Au centre de la stratégie séparatiste du chef de la Nouvelle Alliance Flamande (N-VA) figurent les études d’un historien tchèque qui porte le nom Miroslav Hroch. Cet académicien, né en 1932 à Prague, est un spécialiste de l’évolution des nationalismes des petites nations au sein des empires de l’Europe centrale et orientale aux 19e et 20e siècles : l’empire habsbourgeois, le Reich allemand, la Russie tsariste et l’empire ottoman. La stratégie séparatiste de Bart de Wever reprend les schémas présentés par Hroch et les transpose dans le cadre d’un nationalisme conservateur flamand, renforcé sur le plan culturel par sa propre lecture du libéral Edmund Burke (1729-1797), adversaire de la révolution française, et de Theodore Dalrymple (°1949). Ce dernier prétend entre autres que l’État providence sape la responsabilité morale de l’individu et produit ainsi une classe de criminels et de malades !

Le nationalisme flamand se situait à l’extrême droite dans l’entre-deux-guerres, tandis que la Volksunie qui lui succédait s’affichait comme parti démocratique. Se détachant du nationalisme de ses prédécesseurs petits-bourgeois, Bart de Wever a épousé le néolibéralisme et s’est lié au patronat moderne basé en Flandre. C’est en situant l’évolution du nationalisme flamand dans le schéma historique établi par Hroch que nous pouvons mieux comprendre la stratégie du chef de la N-VA.

Les trois phases A, B et C de la construction nationaliste selon Hroch

Miroslav Hroch a constaté que les nationalismes des « minorités » au sein des empires européens étaient grosso modo caractérisés par trois phases A, B et C, pas toujours successives et se chevauchant parfois.

Phase A. Le « peuple » n’a pas de conscience nationale, mais ses « élites » intellectuelles et artistiques en général petites-bourgeoises lui fabriquent de toutes pièces un passé national. Elles imaginent, selon le mot de Benedict Anderson, une tradition en produisant les mythes fondateurs de cette nation préexistante et prédestinée. Elles sont actives dans la défense et l’illustration de la langue du peuple, dont ils glorifient les dialectes comme des expressions de leur essence ou les transforment en langue de culture. Il va de soi que leurs études historiques sont profondément idéologiques. 

Phase B. Les « philologues », profitant des circonstances sociales et politiques, de frustrations sociales et culturelles, parviennent à diffuser un sentiment national dans certaines couches de la population et deviennent actifs sur le terrain politique. Ils développent des associations culturelles, sociales et économiques qui expriment un sentiment nationaliste naissant. Ils construisent ainsi une « sub-nation » au sein de l’État-nation qu’ils rejettent. Le suffrage universel leur permet de se profiler et d’agir politiquement.

Phase C : profitant de circonstances favorables (guerre, crises) ils se séparent pour construire un État-nation à l’image de leur nationalisme.

Situons l’aile nationaliste du mouvement Flamand dans ce schéma.

La Phase A en Flandre

Dans le nord du royaume, où l’on parle différents dialectes néerlandais, un sentiment national flamand est inexistant au sein d’une population qui, plongée dans la misère, a d’autres préoccupations. Quelques intellectuels et artistes petit-bourgeois, ayant perdu en 1830 l’appui linguistique du Royaume Uni des Pays-Bas, se mettent à défendre et illustrer le néerlandais. Ces « amoureux de la langue » (taalminnaren) défendent l’existence de la Belgique, mais produisent des mythes nationaux flamands (la Bataille des Éperons d’Or de 1302 ; la dévotion d’un peuple catholique obéissant, la splendeur de la période bourguignonne), ou, quand ils sont de tendance libérale, glorifient un Flandre médiévale où les communaux et les corporations luttent pour « la » liberté. Notons que les francophones, comme l’historien Henri Pirenne ou l’écrivain Charles de Coster, participent à la glorification de cette ancienne Flandre mythique. Les bases idéologiques pour un nationalisme spécifique flamand sont ainsi jetées.

La Phase B en Flandre

Pendant la Grande Guerre le nationalisme prend forme sur le front de l’Yser en réaction aux mépris des officiers francophones. Des militaires flamingants se lient aux « activistes » dans le pays occupé, c’est-à-dire aux Flamands qui espèrent profiter de l’opportunité de l’occupation allemande pour servir la cause du mouvement Flamand, en premier lieu la flamandisation de l’université de Gand. Puis, se liant aux flamingants qui ont refusé la collaboration (les « passifs »), ils fondent un parti flamand pluraliste, le Frontpartij. Selon certains historiens cette aile nationaliste doit son existence en premier lieu à la stratégie géopolitique de l’occupant, la « Flamenpolitik » qui est en fait un nationalisme d’importation. Mais vers la fin de la 1ère guerre, quand les nationalistes séparatistes et les collaborateurs, croyant profiter de la situation, proclament la Flandre indépendante, l’occupant allemand s’y opposera pour des raisons géostratégiques et diplomatiques. 

