La publication suivie d’un retrait précipité de deux articles sur le Covid-19 dans des revues scientifiques renommées éclaire crûment l’état actuel de la science sous l’empire du néolibéralisme.

The Lancet et The New England Journal of Medicine, deux revues scientifiques médicales de référence, ont dû retirer des articles issus d’un même groupe de chercheurs·euses, basés sur une compilation approximative et floue d’une foule de données d’origine hospitalière. L’un de ces chercheurs, le Dr Sapan Desai, n’en est pas à son coup d’essai dans l’escroquerie informatico-médicale. Ces deux articles n’en ont pas moins passé les garde-fous des comités de lecture, censés empêcher la publication d’articles frauduleux ou douteux. Cet accident industriel est loin d’être un cas isolé. Le site Retractation Watch, spécialisé dans l’étude de l’édition scientifique, juge qu’il y a annuellement 1500 articles retirés après publication par les revues. Il s’agit donc d’un élément structurel et pas seulement d’un accident.

La science digérée par le néolibéralisme

L’idée que la science (au sens courant de science expérimentale) et la recherche se sont développées ces deux derniers siècles à l’écart du capitalisme est évidemment absurde. Les capitalistes ont rapidement vu l’intérêt très matériel qu’il y avait à instrumentaliser science et recherche. La renommée de la chimie allemande fut ainsi étroitement liée à l’industrie de ce pays.

Mais le néolibéralisme est intervenu bien plus profondément dans les structures mêmes chargées de produire science et recherche. Ce fut tout le travail d’un Patrick Aebischer, ancien directeur de l’EPFL, que d’imbriquer étroitement besoins et profits de l’industrie et fonctionnement d’une École d’ingénieurs. Il en fut d’ailleurs fort bien récompensé par une place au conseil d’administration de Nestlé.

Conséquence de la nouvelle puissance économique américaine, le monde entier passa à l’heure des États-Unis : « Depuis plus de trente ans, la mutation qui affecte les valeurs et les pratiques des universités américaines les a progressivement alignées sur les intérêts de l’industrie privée. » (Sheldon Krimsky, La Recherche face aux intérêts privés).

Science et recherche devinrent ainsi elles aussi lieu d’investissements privés et mises en demeure de devenir, au moins partiellement, rentables tout en continuant de bénéficier de financement public. On ne peut mieux illustrer ce fonctionnement qu’à l’exemple des publications scientifiques. Celles-ci sont en main de trois principaux éditeurs : Elsevier (qui publie par exemple The Lancet), Springer (qui publie entre autres Nature) et Wiley. Ce sont des machines à fric. Leur marge avoisine les 30 %. Elsevier, qui publie 2500 revues, dégageait en 2018 un bénéfice d’un milliard d’euros. Et les abonnements sont payés par des fonds publics, comme le plus souvent aussi la recherche à l’origine des articles. 

Publier pour exister 

Dans la foulée, chercheurs, chercheuses et enseignant·e·s ont aussi été jugé·e·s sur leur productivité. Il fallait publier dans les revues, vite et beaucoup, pour rester en tête de la course. À cette compétitivité peuvent correspondre des subsides publics. Ainsi, en France, il existe un système qui fait qu’une partie du budget des Centres hospitaliers universitaires est directement calculée à partir du nombre de publications de leurs équipes.  Le controversé professeur Raoult est un spécialiste de ce genre de course, multipliant les publications et les autocitations. 

La crise du Covid-19 a amplifié massivement ce phénomène, faisant sauter nombre de précautions. Plus de 47 000 articles scientifiques sont parus sur le sujet. Avec une énorme pression sur les relecteurs et relectrices : « En ce moment, les éditeurs demandent d’évaluer des articles en quarante-huit heures et harcèlent les relecteurs avec plein de messages. Une fois notre avis rendu, on n’a aucune nouvelle, notamment des auteurs à qui l’on demande des précisions », selon le professeur d’épidémiologie Mahmoud Zureik (Le Monde).

Oui, mais c’est pour la bonne cause et dans l’urgence, diront d’incurables optimistes. Sauf que la baisse de la qualité des publications est patente et ne date pas du Covid-19. Non seulement Internet a vu proliférer des milliers de prétendues revues scientifiques en ligne, fort peu scrupuleuses quant à la qualité des textes publiés, mais même les publications traditionnelles sont désormais entrées dans l’ère du doute. Il y a cinq ans déjà, le rédacteur en chef du Lancet (hé, oui !) tirait la sonnette d’alarme en expliquant que près de la moitié de la littérature scientifique pourrait être tout simplement fausse. Échantillons réduits, effets infimes, analyses primaires invalides, conflits d’intérêts flagrants, effets de mode, le bilan n’était pas fameux. Et Richard Horton de conclure : « la science a pris le mauvais tournant vers les ténèbres ».

Article publié par solidaritéS.

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