La rumeur enflait depuis que le chantier était à l’arrêt : le 8 juin 2023, le gouvernement bruxellois (1)PS-Ecolo-Défi et Groen-Vooruit-OpenVld a annoncé qu’il n’y aurait pas « d’autre choix que démanteler partiellement » le Palais du Midi pour creuser le tunnel du métro 3. Derrière cette novlangue euphémisante du gouvernement, on parle en réalité d’une démolition.

Une démolition d’un bâtiment indispensable à la vie du quartier Stalingrad. Ce quartier populaire qui a déjà énormément souffert depuis le début du chantier du métro 3 en 2020, se voit amputé d’une de ses épines dorsales. Ce sont des dizaines d’associations sportives, une école, des petits commerces et restaurants qui vont devoir déménager. Des milliers de personnes sont concernées. Il s’agit d’un scandale social, écologique et urbain qui se produit dans le silence assourdissant de l’ensemble des partis représentés au Parlement bruxellois.

La saga du projet métro 3

Pour comprendre le dossier du Palais du midi, un retour sur la saga métro 3 s’impose. Le projet de l’extension du métro vers Schaerbeek et Evere est dans les cartons bruxellois depuis des décennies. Les lignes de prémétro creusées dans les années 90 à Saint-Gilles et Bruxelles-Ville avaient été prévues dès le départ comme des stations de métro qu’il suffirait de transformer en temps voulu. Le projet de métro 3 entend créer un métro de la station Albert (Forest) à Bordet (Evere). On nous promet de « désenclaver » le nord de Bruxelles et de pouvoir aller « d’Evere au centre-ville en 20 minutes ».

Dès 2010, le gouvernement bruxellois et la STIB lancent des études de faisabilité du métro nord. Après avoir déterminé le tracé dans les quartiers les plus denses de Schaerbeek et d’Evere, en 2015, le gouvernement marque son accord. Huit nouvelles stations seront construites dans les plans : Toots Thielemans, Liedts, Collignon, Verboekhoven, Riga, Tilleul, Paix et Bordet.

Pour aller plus vite dans la délivrance des permis, la Région a décidé de « saucissonner » le projet du métro 3 en cinq demandes de permis distinctes. Elle a ainsi obtenu son permis pour la station Toots Thielemans en 2019, et a commencé les travaux le plus vite possible, sans possibilité pour les habitant·e·s et associations de proposer des alternatives. La stratégie est simple, commencer par les quartiers les plus pauvres qui n’ont pas les moyens de se payer des avocats qui monteraient des recours solides (pensons aux ucclois·e·s et au Ring ou au métro qui n’a jamais sali leur belle commune). Les premiers chantiers seraient alors expédiés et on ne pourrait plus faire machine arrière.

Dans le documentaire « Stalingrad, avec ou sans nous », Pascal Smet, ministre de la Mobilité du gouvernement précédent, fanfaronne devant les caméras qu’il a verrouillé le projet du métro, et qu’il faut « parfois faire le bonheur des gens contre leur volonté » (2)https://www.alterechos.be/stalingrad-avec-ou-sans-nous-un-film-pour-interroger-comment-la-ville-se-dessine-et-se-gomme/. Il ajoute aussi un cliché habituel des partisans de la « mixité sociale » : il faudrait que l’identité « arabe » du quartier change, selon lui, pour être plus mélangée. C’est toujours les pauvres et les personnes racisées qui doivent faire de la place aux classes supérieures et aux personnes blanches. En octobre 2020, les premières pioches saccagent le quartier Stalingrad, on rase des dizaines d’arbres, et on sacrifie l’allée Rosa Luxemburg pour creuser la station Thielemans… Au plus grand bonheur de Smet, qui n’aime pas la connotation « communiste » du nom du lieu. Entretemps, pour avoir déroulé le tapis rouge aux agents du régime iranien, Smet a dû démissionner, mais cette vision néolibérale de la ville continue d’orienter les politiques régionales, notamment celle de sa successeuse Elke Van den Brandt (Groen). Et Bruxelles est devenue une marque déposée (3)https://www.rtbf.be/article/bruxelles-est-desormais-une-marque-assortie-d-une-strategie-de-promotion-a-l-etranger-11213679 alors que le gouvernement annonce 5% d’économies dans les administrations pourtant déjà exsangues (4)https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/bruxelles/des-economies-de-5-exigees-dans-l-administration-bruxelloise/10474864.