Dans l’entre-deux-guerres le nationalisme flamand se renforce considérablement, aidé en cela par le sabotage francophone des lois linguistiques et avec le support du bas-clergé flamand. Ce nationalisme sera marqué politiquement par les idées d’extrême-droite qui submergent l’Europe et le monde. En 1933 le Vlaamsch Nationaal Verbond (VNV), parti fasciste d’une certaine envergure, voit le jour à côté de différents groupes d’extrême droite, et ce aussi bien en Flandre que dans la Belgique francophone, comme Rex, le parti de Léon Degrelle, ou le groupe belgiciste de Pierre Nothomb, l’Action Nationale. Depuis lors, le nationalisme flamand se caractérise par son idéologie réactionnaire, petite-bourgeoise et catholique, la religion et la langue étant supposées résumer la quintessence de l’âme flamande.

Entre-temps non seulement les nationalistes mais le mouvent flamand dans son ensemble (catholiques, libéraux et socialistes), se mettent à construire une sub-nation, la caractéristique principale de la phase B. Différentes associations et institutions voient le jour, comme une Académie de Médecine, une association des automobilistes, la fondation culturelle socialiste August Vermeylen qui rejoint ses concurrents libéraux (Willemsfonds) et catholiques (Davidsfonds), sans oublier une organisation patronale, la Vlaams Economisch Verbond. Les relations du nationalisme flamand avec le mouvement ouvrier sont par contre inexistants, ce qui n’est pas tout fait le cas des socialistes flamingants et encore plus du mouvement ouvrier chrétien qui considère la langue du peuple comme un outil pour propager la foi.

Pendant la seconde guerre, les nationalistes comptent à nouveau sur l’occupant allemand pour fonder une Flandre indépendante ou, faute de mieux, une Flandre sous la protection ou même faisant partie du Reich. Ils font à nouveau fausse route : Hitler ne s’est pas encore prononcé sur le sort de la Belgique et la SS se prononce carrément pour l’annexion de la Flandre et des Pays-Bas en tant que « peuples germaniques ». Mais la défaite de l’Allemagne met fin aux illusions nationalistes et le mouvement flamand se reconstruit lentement…  se hâtant d’oublier le rôle de son aile nationaliste dans la collaboration avec les criminels nazis, allant même jusqu’à se considérer comme victime de la répression belge. Un nouveau parti petit-bourgeois flamand de tendance démocratique, la Volksunie, se constitue tandis que l’extrême-droite mène une vie semi-clandestine avant de s’affirmer sans vergogne aujourd’hui. Mais on en n’est toujours pas à la phase C.

Où en est la Phase C en Flandre ?

Cette phase finale semble se rapprocher depuis la fédéralisation de l’État belge de 1994. Le déclin de l’industrie wallonne et la montée d’une économie moderne et performante en Flandre, à partir des années 1960, ont favorisé les idées fédéralistes. Avec la fédéralisation, les communautés obtiennent de plus en plus de pouvoirs culturels et politiques. Les partis traditionnels se divisent selon leurs communautés linguistiques, poursuivant des buts locaux, donc en se soumettant à la poussée nationaliste, surtout en Flandre. La Volksunie, devenu superflue dans le courant nationaliste général, disparaît de la scène pour faire place à un nouveau parti nationaliste néolibéral, à côté d’un parti nationaliste d’extrême droite populiste. Ils profitent tous les deux de la crise économique des années 1970, de la marginalisation du parti chrétien-démocrate CD&V et de son rival socialiste SP-A. La politique social-libérale de ces deux partis et la dissolution en marche de leurs « piliers » politico-culturels ont fait que leur électorat perd sa boussole idéologique.

La fédéralisation poussée de la Belgique a favorisé la formation d’institutions et de pouvoirs communautaires qui ont renforcé la formation d’une sub-nation que poursuit inlassablement la N-VA, majoritaire en Flandre. L’enseignement et la culture en général dépendent du gouvernement flamand, tandis que celui-ci s’arroge le droit d’avoir une compétence juridique. La N-VA essaie de renforcer le sentiment nationaliste par la fondation d’un « Musée Flamand », d’un « Canon Culturel Flamand » et par d’autre mesures. Entre-temps il fait tout son possible pour rendre la gouvernance de l’État belge impossible. Cela devrait, espère-t-il, le mener jusqu’au moment propice pour proclamer la séparation. Cependant, ce moment exige nécessairement la scission de la sécurité sociale, de la justice et des services des soins de santé toujours en mains de l’État fédéral. Mais la crise du Covid a révélé les contradictions que provoquent ces exigences nationalistes flamandes à l’heure où cette nation flamande, grande et unie, tellement souhaitée par les nationalistes, se fait toujours pas attendre. La phase C de Hroch reste aujourd’hui toujours en suspens !

Image : Wooden Chessboards

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