L’histoire du fascisme commence le 23 mars 1919. Ce jour-là, à Milan, dans une salle du « Cercle des industriels », Benito Mussolini préside la réunion de fondation des Fasci Italiani di Combattimento – les Faisceaux Italiens de Combat. Le mouvement fasciste portera ce nom jusqu’à la fin du mois de novembre 1921, lorsque, pendant le congrès de Rome, les « fasci » deviendront le Parti National Fasciste (PNF).

Pendant les deux années et demie qui séparent ces deux dates, l’orientation politique initiale du mouvement fasciste a beaucoup changé. Issu d’une minuscule association d’anciens combattants et de nationalistes, le fascisme devient une organisation de plus de 200 000 membres, capable de lancer et de mener à bien, avec, indiscutablement, l’approbation des institutions étatiques, une guerre civile de basse intensité contre le mouvement ouvrier et ses organisations. Suivre les traces de cette transformation aide à comprendre la nature du fascisme italien.

Ambiguïté et débuts difficiles

Le lieu choisi pour la réunion fondatrice de Milan montre que les liens entre le fascisme et la bourgeoisie industrielle ont été tissés très tôt, mais il faut se souvenir qu’à l’origine beaucoup de dirigeants fascistes faisaient référence à la soi-disant « gauche interventionniste », dont Mussolini lui-même avait été l’un des noms connus(1)Anti-interventionniste convaincu avant la Première guerre mondiale, Mussolini, un des dirigeants du parti socialiste italien, change d’opinion en 1914, se déclarant favorable à l’entrée en guerre de l’Italie. NDT.. Le nom du mouvement renvoie à celui du « faisceau révolutionnaire d’action internationaliste », c’est-à-dire au manifeste programmatique signé en 1914 par quelques syndicalistes révolutionnaires pour défendre la nécessité de l’entrée en guerre de l’Italie.

Voilà pourquoi le programme politique initial, bien que très marqué par le nationalisme, comporte d’évidents thèmes de gauche. C’est un programme jacobin radical : à côté de la célébration de la patrie et des héros de guerre, on trouve des thèmes qui viennent du syndicalisme (comme la participation des ouvriers à la gestion des entreprises), des demandes de justice sociale (comme la proposition d’exproprier 85% des profits de guerre), des critiques du conservatisme bourgeois, et des accents anticléricaux. Simultanément, les Faisceaux de combat désignent les socialistes – à qui ils ne pardonnent pas d’avoir choisi la neutralité pendant la guerre de 14-18 – comme leurs ennemis irréductibles.

Mussolini caractérise l’organisation naissante comme un « antiparti », une force prête à balayer toute la vieille politique. Il recueille des sympathies dans les associations d’anciens combattants, parmi les futuristes(2)Le futurisme italien est un mouvement littéraire et artistique né en 1909 (NDLR)., mais aussi parmi les républicains qui reprennent à leur compte le mythique binôme « pensée-action » que Mazzini(3)Révolutionnaire et patriote italien, fervent républicain et combattant pour la réalisation de l’unité italienne. Il est considéré avec Giuseppe Garibaldi, Victor-Emmanuel II et Camillo Cavour, comme l’un des « pères de la patrie ». NDT. et Garibaldi avaient dans leurs bagages.

Ce premier fascisme contient déjà les éléments qui caractériseront toute sa trajectoire politique : la rhétorique de la « révolution nationale », le culte du militarisme, l’apologie de la violence.

Mais, au printemps 1919, les fascistes ne réussissent pas à se doter d’un espace politique autonome. C’est le moment où le consensus en faveur des socialistes est à son plus haut niveau. L’écho des événements de Russie laisse penser que la révolution est aux portes : les mouvements contre la vie chère se propagent et des vagues de grèves paralysent l’Italie à plusieurs reprises. La démagogie de Mussolini et son appel à la rébellion au nom de l’idée nationale, n’entament pas la gauche mais, simultanément, leur écho est encore perçu comme trop dangereux à droite, où pourtant le fondateur des Faisceaux de combat est en train de tisser des liens avec des représentants de la franc-maçonnerie et du monde industriel. Les résultats des élections politiques de novembre 1919 marquent l’échec de Mussolini. Les socialistes sont le premier parti avec plus de 32 % des votes et 156 sièges au Parlement, les fascistes ne réussissent à se présenter qu’à Milan et obtiennent à peine 4 000 voix, sans même réussir à avoir un député.

