants pour l’Algérie indépendante. Dans le cadre du soutien à la lutte du peuple palestinien, nous proposons à nos lecteurs·rices des textes d’information et de réflexion sur la situation actuelle en Palestine. 

Ce texte de Noura Erakat est paru initialement sur le site de Jadaliyya, il a été traduit par la rédaction de Contretemps (13/10/2023).

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Le Hamas a lancé une attaque sans précédent contre Israël, visant le régime colonial et d’apartheid qui asservit les Palestinien.ne.s depuis 75 ans. Les réactions occidentales et la couverture médiatique de l’attaque ont mis l’accent sur la faillibilité de l’appareil militaire israélien ainsi que sur les tactiques du Hamas, qui n’a pas fait de distinction entre les cibles militaires et civiles.

Peu d’observateurs occidentaux ont mis en lumière le contexte de violence structurelle d’Israël qui a condamné les Palestinien.ne.s à une mort lente, manquant ainsi une occasion cruciale de faire avancer une solution véritable et durable dans la région.

Deux millions de Palestinien.ne.s de Gaza, une enclave côtière méditerranéenne de 365 kilomètres carrés, sont assiégé.e.s par un blocus naval complet et un siège terrestre imposés par Israël depuis 16 ans. Les Nations unies et les organisations humanitaires ont condamné le blocus comme étant illégal et ont qualifié son impact de « catastrophique ». En 2015, une agence des Nations unies a prédit que Gaza serait « inhabitable » d’ici 2020 en raison du manque d’hygiène, d’accès à l’eau potable et des pénuries alimentaires causées par Israël. Nous sommes aujourd’hui en 2023. Actuellement, plus d’un quart des maladies signalées à Gaza sont dues à la mauvaise qualité de l’eau et au manque d’accès à celle-ci. Cinquante-trois pour cent de la population vit en dessous du seuil de pauvreté et la dépendance à l’égard de l’aide alimentaire pour survivre est passée de moins de 10 % en 2000 à environ 70 % en 2017. Entre l’automne 2016 et l’été 2017, 186 installations fournissant des services de santé, d’eau, d’assainissement et de collecte des déchets solides ont été fermées en raison de pénuries d’électricité dues au siège et au blocus.

À tout cela s’ajoutent la mort et de la destruction causées par les assauts répétés et massifs de l’armée israélienne. Depuis 2008, Israël a lancé quatre offensives militaires de grande envergure contre une population majoritairement réfugiée, piégée dans l’un des endroits les plus densément peuplés de la planète, tout en refusant un couloir humanitaire pour permettre aux gens de s’en échapper. Au cours de ces attaques, Israël a tué des familles entières, sur plusieurs générations, par des tirs de missiles sur leurs maisons. Israël a également bombardé à plusieurs reprises des hôpitaux et des écoles des Nations unies abritant des civils et portant l’emblème de l’ONU. Malgré la litanie de crimes de guerre bien documentés, personne n’a eu à rendre de comptes et le siège n’a fait que se resserrer.

Pire encore, les Palestinien.ne.s ont été rendus responsables de leurs propres souffrances pour avoir démocratiquement élu le Hamas à la tête de l’Autorité palestinienne en 2006. Ce discours, qui consiste à blâmer les victimes, occulte le fait que le Hamas n’a été créé qu’en 1987, soit vingt ans après le début de l’occupation israélienne de Gaza et de la Cisjordanie et près de quarante ans après l’expulsion massive et la dépossession des Palestinien.ne.s lors de la création d’Israël en 1948.

Le Hamas pourrait disparaître demain, la politique israélienne d’expansion coloniale se poursuivrait de toute façon. Prenons l’exemple de la Cisjordanie, où l’Autorité palestinienne dirigée par Mahmoud Abbas, le dirigeant palestinien le plus docile à ce jour, opère sous le contrôle de l’armée d’occupation israélienne. M. Abbas s’est engagé dans une coordination sécuritaire avec Israël pour protéger les colons hors-la-loi qui volent les terres palestiniennes ; il a été complice du siège israélien qui asphyxie les Palestiniens de Gaza. En échange de sa collaboration, Israël a poursuivi sans relâche son entreprise de colonisation, a déclaré son intention d’annexer la vallée du Jourdain et a transféré la surveillance de la Cisjordanie d’une gouvernance militaire à une gouvernance civile, ce qui témoigne de la permanence de l’occupation.

