Éric Toussaint est interviewé par Roberto González Amador du quotidien mexicain La Jornada. Le porte-parole du réseau international CADTM (Comité pour l’abolition des dettes illégitimes) et membre de la Gauche anticapitaliste plaide pour la fin des brevets(1)L’interview publiée en castillan le dimanche 23 mai 2021 à Mexico a été adaptée et légèrement augmentée pour la version en d’autres langues..


Les graines d’un piège de la dette dont on verra les effets dans les années à venir

La première réponse de politique économique qui a prévalu dans le monde pour faire face à la crise dérivée de la pandémie de Covid-19 – injecter des liquidités dans les marchés financiers et contracter plus de dettes publiques – a fini par profiter au Grand Capital, les gros actionnaires des grandes entreprises et les fonds d’investissement qui ont développé les activités spéculatives. Et, en même temps, cela a semé les graines d’un piège de la dette dont on verra les effets dans les années à venir, dit Eric Toussaint, porte-parole du réseau international du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes.

« Les classes populaires, déjà touchées par la pandémie, sont confrontées à des changements qui les affectent encore plus », affirme Toussaint, qui est depuis plusieurs années l’une des voix les plus connues des mouvements altermondialistes, comme ceux issus des mobilisations de Seattle (1999) pour dénoncer les pratiques de l’Organisation mondiale du commerce ou du Forum Économique mondial de Davos.

« Il est clair que la crise de 2020 est différente de celle de 2007-2009, mais il y a une répétition des politiques qui favorisent fondamentalement le grand capital et les grandes entreprises. Dans ce cas, il ne s’agit pas seulement des fonds d’investissement et de la banque privée. Cette fois, nous devons ajouter le Big Pharma et les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) », a-t-il déclaré à La Jornada.

Repousser la débâcle

Toussaint promeut actuellement, avec des centaines d’organisations dans diverses parties du monde, un manifeste pour faire face à la crise multidimensionnelle actuelle (https://www.cadtm.org/Mettons-fin-au-systeme-de-brevets-prives ) dont un élément fondamental est la libération des brevets sur le vaccin.


Vous dites que la pandémie a creusé les écarts sociaux. Que s’est-il passé ?

La pandémie ne peut être dissociée d’une profonde et destructive marchandisation de la nature, qui est liée au mode de fonctionnement du capitalisme à l’échelle mondiale. Par ailleurs, avant même la pandémie, nous étions en pleine crise économique, avec une bulle financière et boursière, une stagnation des principales économies industrielles et un ralentissement de la croissance de la Chine. Il existe un lien entre la pandémie et la crise capitaliste mondiale et globale. Il est important de le souligner, car les gouvernants et les médias dominants nous expliquent que tout est causé par le virus.


La crise a-t-elle touché plus fortement les secteurs les plus vulnérables ?

Les classes populaires sont obligées de continuer à chercher des moyens de trouver des revenus pour leurs dépenses essentielles, de prendre les transports en commun pour aller travailler. Dans le contexte de la pandémie, cela entraîne une dégradation de leurs conditions de vie, à laquelle s’ajoute la perte de sources de revenus, car dans la plupart des cas, surtout les travailleurs·es du secteur informel, ils et elles n’ont pas accès aux indemnités distribuées par les gouvernements, quand il y en a.

« Le niveau d’endettement des classes populaires, y compris de la classe moyenne inférieure, a également augmenté. Dans plusieurs pays, des mesures ont été prises pour reporter le paiement des dettes ou suspendre l’expulsion des familles qui ne peuvent pas payer leur loyer ou leur hypothèque. Mais c’est temporaire et dans le futur, ils devront les payer sauf si on obtient des annulations. »


Un peu plus d’un an après le début de la crise, quelles ont été les principales réponses des gouvernements, dans le domaine économique, et les effets de ces mesures ?

Un : une injection massive de liquidités dans le système financier, ce qui signifie que la crise boursière qui a explosé entre le 13 février et le 15 mars 2020 a apparemment été surmontée. L’indice boursier de la plupart des économies est plus élevé, aujourd’hui, qu’au début de 2020.