Une claire propension à la violence

Mais la propension qu’a le fascisme à utiliser la violence politique a été claire dès le début. À moins d’un mois de la fondation du mouvement, le 15 avril 1919, les fascistes milanais dévastent et incendient le siège de l’Avanti!, le quotidien du Parti Socialiste, journal dont Mussolini avait été le directeur en août 1914, avant d’être chassé en raison de ses positions interventionnistes. C’est la première action « squadriste(4)« Squadra », « squadrista » renvoient aux milices armées et aux miliciens fascistes. NDT ». Les fascistes ont commencé à s’organiser en squadre di assalto – « sections d’assaut », composées surtout d’anciens combattants de la guerre 14-18 ayant comme objectif de frapper l’ennemi en attaquant ses sièges et ses lieux symboliques.

Malgré son importance, cet épisode n’entraîne pas de réactions à la hauteur nécessaire. Le sentiment général est que le vent de l’histoire souffle dans l’autre sens : vers la révolution.

D’ailleurs, le fascisme reste marginal sur la scène politique pendant plusieurs mois. Dans son journal, Il popolo d’Italia, Mussolini se montre proche des masses populaires en ébullition, mais, en même temps, il ne rate aucune occasion de manifester son hostilité au parti politique qui est leur principal représentant : le Parti socialiste.

Mais 1919 est aussi l’année où Gabriele D’Annunzio dirige l’expédition de Fiume, un petit coup d’État aux frontières italiennes orientales, dans le but de forcer les décisions de la conférence de la Paix de Versailles. Le poète-soldat et ses légionnaires (anciens combattants et déserteurs de l’armée italienne) prennent possession de cette ville portuaire sur les côtes de l’Adriatique, ville qui faisait autrefois partie du Royaume d’Autriche-Hongrie, et qui est maintenant un sujet de discorde entre l’Italie et la Yougoslavie.

Ce sont des intentions clairement ultra-nationalistes qui ont motivé dès le début l’expédition de D’Annunzio et elle a été couverte politiquement et économiquement par des secteurs importants de l’armée et du grand capital. Mais le mythe de la « victoire mutilée », expression martelée par ce même poète pour souligner les torts présumés que l’Italie serait en train de subir à Versailles, a beaucoup de prise sur l’opinion publique des classes moyennes mais aussi celle des classes populaires. La propagande de Mussolini insiste aussi sur ce point, et les fascistes, au moins au début, sont les soutiens les plus convaincus de l’entreprise de D’Annunzio.

Même si l’interprétation qui fait de Fiume le « laboratoire du fascisme(5)Cf. M. Meotto, Fiume italiana? Le radici di un mito politico, “LaStoriaTutta”, dicembre 2020 (https://www.lastoriatutta.org/l/fiume-italiana-le-radici-di-un-mito-politico/) M. Meotto, Fiume ribelle? Un’altra storia, un altro mito, gennaio 2021 , LaStoriaTutta”, gennaio 2020(https://www.lastoriatutta.org/l/fiume-ribelle-un-altra-storia-un-altro-mito/)  » est réductrice et inexacte, il faut dire que D’Annunzio utilise ici des symboles et des rites que le fascisme, une fois au pouvoir, s’appropriera : rassemblements de place, discours du chef dialoguant avec la foule, salut romain, étalage des uniformes et parades militaires. Mais Mussolini se garde bien de se rendre à Fiume chez D’Annunzio et leur rapport, conflictuel dès le début, le restera : la popularité du poète fait de l’ombre à l’aura grandissante du politicien fasciste.

Mais ce n’est pas tout. Alors que D’Annunzio fait des ouvertures à gauche, appelant à ses côtés le syndicaliste révolutionnaire Alceste De Ambris, Mussolini, lui, se repositionne à droite. Le fondateur du fascisme vise désormais à se mettre en valeur auprès de la classe dirigeante libérale. Giovanni Giolitti, le plus expérimenté des politiciens libéraux, parie sur lui : il entrevoit dans le mouvement fasciste un instrument utile pour affaiblir les socialistes. C’est pourquoi, quand D’Annunzio sera chassé de Fiume par l’armée italienne, Mussolini, qui avait promis de le secourir, fera machine arrière.

Pendant les événements de Fiume, l’Italie est en plein biennio rosso qui atteint son point culminant en septembre 1920 avec l’occupation des usines dans les grandes villes industrielles comme Milan, Turin, Gênes. La défaite de cette mobilisation, sanctionnée par l’incapacité du PSI à offrir un débouché politique à la contestation, en demandant que tout soit réglé par les négociations sur le terrain économique de la direction réformiste du syndicat, marque le début de la courbe descendante du cycle révolutionnaire italien.

Que devient le fascisme parallèlement ? Peu de choses ou rien. Il s’est peu implanté, sauf dans les zones-frontières nord-orientales du pays, zones qui viennent à peine d’être annexées par l’Italie, comme Trieste, Gorizia, l’Istrie, où vivent d’importantes minorités de Slovènes et de Croates. Là, autour des milices fascistes, se cristallisent les pulsions nationalistes anti-slaves. Les historiens l’appellent « fascisme de frontière ». Celui-ci fait tout de suite preuve de sa féroce brutalité : le 13 juillet 1920, le Narodni Dom de Trieste, cercle culturel slovène de la ville, est assailli par un cortège de nationalistes et de fascistes et, après avoir été dévasté, il est livré aux flammes.

