Josep Maria Antentas analyse ici l’initiative récemment prise par Mariano Rajoy, le Premier ministre espagnol. Celui-ci a décidé de mobiliser l’article 155 de la Constitution afin de surmonter la crise de régime ouverte par le mouvement indépendantiste catalan. Il revient par ailleurs sur les positions prises par ces deux autres acteurs politiques de poids que sont le PSOE et Podemos et en tire quelques pistes stratégiques pour la gauche et le mouvement social.
On pourra relire ici les articles que Contretemps a publié sur la crise ouverte dans l’Etat espagnol et le processus d’auto-détermination ouvert par le référendum du 1er octobre en Catalogne. Josep Maria Antentas est membre du comité de rédaction de la revue Viento Sur, auteur de nombreux articles traduits et publiés par Contretemps, et professeur de sociologie à l’Universitat Autònoma de Barcelona (UAB). On pourra notamment relire son article : « 1er Octobre : le jour qui ébranla la Catalogne et l’État espagnol« 

1- Un coup d’État impulsé par l’État lui-même

Telle est la manière la plus simple de définir l’arsenal de mesures que le gouvernement de Mariano Rajoy – avec l’appui du PSOE et de Ciudadanos – a rendues publiques vendredi dernier et qu’il soumettra à l’approbation du Sénat le 27 octobre prochain. Plus que l’application de l’incertain article 155, ce qu’a annoncé Rajoy, c’est la suspension de facto du gouvernement autonome catalan dans sa totalité en utilisant l’article 155 comme argument légal.

L’absence de précédents dans sa mise en œuvre, alors que l’on vit dans un climat d’exception institutionnelle, permet ainsi au gouvernement espagnol de prendre des décisions non seulement autoritaires et antidémocratiques mais constitutionnellement douteuses. Le pouvoir viole ses propres normes en recourant à la force et en créant une situation d’exception. Il actionne les valves de sécurité dont il dispose pour se protéger dans les moments difficiles et changer les règles du jeu en arguant de la légitimité des anciennes règles et en prétendant les défendre. Dans un climat d’exception sont mises en œuvre des mesures qui en elles-mêmes supposent la subversion de l’ordre existant, mais en s’en réclamant et en s’en légitimant. Il s’agit de manœuvrer pour contrer la dynamique politique et sociale catalane et rétablir une nouvelle normalité aux contours plus favorables.

Attaque frontale de la démocratie, au nom de la démocratie et dans l’intention de déboucher sur une nouvelle normalité démocratique ou tout se déroule dans un cadre acceptable, une fois les choses remises en ordre à la faveur d’un régime d’exception. Tout cela, loin d’être une anomalie étrange, est une illustration claire de la nature de la Loi et de l’État capitaliste en général (et du régime politique espagnol de 1978 en particulier) qui raye d’un trait de plume les visions fétichistes et simplistes de la loi, de la légalité et des instituions auxquelles qui ont suscité une telle adhésion en ces temps de normalité routinière.

Incontestablement, ces dernières semaines ont été l’occasion d’un cours accéléré et pratique sur la théorie de l’État, qui force à une maturation stratégique accélérée un mouvement dont le sens commun écartait toute vision d’affrontement avec l’État et préconisait une déconnexion en douceur.[1]

2- La brève aventure du nouveau PSOE

L’envol du nouveau Pedro Sánchez a été bref. Très bref. Tant par sa durée que par sa portée. Sa victoire lors des primaires au sein du PSOE en mai dernier, face à tout l’appareil du parti et au pouvoir des médias et de la finance a été incontestablement un événement sans précédent. Si cette victoire a clairement exprimé une importante dynamique de fond bien réelle, une rébellion de la base qui témoignait d’une crise sans précédent du parti, Sánchez a toujours été un imposteur qui s’est réincarné en paladin des intérêts de la base du parti et en croisé des valeurs de gauche pour tirer parti de façon opportuniste du malaise interne de l’organisation et s’emparer du poste de secrétaire général.

La nouvelle équipe de Sánchez n’a jamais eu de projet conséquent de rupture avec le social-libéralisme, même s’il bénéficiait d’une autonomie relative vis-à-vis du pouvoir économique et médiatique et vis-à-vis de l’appareil d’État. Cela lui permettait de projeter une alliance future avec Podemos, confiant que l’inflexion à gauche de son discours réduirait l’espace de la formation de Pablo Iglesias.[2] Face à la crise catalane, pourtant, Sánchez s’est plié à la « raison d’État ».

A cette raison d’État à courte vue et à portée immédiate qu’incarne l’élite politico-financière espagnole en général et sa fraction la plus droitière en particulier, incapable de concevoir un projet d’État viable. Une « raison d’État » incapable d’affronter la crise catalane autrement que de façon autoritaire et de l’utiliser comme facteur de cohésion politique occasionnel pour consolider les piliers fissurés du régime politique, sans se confronter à aucune des causes qui l’ont affaibli ni esquisser ne serait-ce qu’une auto-réforme lampédusienne par en haut. Le PSOE s’est enchaîné à un bloc réactionnaire en tant qu’allié subalterne, sans pouvoir en rien le contrôler. Sánchez s’est probablement libéré de la pression médiatique et financière qu’il aurait subie à la moindre tergiversation, mais ce répit à court terme peut se changer en un problème à plus long terme. Se comporter en homme d’État alors qu’on ne maîtrise ni le processus, ni son tempo, ni rien de rien, ne rapporte pas en général de grands bénéfices, et vouloir rivaliser avec la droite en matière de politique autoritaire, pas davantage.