« La première réponse a été une politique qui favorise les grands capitalistes. Ceux-ci dans la plupart des cas utilisent de manière spéculative les moyens financiers qui sont mis à leur disposition, ils ne les investissent pas dans la production et la création d’emplois, sauf dans le Big Pharma qui est très rentable. Les gouvernements répètent ce qui a été fait après 2008 : une intervention massive des grandes banques centrales en faveur des grandes entreprises financières et autres. »Deux : l’imposition d’un confinement avec une volonté des gouvernements de relancer l’activité économique au détriment des classes populaires car elles sont en conséquence plus exposées que les autres au virus. Il est clair que dans des pays comme les États-Unis, une partie de l’Europe et la Chine, il y a un début de reprise économique, même si elle n’est pas encore très forte et elle n’est pas en mesure sauf en Chine de rattraper rapidement la perte de PIB de 2020 et du premier trimestre 2021. Le PIB des États-Unis connaît une croissance importante mais les créations d’emplois y sont pour le moment plus faibles que ce que l’administration Biden espérait. Si une nouvelle catastrophe ne survient pas, le PIB des États-Unis sera probablement plus élevé fin 2021 qu’au début 2020 mais il faudra aussi prendre en compte le nombre de faillite de petites entreprises, l’état précis de l’emploi, la situation d’endettement des ménages des classes populaires,… Tout cela reste plutôt incertain.

« Les déficits budgétaires et l’augmentation des dettes publiques sont autorisés, mais pas comme l’a fait (le président américain Franklin Delano) Roosevelt dans les années 1930, les pays européens après la Seconde Guerre mondiale ou les pays d’Amérique latine avec le modèle d’industrialisation par substitution d’importation entre les années 1940 et 1960 (voir encadré).

Encadré : L’industrialisation par substitution d’importations (ISI)

Cette stratégie renvoie principalement à l’expérience historique de l’Amérique latine des années trente et quarante, et aux travaux de la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine de l’ONU) des années 1950, avec notamment les écrits de l’Argentin Raúl Prebisch (qui est devenu en 1964 le premier secrétaire général de la Conférence des Nations unies pour le Commerce et le Développement –CNUCED-). Le point de départ est le constat selon lequel, confrontés à une réduction drastique des échanges due à la grande crise des années 1930 et à la Seconde Guerre mondiale, les principaux pays d’Amérique latine avaient su répondre à la demande intérieure en remplaçant les produits importés par le développement de la production locale. La théorisation de la CEPAL vise à étendre ce procédé successivement à tous les secteurs de l’industrie en créant une « déconnexion » vis-à-vis du Centre. En s’appuyant sur une bonne dose de protectionnisme et sur une intervention coordonnée de l’État, elle vise à permettre l’essor des industries naissantes. Cette politique a donné des résultats importants en termes d’industrialisation de l’Argentine (années 1940-1950) et du Mexique (années 1930-1950) La Corée du Sud a appliqué cette politique avec succès mais dans des conditions particulières.

A ce jour, cette politique ne s’apparente pas au New Deal que le président Franklin D. Roosevelt appliqué à partir de 1933. Cette fois-ci : pas de progression des droits sociaux ; pas d’imposition d’une discipline financière forte à l’égard des banques ; pas d’effort fiscal imposé aux plus riches, pas d’augmentation importante des salaires, pas d’augmentations des droits syndicaux pour ne prendre que cinq critères. Dans le cadre du New Deal, une protection sociale importante a été mise en place, les banques d’affaires ont été séparées des banques de dépôts, les salaires ont été augmenté. Le taux d’imposition des revenus les plus élevés a atteint 91 % en 1941 et est ensuite resté à 80% pendant plusieurs décennies.

Aujourd’hui, le programme de sauvetage de l’économie est financé par la dette publique et aucun impôt de crise ne frappe jusqu’ici les plus riches. On verra dans les mois qui viennent si le projet de l’administration Biden se concrétise en ce qui concerne une augmentation des impôts sur les bénéfices des entreprises (sachant que l’augmentation prévue par Biden ne comble pas la baisse des impôts sur les bénéfices appliquée par Trump entre 2017 et 2020, toujours en vigueur au moment de cette interview). On verra également s’il renforce (de manière importante) les prélèvements sur les GAFA.

« Il n’y a pas d’abandon de l’orientation néolibérale en termes de réformes structurelles qui visent à déréglementer davantage le marché du travail, la relation capital-travail et les systèmes de protection sociale. Une politique keynésienne ne se définit pas seulement par la gestion budgétaire, mais aussi par d’autres mesures destinées aux classes populaires, ce qu’a fait Roosevelt en son temps aux États-Unis sous la pression d’importantes mobilisations des travailleurs·ses ou le président Lazaro Cardenas au Mexique dans les années 1930. »

Les mesures prises par les gouvernements en Europe ou aux États-Unis pour augmenter les budgets publics, les déficits budgétaires et l’augmentation des liquidités par les banques centrales modifient-elles la structure économique qui existait au moment où la crise a éclaté ?