Au service des agrariens

Pour le fascisme italien, le véritable tournant a lieu à l’automne 1920, quand le mouvement ouvrier, après la fin des occupations d’usines, connaît son reflux. Après une longue période où elle est restée sur la défensive, la grande bourgeoisie est maintenant prête à contre-attaquer. C’est alors que le fascisme, qui s’est débarrassé des oripeaux démagogiques du jacobinisme, montre son utilité. Comme l’a écrit l’historien Paolo Alatri, « le fascisme avait enfin trouvé sa voie, qui était celle de constituer la milice armée, l’avant-garde de la contre-révolution préventive(6)P. Alatri, Le origini del fascismo, Editori Riuniti, 1961, p. 47 ».

C’est dans les campagnes de la plaine du Pô que le fascisme frappe d’abord de façon impitoyable et violente. Dans cette région, les ligues des ouvriers agricoles socialistes ont atteint un tel niveau d’organisation qu’elles contraignent les associations patronales de la grande bourgeoisie agraire à traiter exclusivement avec les bourses du travail pour ce qui concerne les quotas de main d’œuvre, l’organisation des services et le montant des salaires. Et ce sont justement les propriétaires terriens qui sont les premiers grands financiers du fascisme. Ils s’adressent aux miliciens fascistes pour qu’ils les débarrassent de tout ce qu’ils ont dû céder au prolétariat agricole.

Les miliciens fascistes commencent à intervenir contre les sièges syndicaux et les coopératives d’achats de petites et moyennes communes de l’Émilie-Romagne, de la Lombardie méridionale et de la basse Vénétie. Pour mener un raid, des dizaines et des dizaines de miliciens fascistes venant de toute une province et des provinces voisines, se rassemblent puis montent dans de longues colonnes de camions qui les conduisent jusqu’à un village ; ils en descendent armés de bâtons, de revolvers et de grenades et se déchaînent contre les dirigeants syndicaux et les représentants des ligues socialistes, en multipliant les coups et les intimidations. Mais les organisations des travailleurs d’autres tendances (catholiques, anarchistes, syndicalistes révolutionnaires) ne sont pas épargnées : il faut réduire au silence la force éventuelle de leurs revendications. Il s’agit de terroriser l’ennemi, de le frapper et, si possible, de l’humilier publiquement. En quelques mois, les miliciens fascistes font plier et contraignent à la capitulation, par l’annulation des accords contractuels qu’elles ont signés, des dizaines et des dizaines de d’organisations paysannes locales.

Mais les propriétaires terriens ne sont pas les seuls à s’intéresser aux services rendus par les fascistes. Les négociations entre Mussolini et Giolitti continuent. Et désormais les pouvoirs publics, une fois que le but commun – marginaliser le mouvement des travailleurs – a été fixé, laissent les miliciens fascistes agir en toute impunité.

Voilà aussi pourquoi les cercles industriels, proches de Mussolini depuis son engagement en faveur de l’intervention de l’Italie dans la guerre, commencent à regarder avec beaucoup d’intérêt la capacité qu’a le fascisme de détruire le pouvoir des syndicats. Les fascistes commencent aussi à ouvrir leurs propres sièges dans les villes, où une partie de l’opinion publique petite-bourgeoise, faite de commerçants, d’employés et de professionnels, penche de leur côté.

La complicité de la classe dirigeante

Mais considérer que le fascisme est simplement un instrument entre les mains de la bourgeoisie est réducteur. Comme l’écrivait, à chaud, Daniel Guérin : « Le fascisme ne naît pas seulement de la volonté et des subventions des magnats capitalistes […] mais au fur et à mesure que le fascisme s’oriente vers la conquête du pouvoir, il devient un grand mouvement de masse et les motifs qui y conduisent des dizaines de milliers d’hommes deviennent plus complexes et exigent une analyse minutieuse(7)D. Guérin, Fascisme et grand capital, Paris, 1936. ».

Des contradictions internes au fascisme se manifestent après les élections politiques de mai 1921. Fascistes, nationalistes et libéraux se sont coalisés dans la liste du « Bloc national », regroupement construit sur l’initiative de Giolitti dans le but précis de représenter ce « parti de l’ordre » capable de vaincre les socialistes. Alors que les milices fascistes frappent sans distinction, dévastant les campagnes et commençant à faire aussi tomber les villes entre leurs mains, Mussolini pratique la tactique du « double langage » : violence subversive contre les organisations des travailleurs, sens de la responsabilité et négociations politiques polies avec la classe dirigeante libérale.

