La saga de la sortie du nucléaire en Belgique n’est toujours pas terminée. Pour rappel, un début de décision est tombé en décembre 2021 : le gouvernement prévoit de fermer les centrales actuelles en 2025 et confirme sont projet de construction de nouvelles centrales à gaz… mais la décision doit de nouveau être validée le 15 mars 2022, et l’accord prévoit par ailleurs d’investir 100 millions d’euros dans les « nouvelles technologies nucléaires ». En parallèle de cette cacophonie gouvernementale, l’argument massue pour repousser indéfiniment une vraie sortie du nucléaire (et en sortira-t-on jamais vraiment, étant donné l’éternelle gestion des déchets qui resteront ?) est souvent l’argument technique : « Oui mais, vous comprenez, on ne peut pas risquer le blackout ».

En juin 2021, des membres de la Gauche anticapitaliste et de sa commission écosocialiste ont pris, avec d’autres collectifs, organisations et individus (voir la liste des signataires au bas de l’article), l’initiative de créer le collectif Komité Centrales qui a rédigé un manifeste intitulé « L’énergie est un bien commun. Contre la folie nucléaire et fossile, pour une autre politique énergétique, climatique et sociale ». Ce manifeste constitue un précieux argumentaire détaillé en faveur de la sortie du nucléaire, contre la construction de nouvelles centrales à gaz et, comme son nom l’indique, pour une urgente et nécessaire « autre politique énergétique, climatique et sociale ». Nous le reproduisons ci-dessous.

Manifeste

Le gouvernement Vivaldi veut confirmer la sortie du nucléaire en 2025, prévue dans la loi de 2003. Il compte remplacer les capacités nucléaires par des centrales au gaz mises en route quand les renouvelables ne produiront pas assez de courant. Pour inciter les producteurs d’électricité à développer ces centrales intermittentes, l’État leur offre un subside appelé « mécanisme de rémunération de capacité ». On parle ici de 614 à 940 millions d’euros par an pour éventuellement prévenir une pénurie d’électricité quelques heures ou quelques jours par an. (1)Commission de régulation de l’électricité et du gaz (CREG), 2019, « Analysis by the CREG of the Elia study ‘Adequacy and flexibility study for Belgium 2020 – 2030’ », Study (F)1957. 

La décision définitive sera prise en novembre 2021, quand le gouvernement aura vérifié que la sécurité d’approvisionnement en électricité est assurée [un nouvelle échéance est prévue en mars 2002]. Le propriétaire des sept réacteurs nucléaires, Engie-Electrabel, a réagi en exigeant du gouvernement une décision immédiate, au plus tard en janvier 2021. Ne l’ayant pas obtenue, il prépare l’arrêt des centrales en 2025. 

Ces événements ont soulevé une tempête de déclarations qui sèment l’inquiétude quant aux conséquences de la sortie du nucléaire sur les émissions de CO2, sur les prix, sur l’emploi et sur la sécurité de l’approvisionnement en courant. Le vrai et le faux sont savamment mélangés au point que la population ne sait plus à quoi s’en tenir. 

Le fond du débat est souvent occulté par les arguments d’autorité des partisans du nucléaire. Ils mettent en avant leur expertise technique… qu’ils protègent en refusant la transparence dans l’accès aux données. Par cette attitude technocratique, couplée à de coûteuses campagnes publicitaires, les nucléocrates ont créé un climat malsain, propice aux thèses complotistes. Comme l’ont écrit Jean-Claude André (directeur de recherches au CNRS), Ariane Métais (productrice de films documentaires) et Barbara Redlingshöfer (Ingénieur à l’INRA) : “Le nucléaire et la démocratie n’ont pas d’atomes crochus”. (2)Gabrielle Hecht est Docteur en Histoire et Sociologie des Sciences. Après avoir enseigné l’histoire à l’Université du Michigan, notamment comme directrice du programme Science, Technologie et Société, ainsi qu’au Centre d’Études africaines, elle est aujourd’hui professeure de Sécurité nucléaire à la Fondation Frank Stanton de l’université de Stanford. Experte internationalement reconnue, entre autres sur le nucléaire français et l’exploitation de l’uranium africain, elle a publié plusieurs ouvrages sur ces questions dont: « Uranium africain, une histoire globale » ( Le Seuil, 2016) et « Le Rayonnement de la France. Énergie nucléaire et identité nationale après la Seconde Guerre mondiale » (Éditions Amsterdam, Paris, 2014). (En savoir plus: https://gabriellehecht.org/). Les travaux d’autres chercheurs (parmi lesquels Sezin Topçu , Céline Parotte, Leny Patinaux) montrent l’opacité du nucléaire. Sezin Topçu est historienne et sociologue des sciences, chargée de recherche au CNRS, membre du Centre d’étude des mouvements sociaux à l’institut Marcel Mauss – EH. Auteur de « La France nucléaire, l’art de gouverner une technologie contestée » (Éditons du Seuil, 2013). Céline Parotte est actuellement chercheur senior au Centre de recherche Spiral, UR Cité et chargée de cours adjoint à la Faculté de Droit, Sciences Politiques et Criminologie de l’Université de Liège. Ses domaines de recherche actuels incluent notamment la gestion des déchets radioactifs, les méthodes participatives et l’évaluation des politiques publiques. Elle a récemment publié le livre  » L’Art de gouverner les déchets hautement radioactifs » (Presses Universitaires de Liège, 2018). (En savoir plus: http://www.presses.uliege.be/jcms/c_20215/lart-de-gouverner-les-dechets-hautement-radioactifs) Leny Patiniaux est chercheur post-doctorant au Latts (Laboratoire techniques territoires et sociétés) depuis octobre 2018 et financé par l’Ifris (Institut Francilien Recherche Innovation Société). Ses recherches portent sur l’optimisation de l’approvisionnement énergétique. Auparavant, Leny Patinaux a soutenu en décembre 2017 une thèse au Centre Alexandre Koyré sous la direction de Dominique Pestre. Intitulée Enfouir des déchets nucléaires dans un monde conflictuel. Une histoire de la démonstration de sûreté de projets de stockage géologique, en France (1982-2013), elle a été financée par l’Andra entre 2012 et 2015. Cette thèse est organisée autour de deux questionnements. D’une part, que font pratiquement les ingénieur.es de l’Andra lorsqu’ils et elles travaillent à montrer la sûreté d’un ouvrage chargé de protéger l’humanité durant plusieurs centaines de milliers d’années (le temps de la décroissance radioactive de certains radionucléïdes contenus dans les déchets nucléaire) ? Et d’autre part, qu’implique la problématisation de la question du devenir des déchets nucléaires comme une question scientifique? Ainsi, cette thèse s’attache à tenir ensemble la question de l’administration de la preuve de la sûreté d’un stockage et celle du gouvernement de l’aval du cycle nucléaire. Il y a notamment décrit « comment l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), faute de pouvoir démontrer de façon formelle la sûreté de cette installation pendant des centaines de milliers d’années, consacre ses efforts à convaincre les instances de contrôle du nucléaire de la faisabilité d’un tel stockage. Quitte à présenter certains de ses résultats de façon orientée ou lacunaire. » (Voir https://www.lemonde.fr/planete/article/2018/02/07/centre-d-enfouissement-de-bure-l-impossible-preuve-scientifique-de-la-surete_5252802_3244.html) D’autres chercheurs/euses le confirment: le manque de transparence propre à l’industrie nucléaire est une caractéristique systémique qui rend l’usage de l’énergie atomique incompatible avec le débat permanent nécessaire à la démocratie (id.). Le mépris nucléocratique du citoyen s’est encore matérialisé récemment en Belgique, au travers de la consultation publique sur la gestion des déchets nucléaires que l’ONDRAF a voulu maintenir en plein confinement, au printemps 2020, alors que la crise sanitaire laissait peu de place à ce débat dans les médias, et le rendait quasiment impossible dans l’espace public.

