Il fut peintre, poète, romancier, essayiste, critique d’art et scénariste — peut-être en oublie-t-on. Il donna la moitié de la dotation d’un prix littéraire aux Black Panthers, correspondait avec le sous-commandant insurgé Marcos et comptait parmi les membre du comité de soutien du Tribunal Russell sur la Palestine. John Berger, natif de Londres, a disparu en France en 2017, à l’âge de 90 ans, où il vivait dans un hameau de Haute-Savoie. Lorsqu’on lui demandait s’il était, le temps passant, toujours marxiste, il répondait : « Jamais la dévastation provoquée par la poursuite du profit n’a eu l’ampleur qu’elle a aujourd’hui… » — donc oui. Un portrait signé Joshua Sperling.

Le deuxième jour de l’an 2017, John Berger, critique d’art, romancier, poète et militant politique britannique décédait à l’âge de 90 ans dans sa maison de Paris. Les innombrables nécrologies officielles le présentent alors, de manière attendue, comme un polémiste impertinent et querelleur. Son œuvre la plus connue demeure « Ways of Seeing », une émission de télévision diffusée sur la BBC en 1972, ainsi qu’un livre éponyme(1)Édité par Penguin dont la popularité eut l’effet d’une grenade marxiste dans le monde guindé de l’histoire de l’art. Cette même année, il reçut le Booker Prize pour son roman G. et partagea l’argent du prix avec les Black Panthers. Mais Berger représente bien plus que ces controverses. La figure qui se dégage des débats culturels mouvementés du début des années 1970 est celle d’un écrivain qui se définit moins par ses oppositions que par ses passions. Pendant des décennies, jusqu’à sa récente disparition, il partagera son temps entre Paris et une petite communauté rurale dans les Alpes françaises, où il se réinventa chroniqueur de la vie paysanne.

« Il peint, gagnant un peu d’argent en surveillant les départs d’incendie, la nuit, depuis les toits. »

L’écrivain comme le théoricien en lui fonde son travail de création sur une croyance dans la valeur politique rédemptrice de nos vies, prises dans leurs dimensions sensuelle et quotidienne, et sur l’émerveillement devant les petits détails du monde matériel. Sa trajectoire aura été singulière. Après avoir incarné l’archétype du jeune homme en colère, il bénéficiera sur le tard d’une reconnaissance internationale et deviendra un maître à penser du mouvement altermondialiste. Né de parents de la classe moyenne dans le quartier de Stoke Newington, au nord de Londres, Berger est dès l’enfance envoyé en pension ; il s’en échappe à l’adolescence pour entreprendre des études artistiques. Comme toute sa génération, il est profondément marqué par la Seconde Guerre mondiale. Refusant le grade d’officier, il fait son service militaire pendant deux ans en Irlande du Nord aux côtés de simples appelés — ce seront ses premiers  contacts réels avec la classe ouvrière. De retour à Londres, il poursuit ses études à la Central School of Arts and Design, où il peint, gagnant un peu d’argent en surveillant les départs d’incendie, la nuit, depuis les toits.

L’esprit collectif qui prévaut sur le front et lors de la reconstruction de l’après-guerre nourrit ses premières convictions sur le socialisme, mais également en matière de culture. « Dieu nous garde d’avoir besoin d’une guerre pour faire de l’art », déclare-t-il dans une émission de radio des années plus tard, « mais nous avons besoin d’une motivation, d’une unité. » Alors que cette unité commence à se fissurer, avec les pressions exercées dans le contexte de la Guerre froide et qui déteignent également sur les débats esthétiques — abstraction contre figuration, art autonome ou au service d’idées, individuel ou collectif —, Berger abandonne la peinture pour le journalisme. Il collabore alors de façon régulière comme critique d’art au New Statesman, un hebdomadaire à la gauche du Parti travailliste ; c’est ainsi qu’avant ses 30 ans, son nom est déjà associé au réalisme social dans l’art britannique. « À chaque fois que je regarde une œuvre d’art en tant que critique, je tente — mais, comme le fil d’Ariane, le chemin n’est en rien rectiligne — de suivre celui qui la relie au début de la Renaissance, à Picasso, aux plans quinquennaux de l’Asie, à l’hypocrisie cannibale et à la sentimentalité de notre ordre établi, et à une éventuelle révolution socialiste dans ce pays », affirme t-il à l’époque. « Et si les experts s’emparent de cette confession pour preuve de mon propagandisme politique, j’en suis fier. Mais mon cœur comme mon regard sont restés ceux d’un peintre. »