Le résultat des élections n’est pas celui qu’espérait Giolitti, mais Mussolini est satisfait. Les socialistes, même s’ils baissent, restent le premier parti, les Populaires(8)Parti catholique (NDLR)  arrivent en second, le Bloc national n’arrive qu’en troisième position. Mais les fascistes entrent pour la première fois au Parlement avec 35 députés, parmi lesquels Mussolini en personne.

Alors que Mussolini voudrait continuer sa politique de palais, il se trouve, pour la première fois, soumis à la pression de sa propre base, d’un mouvement qui désormais compte au moins cent mille membres.

Au-delà du noyau dur des anciens combattants, des pans entiers de la petite-bourgeoisie urbaine ou rurale ont été attirés par le fascisme, sans compter une partie du sous-prolétariat qui ne se sent pas représenté par les organisations traditionnelles des travailleurs. Le « squadrisme » est désormais une armée qui s’est développée à l’intérieur de l’État, avec l’accord de l’État, mais au fond, « contre l’État » libéral : il faut lancer la révolution nationale et réduire au silence socialistes, communistes et anarchistes.

Au même moment, naissent aussi les premières vraies organisations prolétariennes de défense contre le fascisme. Les plus résolus sont les Arditi del Popolo(9)Les « Soldats du peuple ».NDT., dont beaucoup des promoteurs viennent du même milieu interventionniste de gauche du premier fascisme, maintenant déçus par le caractère réactionnaire pris par le mouvement de Mussolini. La gauche politique n’en saisit pas l’opportunité. Les communistes, bien qu’ils commencent à s’organiser pour résisiter au fascisme, adoptent une attitude sectaire et se refusent à adhérer à une organisation non-contrôlée par le parti. Les socialistes entretiennent vraiment l’illusion qu’ils contraindront Mussolini à démobiliser ses milices par une négociation politique, illusion confortée par le Pacte de pacification nationale, signé le 3 août 1921. Selon ce Pacte, les deux parties s’engagent à cesser les affrontements et les violences au nom de l’intérêt national. Mussolini donne son accord parce qu’il veut achever son parcours d’accréditation auprès de la classe dirigeante du pays, mais ses miliciens ne sont pas d’accord.

La trêve, en fait, dure peu. En septembre 1921, les offensives contre les villes “rouges” reprennent plus que jamais avec la conquête de Ravenne par les milices fascistes. Deux mois plus tard, Mussolini lui-même est obligé de désavouer le Pacte de pacification au congrès de Rome, celui qui transforme le mouvement en Parti National Fasciste. Il y a maintenant 2 200 sections locales des « faisceaux de combat », et plus de 200 000 membres, plus que ce qu’avait le PSI avant la scission d’avec les communistes : le fascisme est désormais devenu un mouvement réactionnaire de masse.

Les mois suivants sont rythmés par le crescendo d’une violence inédite, capable de balayer presque toutes les tentatives d’opposition. Pendant toute l’année 1922, les grandes villes administrées par des socialistes ou des communistes tombent l’une après l’autre entre les mains des fascistes, c’est le cas de Bologne, Crémone, Novara, Savona.

Début août 1922, la dernière tentative de résistance de masse, l’appel à une grève nationale « légalitaire » dont le but est de demander l’intervention du gouvernement contre le squadrisme, est un échec. C’est trop tard : les fascistes sont assez forts pour saboter la grève en escortant les briseurs de grève, en dispersant les piquets. Le seul vrai coup d’arrêt, ils le connaissent à Parme où les Arditi del Popolo dirigent la résistance des citadins et repoussent les plus de 100 000 squadristes qui avaient envahi la ville.

Mais Parme est l’exception, non la règle. Il apparaît clairement que seule une intervention décisive de l’État pourrait être en mesure d’arrêter le fascisme Et ça, Mussolini l’a compris. Il sait qu’il doit se dépêcher de tenter un dernier coup de dés. Les miliciens fascistes de toute l’Italie sont appelés à se rassembler dans la capitale les 27 et 28 octobre 1922 : c’est la marche sur Rome. Le Premier ministre en charge, Luigi Facta, prépare en hâte l’ordre de proclamation de l’état de siège, mais il faut la signature du roi, Victor Emmanuel III. Comme on apprécie le fascisme au plus haut niveau de l’appareil d’État : le roi ne signe pas l’état de siège, au contraire : face à la démission de Facta, il convoque Mussolini et le charge de former un nouveau gouvernement.

Ainsi, avec l’argent du grand capital, avec la faveur des libéraux et de la couronne et en prenant appui sur les états d’âmes des classes moyennes, le fascisme est arrivé au pouvoir.

Traduction de Bernard Chamayou pour L’Anticapitaliste.

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