Le métro : une mobilité de la « Belgique de papa »

Si le métro est indéniablement un moyen de transport rapide et efficace, sa mise en œuvre a de lourdes conséquences sur le tissu urbain. Toute personne ayant vécu à Bruxelles dans les années 1970-1990 lors des chantiers du métro peut témoigner de la lourdeur et la longueur des travaux à Molenbeek, au centre-ville ou à Saint-Gilles. Ces chantiers causent des chancres (zones abandonnées et délabrées) qui durent plusieurs années, détruisant ainsi la vie de quartiers entiers. Et ne soyons pas dupes, le métro n’est pas vraiment destiné aux habitant·e·s des quartiers densément peuplés du centre-ville. Il a plutôt été imaginé pour que les personnes des communes excentrées (Woluwe, Auderghem) puissent rejoindre leurs bureaux ou faire du shopping au centre plus aisément et plus rapidement. Il a également été pensé dans la même lignée que la détramification des voiries, dans une volonté de libérer de la place pour la voiture en surface.

Par ailleurs, il est bon de rappeler que le métro a un coût économique et écologique pharaonique. Tout d’abord, en termes économiques, les prévisions récentes s’élèvent désormais à 4 MILLIARDS d’euros, à cause de l’inflation et de l’explosion du coût des matériaux. Un montant évidemment impossible pour une Région déjà exsangue, au budget annuel de 10 milliards. Une mobilité bien plus ambitieuse sur toute la Région pourrait être envisagée avec une telle enveloppe : rappelons ici qu’il s’agit de construire seulement 8 nouvelles stations. Comme le rappelle Inter-Environnement Bruxelles (IEB) : « Plutôt que d’aller au bout du litige et de faire valoir ses droits, le Gouvernement régional et la Ville de Bruxelles ont décidé de détruire le Palais du Midi pour accélérer la mise en œuvre du métro 3 et mettre fin, à grands frais, au conflit avec l’entrepreneur. Ce dernier, s’il participe au chantier de destruction, profitera même d’un nouveau marché à prix plus élevé que le marché initial ! » (5)https://ieb.be/Destruction-du-Palais-du-Midi-un-choix-politique-irresponsable-un-mepris-46764

Ensuite, comment en 2023, peut-on encore proposer des projets qui ont un tel coût CO2 ? Les émissions de gaz à effet de serre de la construction seront si élevées qu’il faudra attendre la fin du siècle pour qu’elles soient compensées selon IEB (6)https://www.ieb.be/Metro-Nord-un-impact-climatique-negatif. Si l’on prend en compte ces calculs, cela signifie que nous sommes encore en train de « payer la dette CO2 » des métros existants, et qu’on ne peut plus imaginer de nouveaux métros si l’on a une politique écologique un tant soit peu cohérente.

Enfin, nous pourrions souligner que le métro n’est pas non plus le moyen de transport le plus adapté à une mobilité inclusive, qui penserait à la mobilité des personnes PMR, des femmes et personnes LGBTI. Nombre de femmes utilisatrices du tram 55 ont témoigné de leur inquiétude de devoir échanger un tram en surface qui passe dans des rues animées contre des stations de métro enfuies parfois trente mètres sous terre (7)Selon des témoignages recueillis par le groupe Save tram 55. Car le projet entend supprimer la ligne 55 sur le long terme, suppression somme toute étrange si cette ligne est à ce point engorgée. Mais lorsque l’on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage… https://www.arau.org/fr/metro-nord-tram-55-supprime/.