3- La solitude démocratique de Podemos

Alors que le bloc PP-PSOE-Ciudadanos, l’ensemble des pouvoirs d’Etat avec le Roi à leur tête, le pouvoir financier et les principaux conglomérats des médias serrent les rangs à l’extrême, Unidos Podemos, navigant à contre-courant, incarne en solitaire une position démocratique.

Même si elle souffre de limitations et n’est pas exempte d’erreurs (en particulier la tiédeur affichée avant le 1er Octobre), la politique de Podemos représente quoi qu’il en soit une exception démocratique aussi digne que remarquable. La dynamique interne de ce parti met en évidence un fait qui mérite d’être relevé : ses structures intermédiaires, régionales et locales (à l’exception de sa direction catalane) semblent avoir moins bien résisté à la pression régnante et s’être davantage adaptées à l’espagnolisme dominant, que le noyau central de direction, avec Pablo Iglesias à sa tête.

Il s’agit là de l’énième démonstration de l’échec du modèle organisationnel et politique de cette formation. Échec organisationnel parce que le verticalisme, le centralisme et l’autoritarisme ont démotivé dès le départ un grand nombre des meilleurs cadres, fait taire des voix critiques et promu dans les instances locales et régionales des opportunistes sans principes ni qualités autres que leur loyauté à la direction centrale. Échec du modèle politique parce que le tacticisme électoraliste et la centralité de la communication politique ont relégué les principes programmatiques et négligé la formation des cadres, à l’exception des questions techniques et de communication.

Les militants et les cadres intermédiaires n’ont pas bénéficié d’une formation politique sur la question nationale et sur son rapport à la crise du régime, si ce n’est quelques proclamations génériques en faveur d’un État plurinational, très abstraites et sans aucune insertion dans la tradition historique et théorique. Alors que la tension montait et que se précipitait la crise catalane de nombreux dirigeants intermédiaires et militants de base du parti se sont trouvés désarmés politiquement confrontés à des difficultés à suivre la ligne ou la défendre activement en public. La politique électorale-communicationnelle, pourtant défendue courageusement par la direction, bute par sa superficialité sur les complexités de la politique réelle.

4- Implications

Il est impossible de faire un pronostic sérieux quant au dénouement de l’Octobre catalan, mais ce que l’on peut affirmer c’est que, quoi qu’il advienne, son impact portera bien au-delà de la Catalogne. Indiscutablement, l’attaque contre les institutions catalanes annoncée par Rajoy constitue une escalade répressive sans précédent. Si l’État espagnol en sort victorieux cela aura, à n’en pas douter, des implications quant au modèle politique de l’ensemble de l’État espagnol et, de façon plus indirecte, des autres pays européens. Sa victoire élargirait alors le champs du possible pour le pouvoir, de ce qui est officiellement tolérable dans le contexte européen, de ce qui est réalisable dans des circonstances extrêmes.

Cela ouvrirait le chemin à un nouveau tour d’écrou autoritaire à l’avenir et faciliterait davantage encore l’implosion des mécanismes démocratiques institutionnels qui voleraient en éclats à l’échelle continentale, en particulier à la périphérie méditerranéenne sous l’impact de la crise. Si l’Octobre catalan se résout par la voie autoritaire et la répression, d’autres crises politiques, quelle qu’en soit la nature, seront traitées de la même façon.

5- Dans la dimension inconnue

Au niveau catalan, les défis du moment sont clairs.

D’abord, avoir son propre agenda qui devrait se projeter au-delà de la défense des institutions catalanes et se concrétiser autour des objectifs d’une République Catalane et d’un processus constituant catalan.

Ensuite, consolider l’unité du bloc qui a rendu possible le 1er et le 3 octobre, formé par le mouvement indépendantiste et un secteur plus large, démocratique, partisan de la rupture et, si cela s’avère possible, élargir ce bloc à Catalunya en Comú qui devra décider s’il continue à se contenter de participer à la lutte contre la répression et pour la démocratie ou s’il s’emploie à définir et à impulser une feuille de route constituante.

Enfin, renforcer le bloc des partisans d’une rupture qui ne soit pas une rupture processuelle[3], en développant à la fois une politique unitaire vis-à-vis du gouvernement catalan, de l’Assemblée Nationale Catalane et d’Omnium, et une politique de pression et de débordement émanant de la base.[4]

Unité et fermeté dans les objectifs. Deux défis cruciaux pour se frayer un chemin sur un terrain aussi incertain qu’imprévisible. Nous entrons dans la dimension inconnue.

Traduit par Robert March pour Contretemps

Notes

[1] Sur les limites stratégiques de l’hypothèse de déconnection, voir Antentas, Josep Maria (2017),“Días decisivos”, 25 septembre : http://vientosur.info/spip.php?article13036.

[2] Pour une analyse plus détaillée de la signification de la vicoitre de Pedro Sánchez, voir Antentas, Josep Maria (2017), “Resurrecciones e imposturas de Pedro Sánchez”, Público.es, 22 mai : http://blogs.publico.es/tiempo-roto/2017/05/22/resurrecciones-e-imposturas-de-pedro-sanchez/

[3] Procesista » est le terme officiel utilisé en Catalogne pour définir le courant indépendantiste majoritaire et officielle et sa politique entre 2012 et 2017, consistant à retarder en permanence la prise de décision pour d’un coté éviter tout confrontation réelle avec l’Etat espagnol tout en théâtralisant et en donnant une solennité historique à des petits pas très symboliques.

[4] Je développe ces questions dans mon article “Tribulaciones del Octubre catalán”, 15 octobre 2017 : http://vientosur.inf,o/spip.php?article1310

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