© Jean Mohr

Ce sera l’avènement de Berger le provocateur, l’agitateur marxiste — celui qui sera commémoré dans les nécrologies officielles. C’est une identité qu’il assume, et qu’il entretiendra par-delà les années. Et pourtant, ce n’est que l’une de ses multiples voix — la plus bruyante. Dès le tout début, une tension existe chez lui, entre intransigeance extérieure et recherche intérieure, d’où sont issues ses meilleures œuvres. « Mais mon cœur et mon regard sont restés ceux d’un peintre… » Dans ce revirement, se situent toutes les contradictions génératrices de sa pensée. La déception politique peut finalement mener à l’introspection et au renouvellement autant qu’à la désillusion. En 1956, suite à une série de crises qui coupent l’herbe sous les pieds de la gauche internationale, Berger quitte le New Statesman pour commencer à travailler à son premier roman, A Painter of Our Time (Un peintre de notre temps). Sous forme d’un journal fictif écrit par un artiste hongrois vieillissant, Janos Lavin, exilé à Londres, le roman explore, avec une forte empathie, le dilemme créé par le double attachement à la peinture et au socialisme.

« Provocateur, agitateur marxiste : c’est une identité qu’il assume, et qu’il entretiendra par-delà les années. Et pourtant, ce n’est que l’une de ses multiples voix — la plus bruyante. »

Bien que qualifié à sa sortie d’agitprop(2)Dans une comparaison restée célèbre, Stephen Spender associera son auteur à Goebbels jeune., ce roman est en réalité un texte empreint d’une profonde ambivalence. « Tu penses et tu parles tout le temps de l’artiste », s’écrit Lavin à lui-même dans un passage. « Mais qu’en est-il du peuple, de la classe ouvrière, que l’artiste devrait servir ? Je crois aux potentialités considérables de leur talent et de leur compréhension. Mais je ne peux pas servir comme le fait un garçon de café. » Un peintre de notre temps demeure le texte fondateur de la trajectoire que poursuivra le Berger critique et écrivain de fiction. Il y assume un parti pris audacieux : un jeune Anglais se projette dans l’esprit d’un Hongrois plus âgé qui se remémore l’âge d’or de l’avant-garde européenne. Par cet acte de transposition, le roman offre à Berger une liberté de pensée plus nette, de même qu’un ton plus intime que dans la plupart de ses articles. C’est aussi pour lui une façon de se tourner à la fois vers le passé — en revisitant les grandes expérimentations du modernisme visuel avec une  force politique neuve — et vers son propre avenir. Il interroge : qu’est-ce que cela signifie de travailler en exil ? Ou encore d’être un artiste de son temps ?

Au début des années 1960, Berger et sa femme, la traductrice Anya Bostock, quittent Londres pour la banlieue de Genève, où il écrira plusieurs années dans un relatif anonymat, publiant deux autres romans qui attirèrent peu l’attention. « C’est un vrai combat », explique-t-il dans une lettre à un romancier plus âgé, « car je me suis fait de très nombreux ennemis en tant que critique d’art ; et maintenant j’ai attenté à l’ordre des choses en abandonnant la critique d’art ; je me suis exilé ici, où je ne vois plus personne à l’exception de quelques amis, précieux mais impuissants. Mais en attendant, il faut bien écrire et garder espoir. » Le silence de l’exil prépare en fait la grande éclosion d’une période de maturité pour Berger. Alors que la génération de 68 déploie ses ailes et que la Nouvelle gauche promet la révolution, l’œuvre de Berger se libère de tous les modèles précédents. Entre 1965 et 1975, il réalise une impressionnante série de créations : textes accompagnés de photos, émissions de radio, romans, documentaires, longs métrages, essais. La plupart sont le fruit d’une collaboration.