Face à cet accaparement, les signataires de ce texte veulent en premier lieu rétablir quelques vérités. Porté par des associations, des groupes d’action et des organisations, ce Manifeste est un point de départ et une déclaration d’intentions en faveur d’un projet de société à la fois social et écologique. Nous nous réservons la possibilité de l’adapter et de le compléter au fil de notre action.

Les partisans du nucléaire nous disent que nous devons absolument prolonger de dix ou vingt ans Tihange 3 et Doel 4 pour éviter des pénuries de courant, voire un black-out. C’est faux.

En 2018, plusieurs réacteurs nucléaires ont été arrêtés pendant des mois suite à des pannes. Même quand il n’y a eu qu’un seul réacteur en activité, pendant un mois, il n’y a eu ni black-out ni délestage – l’importation de courant a permis d’éviter des coupures. Depuis 2018, la part des énergies renouvelables a augmenté et elle augmentera plus vite à l’avenir, car toutes les autres sources d’énergie sont en train de se réduire, que les renouvelables sont indispensables pour arrêter la catastrophe climatique et que l’électricité produite par les renouvelables est devenue moins chère que l’électricité produite par les fossiles et le nucléaire. (3)Entre 2010 et 2019, le prix du Mégawatt heure d’électricité est passé de 378$ à 68$ pour le photovoltaïque, de 86$ à 53$ pour l’éolien onshore et de 162$ à 115$ pour l’éolien offshore. Il est resté quasiment inchangé pour le charbon (de 111 à 109$/Mwh) et a augmenté de 96$ à 155$/m-Mwh pour le nucléaire.

La baisse très rapide du prix de l’électricité produite par les renouvelables est appelée à se poursuivre, car il s’agit de technologies nouvelles pour lesquelles la production de masse favorise des gains d’efficience rapide. Les centrales fossiles, par contre, ne peuvent plus guère progresser car elles sont déjà proches de l’efficience énergétique maximum. La hausse de prix de l’électricité nucléaire est due au resserrement des exigences de sécurité, d’une part, à la complexité croissante des investissements dans les centrales (notamment les centrales EPR), d’autre part. Sources: Max Roser, « Why did renewables become do cheap so fast? And what can we do to use this global opportunity for green growth? », 1/12/2020, https://ourworldindata.org/cheap-renewables-growth. Voir aussi les rapports d’IRENA en open access (www.irena.org)

Les mêmes nous disent que le nucléaire doit être prolongé parce qu’il n’émet pas de CO2. Ce n’est pas exact.

On ne doit pas confondre les centrales et la filière nucléaires. Les centrales n’émettent presque pas de CO2, c’est vrai, mais la filière en émet : extraction du minerai, raffinage, transport, construction des centrales, gestion des déchets, démantèlement. Toutes ces opérations émettent du CO2 mais aussi d’autres substances, qui posent des risques pour la santé et ont des impacts combinés possiblement magnifiés. L’extraction émet de plus en plus de CO2 parce que les meilleurs gisements tendent à s’épuiser, de sorte qu’extraire une même quantité de minerai demande de plus en plus d’énergie. Si on compare les émissions des différentes sources d’énergie au niveau des filières (Life cycle assessment), le nucléaire émet beaucoup moins de CO2 que le charbon, le pétrole et le gaz. Il en émettrait moins que le solaire photovoltaïque (ce n’est pas sûr et les données évoluent très vite), mais plus que les éoliennes. (4)La comparaison des estimations des quantités de CO2 émises pour produire un Kwh d’électricité au niveau du nucléaire, de l’éolien onshore et offsore et du solaire photovoltaïque est délicate car de très nombreux facteurs doivent être pris en compte, de sorte que les estimations sont fort variables. Selon le rapport 2014 du GIEC, en valeurs médianes, l’éolien onshore émet 11g CO2eq/kwh (7 à 56), le nucléaire 12g (3,7 à 110), l’éolien offshore 12g (8 à 35), le solaire PV 41g (26 à 60) sur toits et 48G (18 à 180) en installations industrielles (IPCC 2014, Contribution of the WG3 to the 5th assessment report). La fourchette d’estimations est particulièrement grande dans le cas du nucléaire. Selon certains chercheurs, elle serait même de 1,36 à 288,25 gCO2eq/Kwh, avec une valeur médiane à 66,08 g (Benjamin K. Sovacool, « Valuing the greenhouse gas emissions from nuclear power: a critical survey », Energy Policy 36 (2008) 2940– 2953). Cette émission médiane serait alors très supérieure à celles de l’éolien offshore (9g), onshore (10g) et du solaire PV (38g)… Une autre étude conclut au contraire que les émissions de la filière du nucléaire seraient inférieures à celles du solaire PV et même de l’éolien: 3-35 gCO2eq/kwh pour le nucléaire, 3-40 pour l’éolien, 13-190 g pour le solaire PV (Turconi, Roberto; Boldrin, Alessio; Astrup, Thomas Fruergaard, « Life cycle assessment of Energy generation technologies: an overview »,Renewable and Sustainable Energy Reviews,10.1016/j.rser.2013.08.013). Mais cette étude et le rapport du GIEC sur les renouvelables datent de plusieurs années déjà. Or les technologies renouvelables évoluent à une vitesse foudroyante. En particulier, la quantité de matières et d’énergie nécessaire à la fabrication des panneaux PV diminue rapidement.