Le fait de considérer les Palestinien.ne.s comme des victimes imparfaites revient à absoudre la domination coloniale d’Israël et à s’en rendre complice.

À cela s’ajoute une incapacité abjecte à élever et à célébrer les milliers de Palestiniens qui ont tenté de résister à la domination cruelle d’Israël par le biais de protestations non violentes. Il s’agit notamment des 40 000 Palestinien.ne.s qui, chaque semaine, ont participé à la Grande Marche du retour en 2018 pour réclamer leur droit de retourner dans la patrie dont ils ont été expulsés et la fin du siège, avant d’être abattus comme des oiseaux par des tireurs d’élite israéliens. Elle inclut les milliers de Palestinien.ne.s et leurs alliés dans le monde qui se sont engagés dans des campagnes de boycott, de désinvestissement et de sanctions visant à isoler Israël et à neutraliser sa menace mortelle. Il s’agit également des flottilles civiles qui ont tenté de briser le blocus naval de Gaza, ainsi que des multiples recours juridiques devant les tribunaux nationaux, la Cour internationale de justice et, désormais, la Cour pénale internationale. Ces efforts n’ont pas seulement été marginalisés par les gouvernements occidentaux, ils ont été diabolisés et dénigrés.

Le message adressé aux Palestinien.ne.s n’est pas qu’ils et elles doivent résister plus pacifiquement, mais qu’ils et elles ne peuvent pas résister du tout à l’occupation et à l’agression israéliennes.

Pendant ce temps, Israël a tué près de 215 Palestinien.ne.s rien que cette année, sans compter les récents morts à Gaza. Alors que le gouvernement israélien le plus à droite de l’histoire a supervisé trois pogroms de colons contre des Palestinien.ne.s dans les villes de Huwara et Turmus Ayya et a lancé une offensive aérienne et terrestre contre le camp de réfugiés de Jénine, les médias occidentaux sont restés plus préoccupés par la crise judiciaire d’Israël.

Alors que les organisations de défense des droits de l’homme s’accordent de plus en plus à dire qu’Israël est un régime d’apartheid, le président Biden a encouragé et célébré la normalisation d’Israël avec les régimes arabes, ignorant les souffrances des Palestinien.ne.s, le racisme manifeste et l’extrémisme dangereux du gouvernement israélien. La diplomatie internationale, associée à des reportages biaisés, n’a fait que perpétuer la politique ratée d’Israël visant à enfermer les Palestiniens dans des prisons à ciel ouvert dans l’espoir qu’ils se rendent ou, du moins, qu’ils deviennent un « problème » gérable.

L’attaque du Hamas devrait montrer clairement que le problème n’est pas la soif insatiable de liberté du peuple palestinien, mais le statu quo international qui vise à normaliser l’assujettissement permanent des Palestiniens par Israël. Cette crise et la guerre qui s’annonce doivent être comprises comme étant davantage qu’une simple prise d’otages d’une ampleur considérable. Il s’agit d’une crise de la volonté politique de contester les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par Israël, qui nous ont conduits jusqu’ici. L’incapacité permanente à faire face à ce contexte équivaut à dire aux Palestinien.ne.s qu’ils doivent mourir tranquillement. Il s’agit d’une exigence immorale et impossible qui menace bien plus que la vie des Palestinien.ne.s. Toute condamnation de la violence palestinienne doit commencer et se terminer par des demandes de levée du siège, de fin de l’occupation et de démantèlement du système d’apartheid israélien.

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Noura Erakat est avocate spécialisée dans les droits de l’homme et professeur adjoint au département d’études africaines de l’université Rutgers (Etats-Unis). Ses recherches portent sur le droit humanitaire, le droit des réfugiés, le droit de la sécurité nationale et la théorie critique de la race. Elle est l’autrice de Justice for Some : Law As Politics in the Question of Palestine (Stanford University Press, 2019) et coéditrice de Aborted State ? The UN Initiative and New Palestinian Junctures, une anthologie liée aux candidatures palestiniennes de 2011 et 2012 au statut d’État à l’ONU. Elle est également cofondatrice de la revue en ligne Jadaliyya et membre du comité éditorial du Journal of Palestine Studies

Image : Palestine 2009. Israel’s Wall in Bethlehem, West Bank.

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