© Jean Mohr

Avec le photographe suisse Jean Mohr, il compose A Fortunate Man (Un métier idéal), un portrait-documentaire associant mots et images, sur un médecin de campagne de la forêt de Dean en Angleterre, et A Seventh Man (Le Septième homme), essai visuel et moderniste sur le courage et la persévérance des travailleurs immigrés en Europe. (John Berger ne cessera de dire que ce projet est celui dont il est le plus fier ; dans sa réédition en 2010, il plaisante sur le fait qu’un livre, parfois et contrairement à son auteur, vit au-delà de son temps — déclaration qui ne fait que se confirmer ces dernières années avec l’importance croissante prise par la question des migrants). Berger travaillera également avec Alain Tanner sur de nombreux films, dont Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000, comédie collective devenue un symbole de l’optimisme post-68. Avec Mike Dibb, alors jeune producteur à la BBC, il collabore bien sûr à « Ways of Seing », une série télévisée en quatre épisodes, suivie d’un livre qui conduira une génération d’étudiants aux idées de Walter Benjamin et de Dziga Vertov, à la critique matérialiste de la peinture à l’huile et à la déconstruction féministe du regard masculin. Il n’est pas exagéré d’affirmer que cette série télévisée, à l’origine humblement programmée comme une émission polémique de fin de soirée, aura agi comme un détonateur sur le développement fulgurant des études culturelles à l’université et dans la politisation, aujourd’hui considérée comme acquise, de la culture visuelle.

« Pour lui, un champ est un espace littéraire. Dans la liste des théoriciens critiques qui ont émergé, il aura probablement été le seul praticien de plein air. »

Il écrit aussi des livres seul : une étude, tout à fait impertinente et passionnée, sur Picasso (La Réussite et l’échec de Picasso) et G., roman néo-moderniste très ambitieux, où les paragraphes sont disposés sur la page de sorte à obtenir, sous forme de photogrammes, le récit en prose d’un roman-photo imaginaire. Il y aura aussi des essais. En 1965, Paul Barker, le rédacteur en chef adjoint de New Society, propose à Berger une contribution régulière à la rubrique arts et culture, alors en plein essor dans le magazine, le laissant libre d’écrire sur le sujet de son choix. Une fois encore, on lui offre un tremplin. Mais contrairement à sa période passée dans les galeries londoniennes, c’est loin de son pays d’origine qu’il écrit désormais. Cette distance confère à sa prose un caractère plus indulgent, plus personnel et, souvent, plus poétique. Il a moins de comptes à régler — même s’il en demeure quelques-uns, telle son animosité de longue date envers Francis Bacon —,  plus de voies à explorer et de mystères à résoudre.

La plupart des essais les plus appréciés de Berger, rassemblés depuis dans de nombreux recueils, seront d’abord publiés dans le New Society : ses méditations célèbres sur la photographie, sur le regard des animaux, sur Paul Strand, Courbet, Turner. L’une d’elles décrit la simple expérience de se trouver dans un champ : « L’espace d’un champ, vert,  facile d’accès, à l’herbe pas encore haute, doublé d’un ciel bleu traversé par le jaune qui s’est déployé jusqu’à donner un vert pur, la surface colorée du bassin du monde, un champ présent, socle entre le ciel et la mer, face à un rideau imprimé d’arbres, aux bords estompés, aux angles arrondis, répondant au soleil avec chaleur… » L’évocation pourrait presque être de Whitman. Mais une fois le champ mis en couleurs avec une palette de peintre, Berger schématise l’expérience avec la rigueur d’un logicien. L’interconnexion de toutes les choses, ressenties, entendues, démontre que « every event is part of a process” (« chaque événement fait partie d’un processus »), que toute chose ne peut être définie qu’en relation avec une autre. Cette démarche stylistique hybride — tant sensuelle que cérébrale — lui vaudra non seulement la reconnaissance mais aussi l’affection, et des partisans fidèles bien au-delà de la sphère intellectuelle. Sa langue n’a jamais été celle des séminaires ni des symposiums. Pour lui, un champ est un espace littéraire. Dans la liste des théoriciens critiques qui ont émergé de la Nouvelle gauche, il aura probablement été le seul praticien de plein air. Une maxime compte beaucoup pour Berger à cette période, on l’attribue à Cézanne : « Cette minute de la vie du monde qui passe, peins-la telle qu’elle est. »