Ensuite, on ne peut pas se prononcer pour ou contre le nucléaire sur la seule base de la quantité de CO2 qu’il émet (5)Aviel Verbruggen & Yuliya Yurchenko, «Positioning Nuclear Power in the Low-Carbon Electricity Transition », Sustainability, 23/1/2017.. Ce serait un peu comme se prononcer pour ou contre le budget militaire sur la seule base du fait que l’armée assure des missions d’aide aux civils en cas de catastrophe… Nous devons pour ainsi dire faire la paix avec la planète, et nous devons pour cela, notamment, passer d’urgence aux énergies renouvelables (6)Selon le rapport spécial du GIEC sur les sources renouvelables (2011), le potentiel technique des renouvelables (qui n’a fait qu’augmenter depuis la rédaction du rapport) est plus que suffisant pour satisfaire les besoins de l’humanité (https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/2018/03/Summary-for-Policymakers-1.pdf) . Le nucléaire n’en est pas une, entre autres parce que les réserves de minerai sont limitées et qu’aucune solution n’est en vue pour résoudre le problème des déchets. De plus, les liens du nucléaire civil avec le nucléaire militaire sont opaques. Enfin, la technologie est inaccessible à la plupart des pays dits « en développement », de sorte qu’elle suppose le maintien de relations inégales avec le Sud global (notamment avec certains pays producteurs d’uranium comme le Niger) (7)La Commission pour la recherche et l’information indépendante sur la radioactivité (Criirad), a conduit une mission au Niger en 2003. La Criirad continue depuis la surveillance. Selon Bruno Chareyron, son directeur, « On a constaté une exposition permanente de la population à la radioactivité par les poussières radioactives, par le gaz radon, par des textiles contaminés qui sont en vente sur les marchés. Il y a des matériaux radioactifs dans les rues. Certaines maisons ont même été construites avec des matériaux radioactifs ». Source: France TV Info, 19/09/2017.

On nous dit que le nucléaire est sans risque, ou que le risque est extrêmement faible. Si c’était vrai, pourquoi les compagnies d’assurance refuseraient-elles d’assurer le risque nucléaire ?

Il ne faut pas confondre risque et probabilité. Le risque, c’est la probabilité multipliée par l’impact possible. La probabilité d’accident est très faible, mais l’impact peut être énorme. Le risque est donc grand et très réel. En réalité, il est impossible de l’assurer. La zone évacuée à Tchernobyl est de 2600 km2. À Fukushima, elle a été de 1100 km2, et ramenée aujourd’hui à 370 km2. Chez nous, des superficies de cet ordre impliqueraient d’évacuer définitivement Liège, Maastricht, Anvers, Bréda…Outre ce risque d’accident au niveau des centrales, il faut rappeler la possibilité d’accidents pendant le transport des déchets radioactifs.

Le problème de la décontamination des déchets reste sans solution. Comme on le sait, certains de ces déchets resteront dangereux des milliers, voire des dizaines de milliers d’années (8)Le Plutonium 239 a une demi-vie de 24.100 ans, ce qui signifie qu’il lui faut 24.100 ans pour perdre la moitié de sa radioactivité.. Leur stockage géologique est présenté par l’ONDRAF comme la solution de “sûreté passive”. Il s’agit en réalité d’un abandon pur et simple de matériaux dangereux dans des profondeurs et conditions qui rendront tout accès et décontamination extrêmement difficiles, voire impossibles. L’entreposage en sub-surface (à quelques dizaines de mètres de profondeur), par contre, laisserait aux générations futures la possibilité d’accéder aux déchets pour mieux les gérer grâce à d’éventuels progrès scientifiques futurs. Ce choix coûtera certes plus cher, et comporte ses propres incertitudes, mais il offre l’avantage de garder l’héritage empoisonné sous les yeux, de perpétuer le débat qui l’entoure, donc de contribuer à ce que le lobby du nucléaire paie la facture (s’il existe encore)… (9)Dans ses présentations au public, l’ONDRAF, l’organisme chargé officiellement de “la gestion sûre des déchets radioactifs en Belgique, pour vous et les générations à venir”, promeut le stockage géologique plus qu’il n’informe à son sujet. L’office omet en effet de mentionner le fait que les projets de stockage géologique profond mis en œuvre jusqu’à présent sont des échecs: suite à un incendie et à un dégagement radioactif dans les cavernes de sel où les déchets étaient entreposés à 640m de profondeur (Waste Isolation Pilot Plant), les Etats-Unis ont opté pour l’entreposage à sec et en surface des déchets durant au moins 100 ans; les autorités allemandes, de même, tentent de retirer les 126 000 barils de déchets entreposés dans l’ancienne mine de sel d’Asse, dont les parois s’effondrent et l’eau est contaminée. L’ONDRAF évite de mentionner que son option est critiquée par des chercheurs qui, à l’instar du Professeur Thuillier, soulignent les risques intrinsèques à l’enfouissement, en particulier dans le type de couche argileuse pressentie en Belgique pour ce projet. Le stockage en sub-surface est rejeté sous prétexte que « chaque nouvelle génération » devrait dès lors « s’occuper activement du problème des déchets et utiliser des ressources et connaissances pour garantir la sûreté, ce qui n’est pas conforme au principe de base du cadre légal relatif aux mesures de sûreté passive », selon l’ONDRAF. La réversibilité du stockage, tout comme la sûreté passive, ne sont pourtant que des postures illusoires, car le danger est immédiat : le cas des déchets chimiques sur le site de Stocamine en Alsace, qui défraie l’actualité depuis des mois, montre que c’est au cours même de l’exploitation que les garanties sur le papier peuvent voler en éclats à l’occasion d’accidents « imprévisibles » (n’est-ce pas la définition d’un accident?).