Cela ne change pas l’orientation fondamentale. Ce sont des mesures conjoncturelles fortes, mais elles ne peuvent pas être interprétées comme l’idée que le capitalisme revient à des mesures qui ont été mises en place dans les années 1930 à 1960-1970. Ce n’est pas le cas. Ce sont des mesures temporaires et, à un moment donné, la dette sera telle que le retour à des politiques d’austérité brutales se produira dans un ou deux ans. Il faut regarder les États-Unis. Le plan de relance du président Joe Biden, du moins dans son intention, donne une petite impression de quelque chose qui pourrait aller dans le sens d’un certain keynésianisme modéré ; mais il n’est pas encore totalement adopté par le Congrès. Ce qui se passe aux États-Unis aura un impact sur l’Europe, le Mexique et le reste du monde.

Certaines des mesures prises à l’époque par les gouvernements et les banques centrales pour faire face à la crise financière de 2008-2009 ont fini par profiter aux mêmes groupes que ceux qui avaient provoqué cette crise. Que se passe-t-il maintenant, à ceci près qu’il s’agit d’une crise de nature différente ?

C’est une répétition. Même s’il est clair que la crise de 2020 est différente de celle de 2007-2009, on constate une répétition des politiques qui favorisent fondamentalement le grand capital et les grandes entreprises. Dans ce cas, il ne s’agit pas seulement des fonds d’investissement et de la banque privée. Cette fois, il faut ajouter Big Pharma, une industrie devenue de plus en plus puissante, de même que les GAFA. BlackRock, le plus grand fonds d’investissement du monde, est actionnaire de toutes les grandes entreprises pharmaceutiques, qui sont favorisées par les politiques des gouvernements, qui au lieu de suspendre les brevets et de lancer un programme d’investissement public et de production de vaccins, achètent des centaines de millions de doses à des entreprises privées, qui, de plus, auront un revenu de 20 ans si les brevets ne sont pas suspendus.

« Par exemple, le brevet sur le vaccin Covid de Pfizer lui offrira une rente pendant 20 ans. Cette entreprise dit qu’elle aura 25 milliards de dollars de revenus supplémentaires à court terme. De plus, le vaccin devra être renouvelé chaque année. C’est un revenu permanent. Nous assistons à quelque chose qu’il est vraiment important de dénoncer, car il s’agit d’un changement extraordinaire, à savoir que l’initiative publique a été progressivement retirée de la production de médicaments et de traitements.

« Il faut ajouter les changements structurels qui s’imposent : le travail et l’enseignement à distance, ainsi que l’augmentation de l’approvisionnement des familles via Amazon et d’autres sociétés. Des changements structurels sont imposés à notre façon de travailler, d’enseigner et de nous procurer des services et des produits de base. La marchandisation s’accélère et tout cela dégrade la situation des classes populaires. »


Que va-t-il se passer dans les années à venir lorsque les dettes contractées par les gouvernements pour faire face à la crise devront être payées ?

Exactement. Il y a un piège là-dedans. La dette ayant énormément augmenté, les gouvernements néolibéraux et les marchés disposeront de plus d’instruments ou d’armes de chantage pour poursuivre la mise en œuvre des réformes structurelles. Nous sommes dans une phase d’endettement public super rapide et énorme. Attention à ce qui va suivre si on ne résiste pas fortement : plus d’austérité et de contre-réformes en faveur du secteur privé. Nous devons être vigilants et prêts à résister.


Contrairement à d’autres épisodes de crise, la dette augmente aujourd’hui tant dans les pays du Sud que du Nord.

La dette de la Grèce représente 200 % de son produit intérieur brut, celle de l’Italie 150 %, celle de la Belgique 120 % et celle de la France 115 %. Dans les pays du Sud, il augmente, mais à des niveaux de 60 ou 70 % du PIB.

« Si les banques centrales des États-Unis, du Japon, de l’Europe et de la Grande-Bretagne modifient leur politique actuelle de taux d’intérêt quasi nuls et commencent à les augmenter, le coût de la dette va monter en flèche et tous les pays auront des difficultés à la financer. » Si la spéculation effrénée sur le marché des actions dont la cotisation en bourse atteint de nouveaux sommets aboutit à un krach boursier, à une nouvelle faillite retentissante de grandes entreprises, la panique peut s’emparer des marchés. Cela peut déboucher sur une augmentation très forte des primes de risque sur les nouveaux emprunts pour une série d’entreprises et de pays qui se financent sur les marchés financiers. La spéculation touche à nouveau fortement le marché des matières premières et cela peut également aboutir à de nouveaux chocs.

Publié par le CADTM.

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