Il reste à noter que certes le métro va vite, mais il ne va pas partout, et il oblige une rupture de charge (on doit faire une correspondance) pour la plupart des utilisateurs et utilisatrices, ce qui revient souvent au même en termes de temps de trajet. La ligne telle qu’elle est proposée ne bénéficierait qu’à une petite part des Bruxellois·e·s, et ce sans véritablement diminuer la part modale des voitures dans la mobilité (on projette une réduction automobile de 0,6%…) (8)https://www.ieb.be/Saucissonner-les-permis-du-metro-3-c-est-eluder-le-debat

Le métro constitue donc un moyen de transport passéiste et polluant qui correspond aux exigences de la productivité capitaliste et du tout à l’auto d’une ville des années 70. Une retramification des voiries pourrait permettre de déployer de nombreuses lignes en surface, ce qui serait plus sécurisant, pour un coût économique et écologique bien moindre, et dans une idée de remettre le transport en commun au cœur de la cité, au détriment de la voiture personnelle.

Destruction du quartier Stalingrad

Le chantier Stalingrad s’enlise depuis près de quatre ans et nous donne un aperçu de ce qui attend des quartiers comme Liedts ou Collignon pour les décennies à venir. Stalingrad est déjà un quartier très compliqué qui a subi le percement de la jonction Nord-Midi, les chantiers du prémétro, et qui fait encore face au trafic automobile très dense du Boulevard du Midi.

Malgré cela, une vie de quartier très riche a pu subsister : le quartier compte des dizaines de restaurants, des écoles, des associations, et même des sièges de partis politiques. Et le centre névralgique de cette activité réside dans le Palais du Midi. 5000 usagers et usagères le fréquenteraient de manière hebdomadaire. Construit en 1875 à la suite du voûtement de la Senne, il avait surtout vocation à abriter des petits commerces, mais la Ville y installe progressivement des locaux municipaux et scolaires. Il abrite ainsi un complexe sportif et une école, éléments indispensables à la vie du quartier. Un très bel exemple de bâtiment multifonctionnel au service de la collectivité, dans lequel la Ville a investi, et ce, jusque dans les années 2000 (9)https://www.arau.org/fr/urbicide-palais-du-midi/.

Il avait été décidé depuis le début qu’un tunnel serait percé en dessous du palais pour relier la nouvelle station Toots Thielemans à la station Anneessens. Le projet initial entendait creuser en dessous du Palais, ce qui avait déjà causé par mal de nuisances aux associations et petits commerces (qui n’avaient notamment plus accès à leurs sanitaires et ce pour toute la durée des travaux). Mais les ingénieurs de la STIB avaient peut-être oublié que le sol bruxellois est compliqué, et que passer en dessous d’un cours d’eau enfoui en sous-sol l’est peut-être plus encore. Après moult tergiversations, la décision est tombée, il n’y aurait pas « d’autre solution » que de « démonter partiellement » le palais. Ce serait la solution « la moins coûteuse » et « la plus rapide » selon les politiques. La plus rapide, cela veut dire 9-10 ans selon Philippe Close (10)https://bx1.be/categories/news/metro-3-pas-de-reconstruction-du-palais-du-midi-avant-2029-estime-philippe-close/. Une condamnation des activités sociales, sportives et scolaires qui, si elles doivent déménager, ne reviendront pas à cet emplacement. Cette tabula rasa donnera certainement lieu à la privatisation du palais et laissera place à des fonctions de co-living/hôtellerie/coworking/airbnb, dans le mouvement général de la touristification du centre-ville, comme l’a bien épinglé l’association ARAU (un·e touriste rapporte bien plus au capital qu’un·e habitant·e de Stalingrad…) et comme l’assume le patron de la STIB De Meeus. (11)https://www.youtube.com/watch?v=GeFpQXBifsI

Outre le coût humain d’une telle opération, le coût écologique de la démolition dépasse la question du CO2 : démolir l’équivalent de deux îlots en parfait état d’utilisation est un véritable gaspillage et un énorme scandale écologique. Encore du déchet minéral qui sera bazardé dans les pays du sud global…