Les risques à tous les niveaux sont accrus par la tendance à la précarisation de l’emploi. Sur 7000 emplois dans le nucléaire, 5000 sont “indirects ou en sous-traitance” (selon le « Forum Nucléaire » lui-même). Les sous-traitant.e.s subissent jusqu’à six fois plus d’irradiation car ils travaillent durant les arrêts de tranches. Ces “nomades du nucléaire” cumulent de multiples déplacements, des conditions de travail et de logement pénibles, une moindre rémunération, et la pression de leur employeur pour ne pas divulguer l’irradiation subie. Enfin, leur formation serait moins poussée que celle des employés statutaires. Par le recours à la sous-traitance, les exploitants des centrales nucléaires augmentent les dangers pour les travailleurs et les risques d’accidents dont les conséquences pourraient s’étendre bien au-delà des périmètres de sécurité des centrales. (10)En 2004, la firme privée active dans les inspections AIB-Vinçotte Nucléaire (AVN) avait fait savoir par une lettre à l’exploitant des centrales nucléaires belges (Electrabel) et à l’Agence fédérale de contrôle nucléaire (AFCN) que « si les installations de nos centrales nucléaires sont techniquement en ordre, l’organisation de la sécurité laisse à désirer. Le directeur d’AVN avait, dans une interview du 15 novembre 2004, évoqué des faiblesses structurelles dans l’organisation de la sécurité ». Ce document mentionnait, entre autres, le fait qu’à Tihange 2, douze travailleurs avaient été exposés à un rayonnement radioactif le 12 octobre 2003.

Suite à un audit interne effectué de juin à octobre 2004 et au plan d’action mis en place, comprenant le recrutement de six ingénieurs pour Tihange et deux pour Doel, le 6 décembre de cette année-là, les syndicats (CNE et CGSP du secteur nucléaire) ont déclaré que ces recrutements se limitaient à compenser des départs et qu’il ne s’agissait pas de personnel supplémentaire. Ils affirmaient en outre que le problème fondamental était dû à la réduction rapide du personnel en raison d’un recours croissant à la sous-traitance. En trois ans, le personnel permanent était passé de 1 035 unités à environ 700 à Doel et de 950 à 750 à Tihange.(https://www.lalibre.be/belgique/les-controleurs-de-l-atome-inquiets-51b87e82e4b0de6db9a8cacd)

Ces faits ont donné lieu à des questions parlementaires en 2005. Les réponses du Vice-premier Ministre et du Ministre de l’Intérieur se sont voulues rassurantes: “Au niveau de la sûreté, le personnel de ces sous-traitants est soumis aux mêmes règles strictes que le personnel d’Electrabel. Ils disposent d’une assurance de qualité lorsque cela s’avère nécessaire et l’exécution correcte des travaux est contrôlée avec rigueur. » (Bulletin n° 3-36 : https://www.senate.be/www/?MIval=/index_senate&MENUID=23130&LANG=fr)

Plus récemment, en janvier 2018, un rapport sur les centrales nucléaires belges a été édité à la Chambre des représentants par MM Eric Thiébaut et Frank Wilrycx au nom de la sous-commission de la sécurité nucléaire, suite à un rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale de la République française sur la « sûreté et la sécurité des installations nucléaires ». On peut y lire que selon l’AFCN (Agence fédérale de Contrôle nucléaire), la situation de la sûreté et sécurité des installations nucléaires en France et en Belgique diffère sur de nombreux points. Concernant la recommandation de « Permettre aux sous-traitants de consulter les médecins du travail de l’entreprise exploitante en mettant en place une plateforme unique de suivi des travailleurs du nucléaire », l’AFCN ne se prononce pas et n’apporte pas de données, rappelant simplement que la supervision de la médecine du travail ne relève pas de ses compétences. L’AFCN explique que « Le recrutement des sous-traitants est régulièrement contrôlé, et ceci dans un seul objectif: la sûreté nucléaire, la sécurité nucléaire et la radioprotection. » 

Les conclusions de certains chercheurs sont moins rassurantes. Dans son mémoire intitulé « Faut-il abolir la sous-traitance dans le secteur du nucléaire ? Le cas de la France et de la Belgique », réalisé en 2018 à la Louvain School of Management, Université catholique de Louvain, Serge Cornet écrit que « l’explosion de l’utilisation des sous-traitants au sein des entreprises nucléaires » est apparue en Belgique dans les années 90 (Pirotton, 2012) ; il distingue deux raisons pour lesquelles les entreprises utilisent la sous-traitance (Thébaud-Mony 2012 ; Pirotton, 2012) : « La première raison est liée au profit qu’effectue l’entreprise en engageant ces employés externes. (…) le principal avantage est le gain de profit pour les entreprises, car la main-d’œuvre est moins chère. Deuxièmement, car ils ne peuvent plus être responsables des accidents qui arrivent aux personnes effectuant la maintenance dans les centrales nucléaires qui engendrent des coûts astronomiques au niveau légal et médical. »

Ce mémoire est accessible en ligne : https://dial.uclouvain.be/memoire/ucl/fr/object/thesis%3A15489

En voici quelques extraits :

« Au début, les sous-traitants effectuaient uniquement des travaux non dangereux et à « basse valeur ajoutée » (Pirroton, 2012, p.1). Ensuite, ils sont devenus de plus en plus nombreux et ont commencé à effectuer les travaux auparavant réalisés par les employés statutaires de l’entreprise. C’est à cette époque qu’on a pu remarquer le changement de rôle des travailleurs statutaires au sein des centrales nucléaires et l’augmentation des sous-traitants (Ghis-Malfilatre, 2017). Au fur et à mesure, les sous-traitants vont occuper d’autres postes comme ceux de mécaniciens, de monteurs, d’automaticiens ou d’ingénieurs. Malgré cela, l’accroissement du nombre de sous-traitants est surtout marqué en période de maintenance, c’est-à-dire durant les arrêts de tranche. »

« On peut considérer que c’est, pendant ces arrêts de tranche, que les sous-traitants sont les plus actifs puisque la France, durant cette période, emploie 80% (Reuters, 2009) de sous-traitants contre seulement 20% de statutaires. Quant à la Belgique, elle engage un peu plus de 60% de sous-traitants. Les emplois durant les arrêts de tranche sont considérés comme les plus dangereux en termes d’irradiation. 

Pour illustrer cette dangerosité, on peut citer l’exemple des « jumpers » qui ont comme directive de devoir boucher les failles, c’est-à-dire de rentrer dans les réacteurs et de sortir le plus vite possible pour qu’ils ne subissent pas trop d’irradiation (Tumblr, 2011). Aujourd’hui, ces sous-traitants constituent toujours la majorité des travailleurs durant la maintenance des centrales, mais cela pose de nombreux problèmes. En effet, de nombreuses personnes se plaignent de cette sous-traitance comme Pascal Pavageau qui déclare que « La sous-traitance dans le nucléaire c’est simplement une aberration, une connerie monumentale […] un risque gigantesque, c’est faire prendre des risques bien évidemment aux salariés concernés » (cité dans BFM, 2018). D’autres personnes comme Annie Thébaud Mony (2012) ou M. Pirotton (2012) essayent de mettre en lumière ces failles dans différents écrits afin que cette pratique change.