© Jean Mohr

L’attention portée aux lieux et aux vies minuscules du monde matériel a toujours été partie prenante de la vision du monde de Berger. Depuis ses premières années de peintre, et ses premiers combats pour le réalisme et la diversité régionale dans l’art britannique. Mais cela atteindra une dimension plus personnelle et plus profonde à partir du milieu des années 1970, quand il commencera une nouvelle vie — et fondera une nouvelle famille — dans un petit village paysan situé à une heure de Genève, en Haute-Savoie. Il a alors cinquante ans. C’est dans cette vallée qu’il entreprend ce qu’il appelle sa « seconde formation », aux côtés des fermiers locaux. Le titre de la trilogie qu’il écrira durant les dix-sept ans qui suivirent son installation, un recueil d’histoires et de poèmes sur la lente disparition de la vie d’un village, est tiré de la Bible : « D’autres ont travaillé et c’est dans leur travail que vous êtes entrés ». C’est aussi une signature anthropologique, l’expression de sa propre méthode et métaphysique, quasiment une théologie : une croyance dans le pouvoir communautaire et rédempteur du travail quotidien.

« Berger entretient un réseau, plus marginal mais de grande envergure, de compagnons de voyage : du sous-commandant Marcos à Arundhati Roy, Geoff Dyer et Gianni Celati. »

Beaucoup prendront ce déménagement pour une retraite. Voilà qu’un des plus célèbres hommes de gauche d’Angleterre écrit sur la population rurale, alors que Thatcher est en train de gravir les marches du pouvoir, que l’État-providence est démantelé et que les mineurs de fond sont en grève ! Pour d’autres, c’est une capitulation esthétique, un retournement nostalgique par rapport au modernisme rigoureux de ses premiers romans. Dans une conversation remarquable — par son intimité et son honnêteté — diffusée en 1983 par Channel Four, une Susan Sontag majestueuse, aux mèches argentées, assise devant une petite table face à Berger, n’a de cesse d’interpeller son ami sur ce point. « Mais n’avez-vous pas changé, John ? » répète-t-elle, encore et encore. Berger semble déconcerté. « He bien, j’ai dû réapprendre à écrire », finit-il par admettre, à contrecœur et en même temps avec une fierté rebelle.

Cette rencontre vaut comme baromètre de la divergence de point de vue apparue, en quelques années à peine, entre ces deux intellectuels réputés. Ce qui aurait pu être une rencontre philosophique amicale se transformera en un affrontement pour trouver un terrain d’entente. Sontag semble alors l’emporter de façon incontestable. Elle est éloquente, sûre d’elle, elle parle en ardente défenseuse de la complexité textuelle et de la préférence urbaine. Berger, aussi confucéen qu’il puisse être, passerait presque pour un péquenaud de province, évoquant un temps reculé et des histoires qu’on raconte autour d’un feu. Ces deux-là, auparavant des alliés sur le plan théorique, sont alors en désaccord sur presque tout. L’Histoire, cependant, modifiera quelque peu l’équilibre de la balance. Au milieu des remous de la Nouvelle gauche, tandis que de nombreux écrivains revendiquent dans leur travail un pessimisme sophistiqué, s’enfermant dans des départements universitaires et des chapelles urbaines, Berger, lui, entretient un réseau, plus marginal mais de grande envergure, de compagnons de voyage : du sous-commandant Marcos à Arundhati RoyGeoff Dyer et Gianni Celati. Tout en s’enracinant de plus en plus dans la vallée où il s’est transplanté, il demeure fidèle à un axe d’humanisme marxiste qui, démodé pendant des années, a depuis acquis une nouvelle vitalité écologique et spirituelle. (Regardez par exemple la progression spectaculaire d’un Bernie Sanders, une personnalité qui, tout comme Berger, a été considérée pendant des années comme un gauchiste vieux jeu et sentimental faisant ses trucs dans un bled paumé.)

© Jean Mohr

À la fin des années 1950, Berger, qui défraie alors la chronique comme jeune critique d’art, écrit qu’il juge une œuvre d’art par « la façon dont elle aide ou non les hommes du monde moderne à faire valoir leurs droits sociaux ». En 1985, devenu un homme mûr au fin fond d’une vallée des Alpes, il confirme, tout en ajoutant cette fois : « L’autre face de l’art, sa face transcendantale, pose la question du droit ontologique de l’homme… La face transcendantale de l’art est toujours une forme de prière . » D’une certaine manière, Berger aura quitté la scène pour s’occuper du jardin du monde. Dès le milieu des années 1980, il s’est plus ou moins détaché des discours métropolitain et académique. Il a pratiquement laissé tomber le ton polémique. Son ambition s’exprime désormais non plus au travers de la seule œuvre créatrice, mais dans un projet de vie à l’origine d’une production dérivée diffuse : des pièces de théâtre, des histoires, des poèmes, des essais, des fascicules et des lettres. Le ton de la plupart de ces créations est celui de la bienveillance. Leur thème central n’est pas l’individu-et-la-société, comme dans la plupart de ses œuvres de la période intermédiaire, mais désormais la communauté en voie de disparition et le couple aimant. Le curseur est passé rapidement de l’observation la plus infime à une dimension transcendantale et géopolitique.