Aucune opposition parlementaire au projet de métro

Chose étrange, aucun parti de l’opposition ne s’indigne de la situation. Si l’on en attendait pas moins du MR ou du Vlaams Belang, on peut s’étonner de l’attitude du PTB, dont le siège se situe en face du Palais du Midi, et qui avait une voie royale pour s’indigner des coûts écologiques, économiques et humains d’un projet au cœur d’un quartier populaire. Pourtant, le PTB soutient la construction du métro et la destruction du Palais du Midi, se contentant de parler de l’indemnisation des commerçants (aucun mot sur les services publics et les associations…) (12)https://cite24.com/union-surprenante-le-mr-et-ptb-sunissent-a-la-majorite-pour-la-destruction-du-palais-du-midi/. Lorsqu’on sait que le PTB a soutenu sans nuances l’opposition au plan Good move, c’est à se demander si leur vision de la mobilité urbaine n’est pas restée coincée en 1970 comme leurs ami·e·s de la majorité… Chez Ecolo, au gouvernement, le nouveau refrain alterne encore une fois entre « sans nous ce serait pire » (ah…) et « il n’y a pas d’alternative », le serment thatchérien depuis les années 1980. On constatera, comme par exemple pour le gaz et le nucléaire au fédéral, qu’Ecolo semble n’avoir plus aucune ligne rouge en matière de participation gouvernementale.

La mobilité : une question éminemment écologique et anticapitaliste

La gauche radicale a fortement désinvesti les questions de mobilité. Et pourtant on sait que le lobby de l’auto a détricoté le transport en commun, on sait que 60% de la Région Bruxelles-Capitale est privatisée par la voiture personnelle, on sait que la voiture de société est un fléau pour Bruxelles et que nous payons collectivement cet « avantage » (qui définance la Sécurité Sociale). On sait que les particules fines projetées par les voitures ont des conséquences sur notre santé, et qu’elles sont très présentes dans les quartiers les plus pauvres de Bruxelles.

Pour une politique de mobilité anticapitaliste et écologiste sérieuse, il est indispensable de redéployer une offre de transport en commun en surface, quitte aussi à réinvestir les dizaines de stations de train présentes sur la Région, et il faut attaquer le lobby automobile et la civilisation de la voiture individuelle qui est un danger mortel pour notre survie collective.

À la Gauche anticapitaliste, nous militons pour le luxe collectif et la sobriété individuelle : les milliards pour des transports collectifs en surface, gratuits et de qualité, un espace réellement public pour tout le monde basé sur les usages doux et non-polluants.

« Notre palais, nos vies »

Pour nous, il est essentiel que la lutte pour sauver le Palais du Midi, ses associations, sa vie sociale et culturelle… et tout le quartier Stalingrad, puisse s’appuyer sur une grande opération d’information et de création d’espaces d’auto-organisation pour les personnes concernées, les habitant·e·s et usager·ère·s, soutenu·e·s par les associations actives dans le droit à la ville et par le mouvement syndical. Au SETCa, à la CSC, au PTB qui ont leurs locaux à deux pas, nous disons : les vies des classes populaires comptent ! Soutenez cette lutte !

Enfin, nous défendons l’arrêt total du chantier du métro nord afin de réinvestir l’enveloppe dans des alternatives de mobilité moins coûteuses et plus respectueuses de l’environnement naturel et humain.

Depuis l’annonce du 8 juin, une coalition, incluant des associations sportives du Palais du Midi, des commerçant·e·s du quartier et des associations pour le droit à la ville (IEB, ARAU, BRAL) s’est mise en place et a donné une première conférence de presse le vendredi 7 juillet. Le collectif se nomme « Notre palais / Ons paleis », mais c’est bien la vie, les vies qui s’y déroulent qu’il compte sauvegarder.

La bataille pour le Palais du Midi ne fait que commencer.


Photo : Palais du Midi, boulevard Lemonnier, architecte Wynand Janssens, Bruxelles 1880 (Wikimedia Commons).

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