En Belgique, « les lois sont assez similaires qu’en France. La loi qui nous intéresse le plus en Belgique est la loi du 4 août 1996 correspondant au bien-être des sous-traitants (SPF, emploi, travail et concertation sociale, s.d.). Tout comme en France, comme nous l’avons dit, cette loi reprend des éléments tels que l’obligation pour l’employeur de fournir les informations nécessaires à la prévention des risques et les mesures de protection à adopter par ces sous-traitants. Ce point est un peu plus développé en France puisqu’il oblige l’employeur à fournir des informations sur chaque poste quand l’information est pertinente (coordination des activités) (SPF, emploi, travail et concertation sociale, s.d.). L’employeur doit agir en cas de manquement de l’entreprise utilisatrice ou des sous-traitants à sa charge et fournir à ses sous-traitants les informations nécessaires afin de réaliser un travail convenable (SPF, emploi, travail et concertation sociale, s.d.). Dernièrement, « L’employeur de l’établissement doit s’assurer que les travailleurs des entrepreneurs et des sous-traitants ont reçu la formation et les instructions adéquates » (SPF, emploi, travail et concertation sociale, s.d., para.5). Il existe de nombreuses autres lois en Belgique comme l’Arrêté royal du 30 novembre 2011. Dans celle-ci, il y a seulement les qualifications des sous-traitants qui nous interpellent puisqu’il est marqué dans cet arrêté que ces travailleurs doivent être qualifiés pour travailler dans les entreprises nucléaires (ejustice, s.d.). De plus, l’AFCN, tout comme l’ASN, oblige les travailleurs du nucléaire à se rendre à une visite médicale ainsi qu’un suivi par un médecin agréé par cette entité (AFCN, s.d.). Finalement, la dernière loi a préciser qui est similaire pour la France et la Belgique est la quantité d’irradiation autorisée par l’État sur une année. L’IRSN définit ce taux à 20 millisieverts par année pour un adulte et à 6 millisieverts pour un jeune travailleur (entre 16 et 18 ans) ».

La menace, enfin, est aussi politique : le nucléaire implique des secrets, couverts par une gestion centralisée, sécuritaire, et technocratique de la société. Il s’accorde mal avec le droit de grève et les autres droits démocratiques. Les renouvelables, au contraire, offrent l’énorme opportunité d’une production décentralisée, qui ouvre à son tour la possibilité d’une réappropriation publique, démocratique et participative de l’énergie… À condition que la volonté politique existe. À condition aussi qu’un travail d’éducation populaire et de construction d’un mouvement citoyen permette aux populations de se saisir des enjeux.

L’énergie nucléaire est une énergie de mort. Des réglementations à divers niveaux ont mené à protéger jusqu’à un certain point ce qui relève du bien commun mais l’étendue de ces progrès, le temps nécessaire pour les obtenir, et/ou la prise en compte du principe de précaution restent tributaires d’intérêts économiques, de lobbies industriels et autres rapports de forces. Les choix et les hiérarchisations opérées avec ou sans débat de ce que serait un risque « acceptable » (et pour qui) posent question. 

On nous dit qu’un système 100% renouvelables fera inévitablement exploser les prix de l’énergie, de l’électricité notamment. C’est faux.

Répétons-le: les renouvelables sont désormais moins chères que les fossiles. Par contre, le prix des nouvelles centrales nucléaires explose. C’est le cas de l’EPR de Flamanville: il a déjà coûté 10,5 milliards d’Euros (deux fois et demi plus que prévu) et sa construction a sept années de retard (la Finlande fait la même expérience). L’Agence Internationale de l’Energie (AIE) dit que le solaire est « la source d’énergie la moins chère de l’histoire ». Selon son rapport 2020, au cours des dix prochaines années, 80% des investissements globaux dans la production électrique se feront dans les renouvelables. L’AIE précise que ce sera le cas même si les États ne se rangeaient pas à l’obligation de renforcer leurs politiques climatiques (11)Source: AIE, Energy Outlook 2020.. Le problème n’est pas que les renouvelables sont plus chères mais que les gouvernements n’ont pas mené de politique cohérente pour les développer. C’est particulièrement le cas en Belgique. Bien qu’ENGIE ait compris vers 2012 que l’avenir énergétique serait exclusivement renouvelable (au point que la multinationale, aujourd’hui, n’investit plus que dans les énergies vertes!), les gouvernements de notre pays n’ont cessé de s’incliner devant la volonté d’Electrabel de prolonger sa poule aux œufs d’or nucléaire. Du coup, notre pays est à la traîne. Alors que la part des renouvelables frôle 20% en Europe, elle n’est que de 11,7% en Belgique. L’objectif à atteindre était pourtant un des plus bas de l’UE : 13%.

On nous dit que la fermeture des centrales nucléaires mettra 8.000 personnes au chômage. Fallait-il continuer à exploiter l’amiante pour sauver l’emploi ? Faut-il maintenir les productions nocives au vivant sous prétexte que des gens y travaillent ? Non.

Il faut leur offrir une alternative et une formation permettant leur reconversion collective dans une activité utile à la société, sans perte de revenu. Les soins à apporter aux personnes et aux écosystèmes offrent quantités de possibilités pour des emplois de qualité et le développement du secteur public, parapublic et associatif. Par ailleurs, il faudra bien démanteler les centrales. C’est un travail dangereux, mais on ne peut malheureusement pas s’en passer; il nécessitera un personnel qualifié nombreux et durera des années. La même chose vaut pour la surveillance des déchets, en particulier dans le cas de leur entreposage temporaire et renouvelable, en subprofondeur. 