« Berger nous apprend qu’on peut ne pas réduire la complexité de l’expérience aux certitudes d’une idéologie, ni chercher refuge dans une défense de l’art pour l’art. »

Pourtant, et jusqu’à sa mort, il aura incarné une voix politique d’une portée internationale. « On me demande : Êtes-vous encore marxiste ? Jamais la dévastation provoquée par la poursuite du profit n’a eu l’ampleur qu’elle a aujourd’hui… Alors oui, entre autres choses, je suis toujours marxiste. » Ses articles ont rarement eu pour objet de transformer la politique, mais plutôt d’instiller ses convictions, parfois aussi de la poésie et de l’espoir, dans un monde mis sens dessus dessous par la cupidité croissante et l’exploitation optimisée. Ce n’est pas qu’il ait arrêté d’écrire sur la politique, mais plutôt qu’il écrivait sur la politique en murmurant une prière ou fredonnant une chanson. Il avait trouvé une langue vernaculaire capable de voyager. Ses derniers écrits ont été traduits et réédités dans le monde entier. « Certains se battent car ils haïssent ce qui les défie », écrit Berger, d’autres parce qu’ils ont pris la mesure de leur vie et veulent donner du sens à leur expérience. Il y a de fortes chances que ceux-ci se battent avec le plus d’obstination. » Ces mots peuvent sembler contre-intuitifs aujourd’hui. Nous sommes confrontés à tant de choses, à l’époque du Brexit et de Trump,  que cela crée un sentiment d’urgence politique inédit pour toute une génération. Tandis qu’à gauche on se prépare à livrer une longue bataille, avec toute la solidarité et la détermination susceptibles d’être rassemblées, il nous faudra aussi nous battre sur un front parallèle, plus personnel.

Lutter, ce n’est pas seulement lutter contre des oppresseurs ou des opposants, c’est aussi lutter pour garder intacte notre loyauté, dans toutes ses dimensions. Berger nous apprend qu’on peut ne pas réduire la complexité de l’expérience aux certitudes d’une idéologie, ni chercher refuge dans une défense de l’art pour l’art. En ce sens, le caractère transdisciplinaire de son œuvre n’est pas à un simple vagabondage. Il provient de la tension fondamentale à l’œuvre sa vie durant : son refus de séparer sa croyance — presque sa foi — dans le pouvoir de révélation de l’art, de ses convictions politiques profondes. Berger nous a quittés au moment où nous entrons dans une ère politique de grande agitation et de grande confusion. Suivre son travail, depuis la décennie de la reconstruction de l’après-guerre jusqu’à ses essais les plus récents sur le néolibéralisme, c’est suivre un écrivain empreint d’une grande opiniâtreté mais aussi d’une profonde tendresse. Les deux sont chez lui inextricablement liées. Il n’est plus là. Mais l’œuvre qu’il laisse est un testament qui recèle tout ce qui est nécessaire pour soutenir ce type de travail, politique et inventif, pendant très longtemps, à travers tous les tumultes et face à un grand nombre de bouleversements historiques. De cette vie qui appartient au XXsiècle, nous avons aujourd’hui beaucoup à découvrir. À propos d’un voisin paysan, Berger écrivait : « Ses idéaux se trouvent dans le passé ; ses obligations, dans le futur, un futur qu’il ne verra pas lui-même de son vivant. »

Texte de Joshua Sperling paru en anglais sous le titre « The Transcendental Face of Art » sur Guernica, en février 2017 — traduit, pour Ballast, par Isabelle Rousselot et Anne Feffer.
Photographie de bannière : John Berger par Jean Mohr
Photographie de vignette : John Berger © Peter Keen/Getty Images

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