Théoriquement, le coût du démantèlement est à charge d’Engie Electrabel. L’entreprise verse pour cela une « provision nucléaire » mais celle-ci a été sous-estimée délibérément. Le comble: les provisions sont versées à Synatom, une filiale d’Engie qui les a prêtées à 75% à Engie-Electrabel. En dernière instance, les actifs d’Engie sont censés servir de garantie, mais la multinationale cherche à les réduire, notamment par des ventes de filiales. Si l’entreprise dépose le bilan, ses actionnaires seront saufs, mais la collectivité devra essuyer les plâtres (12)La Commission des Provisions Nucléaires (CPN) tire la sonnette d’alarme à ce sujet depuis plusieurs années. Son rapport annuel 2019 est très explicite et parle du  » besoin urgent de revoir la loi du 11 avril 2003… Il s’agit en effet d’éviter que les défauts et lacunes du texte de loi actuel ne continuent à impliquer un risque considérable susceptible d’avoir pour effet que la population belge ne doive supporter à l’avenir les énormes frais de démantèlement des centrales nucléaires et/ou de la gestion des matières fissiles irradiées « . (Source: RTBF-Info, 10/12/2020). Les déclarations alarmistes sur les « 8000 chômeurs/euses » détournent l’attention de cet énorme scandale, qui souligne la nécessité que l’énergie soit un bien public. 

On nous dit que le nucléaire et les renouvelables se complètent très bien. C’est faux.

Le nucléaire et les renouvelables sont incompatibles. La production nucléaire est quasi-constante, tandis que celle du solaire et de l’éolien dépend des conditions météorologiques et astronomiques. Pour que deux dispositifs techniques soumis à des contraintes aussi opposées fonctionnent ensemble, il faut que l’électricité produite par l’un ait la priorité sur l’électricité produite par l’autre. Comme le nucléaire fonctionne à production constante, il est prioritaire sur les renouvelables, qui servent de complément. Dans ce mix nucléaire-renouvelables, on a alors besoin, pour répondre aux fluctuations de la demande, de centrales thermiques qu’on peut allumer ou éteindre à volonté. Or les centrales au charbon, au fuel ou au gaz émettent du CO2 et sont donc incompatibles avec l’objectif de l’accord de Paris sur le climat (« rester bien au-dessous de 2°C de réchauffement par rapport à l’ère pré-industrielle tout en continuant les efforts pour ne pas dépasser 1,5°C »). Conclusion: le nucléaire bloque le développement des renouvelables et incite à maintenir des centrales thermiques qui détraquent le climat. (13)Aviel VERBRUGGEN, « Renewable and nuclear power: A common future? », Energy Policy 36 (2008) 4036–4047

On nous dit que l’intermittence des renouvelables implique inévitablement des coupures dans l’approvisionnement en électricité. Non, ces coupures ne sont pas inévitables.

Primo, il y a plusieurs sources renouvelables (vent, soleil, biomasse) qui ne produisent pas nécessairement en même temps. Secundo, certaines sources renouvelables peuvent produire en continu (géothermie, biomasse, courants marins). Tertio, une même source produit à des moments différents dans des régions différentes. Quarto, on peut stocker l’énergie renouvelable (par exemple: utiliser l’électricité pour produire de l’hydrogène qui sert ensuite à produire de l’électricité sans émission de CO2). Il y a des problèmes techniques, mais ils sont surmontables. A deux conditions : soustraire l’énergie à l’emprise du marché, et bien orienter la recherche. Or, en Belgique, les budgets publics de la recherche en énergie sont consacrés très majoritairement au nucléaire (14)La Belgique n’a pratiquement plus de programme pour la recherche énergétique en général. Par contre, la collectivité finance le Centre de recherche nucléaire de Mol (SCK-CEN) et son projet MYRRHA. La première phase de MYRRHA devrait engloutir 1,6 milliard d’Euros et cette somme sera probablement insuffisante. En considérant en plus la contribution belge au projet de fusion nucléaire ITER, la conclusion est claire: la recherche nucléaire absorbe la part du lion des budgets belges pour la recherche énergétique.. Il n’y aura des coupures que si cette incohérence continue.

On nous dit que, même si on évite des coupures, la variabilité des renouvelables limitera parfois la consommation d’électricité. Le problème doit être posé autrement.

Qu’est-ce qui vaut mieux: continuer à détruire la planète en faisant tourner la machine de plus en plus vite, à coups de fossiles et de nucléaire, comme s’il n’y avait pas de limites à l’accumulation? Ou accepter les limites naturelles et en gérer les implications collectivement, dans la transparence ? Un système 100% renouvelables ne menace nullement la satisfaction de nos besoins fondamentaux. Par contre, il implique de restreindre le superflu en fonction de ce que la nature nous donne. Organisons-nous pour le faire démocratiquement, dans la justice sociale, c’est-à-dire en garantissant à tous et toutes le nécessaire, un revenu digne, un emploi de qualité. N’est-ce pas ce que commande le bon sens? La réponse, selon nous, ne fait pas de doute. Cette conviction sous-tend notre engagement à travers ce Manifeste.

Concrètement, dans le cas belge, on nous dit que le remplacement de Doel 4 et Tihange 3 par des centrales à gaz multipliera les émissions de CO2 par quarante, de sorte que la Belgique émettra 100 millions de tonnes de CO2 supplémentaires en 20 ans. C’est faux et juste à la fois. 

D’une part, il est vrai que les émissions de la filière gaz sont très supérieures aux émissions de la filière nucléaire (quarante fois ? peut-être plus, peut-être moins : l’incertitude vient du fait que les estimations d’émissions de la filière nucléaire varient dans la proportion de un à deux cent, comme on l’a vu plus haut). Mais il ne faut pas confondre les émissions dues à la production électrique et les émissions dues à la consommation énergétique globale. L’électricité couvre 17% de nos besoins énergétiques ; 48% de cette électricité est produite par sept réacteurs nucléaires ; cinq de ces réacteurs fermeront en 2025. Remplacer Doel 4 et Tihange 3 par des centrales au gaz augmenterait les émissions de la Belgique de 5% maximum (15)

En 2019, l’énergie nucléaire a produit 43GWh en Belgique. Si on remplace toute cette énergie par des centrales à gaz et en considérant alors 500TCO2/GWh, on obtient 6MT de CO2. Sachant que les émissions de la Belgique en 2019 se sont élevées à 124 MTCO2. Les nouvelles émissions représenteraient AU PLUS 5%. Au plus car 1) le différentiel gaz-nucléaire en termes de CO2 est probablement moins de 500g/kCO2 ; 2) les centrales à gaz ne fonctionneront pas autant que les centrales nucléaires (elles suppléeront aux renouvelables, de plus en plus nombreuses). Source: https://statbelpr.belgium.be/en/themes/energy/electricity-production, https://www.statista.com/statistics/449509/co2-emissions-belgium/
. D’autre part, la protection sur 20 ans est erronée car l’importance de ces centrales au gaz dans la production de courant diminuera au fur et à mesure de la montée en puissance des renouvelables et de la réduction de la consommation.

Toujours dans le cas belge, on nous dit que remplacer les réacteurs par des centrales au gaz fera automatiquement grimper les prix de l’électricité. Ce n’est pas si simple.

D’une part, le courant produit dans les centrales au gaz est plus cher que celui des réacteurs nucléaires…dont l’investissement est amorti depuis plusieurs années. D’autre part, le vent et le soleil sont gratuits, de sorte que les renouvelables peuvent réduire le coût de production (une réduction accélérée par l’évolution technologique rapide, comme on l’a vu plus haut)… D’autre part, le prix augmentera si on recourt trop au stockage, ou à des investissements gigantesques dans des infrastructures de transport (comme la boucle du Hainaut), ou que les technologies « intelligentes » se substituent à l’intelligence des consommateurs. Autrement dit, l’évolution du prix dépendra plus du mode social d’utilisation des renouvelables que des renouvelables eux-mêmes: dans un système sobre, basé sur l’auto-limitation consciente et le droit à l’énergie, le prix baissera ; dans un système productiviste et consumériste aveugle, basé sur le profit, il augmentera. 

Ceci dit, il faut souligner que le coût de production ne représente qu’un tiers du prix payé par le consommateur. Les deux autres tiers viennent des coûts de transport, de distribution et des taxes. Quel que soit le scénario, les pouvoirs publics peuvent décider de les baisser. Le gouvernement peut décider de diminuer le taux de la TVA sur l’électricité, et même de la supprimer. Les gouvernements régionaux peuvent supprimer leurs propres taxes et abolir les nombreux prélèvements qui permettent aux communes de taxer les citoyens sans que cela apparaisse dans leurs centimes additionnels… Mais ne soyons pas naïfs: nos gouvernements nous promettent une politique sociale, mais maintiennent le cap sur une logique de marché qui limitera grandement leur disponibilité à prendre ces décisions courageuses. 

Dans son programme, le gouvernement fédéral s’engage pourtant à « compenser » le « mécanisme rémunération de capacité » versé aux électriciens, afin que la facture des consommateurs n’augmente pas. C’est exact. Mais comment le compensera-t-il ? Qui va payer ? 

La compensation par l’État implique des ressources financières supplémentaires pour les politiques publiques. La question se déplace donc: quelle justice fiscale ? Cela fait des décennies que « l’économie » et « l’emploi » servent de prétexte à des politiques fiscales de moins en moins redistributives. Il faudrait une vaste contre-réforme antilibérale pour réparer les dégâts et créer des marges de manœuvre pour des politiques publiques, sociales et écologiques, dignes de ce nom. Ce tournant radical n’est visiblement pas à l’ordre du jour du gouvernement…

On nous dit que la politique du gouvernement est la seule réaliste dans le rapport de forces actuel, et qu’elle est à la fois écologique, prudente et sociale. Au lieu d’obliger les électriciens à payer toute la facture de la gestion des déchets et du démantèlement du nucléaire, le gouvernement leur offre des subsides pour faire du profit avec des centrales au gaz qui émettent du CO2. Collectivisation des pertes, privatisation des bénéfices et dégradation du climat ! 

Nous avons une autre conception du « réalisme ». Nous contestons catégoriquement l’idée que des centrales au gaz, émettrices de gaz à effet de serre, seraient nécessaires pour faire la soudure avec les renouvelables. Mais, à supposer qu’elles soient néanmoins implantées/imposées, le bon sens commanderait que ces centrales soient publiques, pour qu’on puisse les démanteler au plus vite. Sans cela, satisfaits du cadeau que la collectivité leur aura fait pour entretenir des capacités de production polluantes et souvent improductives, les producteurs privés d’électricité voudront maintenir celles-ci le plus longtemps possible, pour le profit (comme Electrabel l’a fait avec ses réacteurs nucléaires).

En réalité, pourquoi le gouvernement veut-il ces centrales au gaz? Parce qu’il s’incline devant le dogme capitaliste de la croissance infinie dans un monde aux ressources finies. Inutile de rappeler que cette perspective est irréalisable, et que ce dogme productiviste/consumériste est la cause fondamentale de la crise écologique et sociale. 

Nous plaidons pour une autre logique : diminuer les besoins en électricité en arrêtant les consommations absurdes ou nocives et en augmentant l’efficience dans l’utilisation du courant, dans un esprit de justice sociale. On nous dit que ce n’est pas possible…

Réfléchissons. La Belgique est le seul pays du monde à éclairer une partie importante de ses autoroutes. La décision avait été prise pour garantir une production continue aux centrales nucléaires. Faut-il continuer dans la même logique productiviste? A quoi servira la 5G qui va doubler la consommation d’électricité associée aux réseaux mobiles d’ici 2030 ? A installer des millions de caméras à reconnaissance faciale pour surveiller nos mouvements et punir nos « mauvais comportements », comme en Chine ? A quoi bon renforcer constamment les capacités et les réseaux afin de diffuser des vidéos dont la haute définition fait la différence sur les écrans de cinéma, mais pas sur nos télévisions, et encore moins sur nos smartphones ? C’est aussi absurde que construire des voitures de luxe qui peuvent rouler à 240km/h quand la vitesse est limitée à 120 maximum… Et d’ailleurs, comment croire que tout le monde pourrait rouler en voiture électrique? 

Toute cette absurdité ne sert qu’à alimenter la soif de profit des multinationales et les goûts de luxe des plus riches, de sorte que l’inégalité sociale ne fait que croître. D’un côté, les plus riches consomment douze fois plus d’électricité que les gens modestes; de l’autre, un ménage sur cinq (21,2%) vivait en 2016 dans la précarité énergétique, et on comptait en 2019 111.000 compteurs à budget (16)

Selon Engie-Electrabel, le minimum et le maximum de consommation électrique étaient en 2016 de 600kWh et de 12.500 kWh, respectivement (https://www.engie.be/fr/blog/conseils-energie/consommation-electricite-moyenne-belge/). La proportion de ménages vivant dans la précarité énergétique en 2016 a été estimée par la Fondation Roi Baudouin. Son rapport distingue trois formes de précarité énergétique: 

– Précarité énergétique mesurée (PEm) :14,5 % des ménages paieraient une facture énergétique trop élevée par rapport à leurs revenus disponibles (déduction faite du coût du logement). Leur « excès » de dépenses énergétiques par rapport à la « normale » tournerait autour de 50€ par mois (la profondeur de la PEm). 

– Précarité énergétique cachée (PEc): 4,3% des ménages dépensent deux fois moins en énergie que les ménages équivalents (même composition, même type de logement). Même si pour certains d’entre eux (environ 0,5 %), l’explication peut venir de la relativement bonne isolation de leur logement, pour les autres (3,8 %), il pourrait s’agir d’une limitation de leur consommation énergétique en-deçà de leurs besoins de base, situations que nous avons associées à la précarité énergétique cachée. L’écart moyen entre les dépenses énergétiques de ces ménages et ce qui serait considéré comme « normal » s’élèverait à environ 77€ par mois (la profondeur de la PEc). 

– Précarité énergétique ressentie (PEr) : 4,9 % des ménages craindraient de ne pouvoir chauffer correctement leur logement. Les ménages les plus impacts sont les personnes isolées âgées et les familles monoparentales. (Fondation Roi Baudouin, 2018, « Baromètre de la précarité énergétique en Belgique 2009-2016 »). En 2019, la Flandre comptait 39.142 compteurs électriques à budget (www.vreg.be) et la Wallonie 182.859 dont 39% (chiffre du RWADE).
. Il est évident que ces phénomènes s’amplifient suite à la pandémie de coronavirus. Une autre politique – sociale et écologique – est possible, nécessaire et urgente. Elle consiste à prendre les mesures structurelles indispensables au développement de comportements sociaux plus sobres ou seulement plus rationnels, que ce soit dans la façon de communiquer, de se mouvoir, de s’éclairer ou, surtout, de se mettre à l’abri du froid. L’impulsion pour cette autre politique ne peut venir que d’une conscientisation et d’une mobilisation forte dans la population. L’ambition de ce Manifeste est d’y contribuer. 

Changeons les rapports de forces, reprenons le chemin de la mobilisation

Le productivisme, le consumérisme, la destruction de la nature, les inégalités et l’autoritarisme croissants forment ensemble une spirale mortifère. Au lieu de rompre avec cette spirale, le gouvernement « Vivaldi » la prolonge. Sa politique est basée sur l’illusion qu’on peut sortir du nucléaire et sauver le climat 1°) sans arrêter le productivisme, le consumérisme, et l’inégalité sociale ; 2°) en laissant l’énergie aux mains du privé, sans faire payer les multinationales qui nous ont exposés à la fois à la peste nucléaire et au choléra fossile, pour leur profit ; et 3°) en continuant à brûler du gaz, donc à émettre du CO2. 

Cette logique de « capitalisme vert » est celle du « Green Deal européen ». D’ailleurs, les prochaines étapes du « réalisme » du gouvernement belge sont déjà tracées par l’Union Européenne. Le gouvernement prétendra éliminer le CO2 en excès en favorisant les plantations massives d’arbres dans les pays du Sud global (cette « compensation carbone » transforme les pays les plus pauvres en poubelles à CO2 pour le Nord) et en capturant le CO2 par des moyens technologiques, afin de le stocker sous terre (« technologies à émissions négatives ») (17)Interrogée sur le lock-in des centrales au gaz et les conséquences en termes de surcroît d’émissions de CO2 pendant de longues années, la ministre Tinne van der Straeten a évoqué comme solution la capture-séquestration géologique du CO2.(Interview à La Libre, 12/12/2020). Kevin Anderson, climatologue et ex-directeur du prestigieux Tyndall Center on Climate Change Research, a dénoncé les solutions de ce genre comme faisant partie de « l’agenda caché » de l’accord de Paris et les a caractérisées de « techno-utopies » (Kevin Anderson 2015, «The hidden agenda: how veiled techno-utopias shore up the Paris agreement », kevinanderson.info/blog/) . Aucune de ces solutions n’est satisfaisante, structurelle et sûre. Au lieu de prendre des mesures antiproductivistes, sociales et solidaires, le gouvernement pénalisera les individus pour leurs « mauvais comportements » non écologiques. Cette intention est déjà présente dans son programme puisqu’il prévoit d’instaurer « un instrument fiscal » (probablement une taxe sur le CO2) pour « décourager le plus possible l’usage des combustibles fossiles ».

Les rapports de forces, ça se construit. En 2018-2019, des millions de gens dans le monde sont descendus dans la rue pour dire « System change, not Climate change ». La pandémie n’a fait que souligner la nécessité et l’urgence d’un changement de système. Face aux tentatives de récupération de la cause climatique par les partisans du nucléaire, face aux impasses du capitalisme vert à la sauce Vivaldi, ce changement ne viendra que si nous nous emparons nous-mêmes de la politique, autrement. 

Nous ne sommes pas aveugles. Nous faisons le constat lucide de la difficulté à changer radicalement et collectivement les trajectoires de la société. En appelant à reprendre la mobilisation contre le nucléaire et son monde fossile, nous entendons contribuer activement à articuler les luttes sociales, écologiques, féministes, décoloniales contre l’adversaire commun. Ensemble, mettons en échec ceux qui veulent maintenir le système qui détruit à la fois l’humain et le reste de la nature. Ensemble, tissons nos liens, attelons-nous à construire de nouveaux rapports de forces au service de l’émancipation.

Signataires

Acteurs et actrices des temps présents (AATP), ADES, Association culturelle Joseph Jacquemotte (ACJJ), ATTAC Wallonie-Bruxelles, Dégaze/Tegengas, Extinction Rebellion Mons / Borinage, Féminisme Yeah, Formation Léon Lesoil (FLL), Gauche anticapitaliste, Habitant.e.s des images, Jeunes organisés & combatifs (JOC), La Nature sans Friture, Les Amis de la Terre Belgique asbl, Local autogéré du Borinage (LAB), Les Macrales, Mouvement Demain, Namur se bouge pour le climat, POUR, Students for Climate Liège, Tournai se bouge pour le climat, Tout Autre Chose Ath-Pays vert et Pays des Collines (collectif citoyen et altermondialiste)…

et Bouli Lanners, Daniel Richard, Paul Hermant, Daniel Tanuro, Isabelle Loodts…

Certains tableaux et graphiques présents dans les notes de bas de page n’ont pas été reproduits ici, vous pouvez les consulter sur le site de Komité Centrales ou télécharger le manifeste dans son intégralité ici.

Photo : Komité Centrales

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