À l’occasion des arrestations de près d’une dizaine de militantEs italiens, présentés comme anciens membres des Brigades rouges, et désormais menacés d’extradition, et alors qu’une campagne de solidarité démocratique se développe, nous nous sommes entretenus avec nos camarades Checchino Antonini et Franco Turigliatto, militants de la gauche radicale en Italie, pour revenir sur les années dites « de plomb » et sur les raisons de l’acharnement, aujourd’hui encore, de l’État italien.

Pouvez-vous revenir sur le contexte économique, social et politique dans lequel se sont déroulées ces « années de plomb » ?

Je crois qu’on peut contester l’expression « années de plomb » parce que c’est la façon qu’a eue la bourgeoisie de raconter l’histoire. À partir de la seconde moitié des années 1960, les classes dominantes ont subi le choc des grandes avancées du mouvement ouvrier et, plus généralement, des mouvements sociaux : étudiants, femmes, secteurs du prolétariat jeune, groupes d’intellectuels, qui se battaient pour une alternative sociale de classe. L’hégémonie politique et culturelle de la bourgeoisie a été remise en cause par l’enracinement des idées de libération et d’émancipation et par la force d’une classe ouvrière capable de mener des luttes pendant plusieurs années de suite.

La classe ouvrière et ses alliés refusaient de payer l’addition de la crise et exigeaient la redistribution des richesses et l’obtention de tous les droits démocratiques et sociaux ; ils voulaient le pain et les roses. Les « cages salariales »(1)À l’origine, division du pays en quatre zones, chacune avec un calcul différent des salaires (NDT). qui divisaient le pays ont été supprimées, la réforme des retraites a été gagnée ; puis les luttes pour pour les contrats de travail, pour un statut des travailleurs et pour l’échelle mobile des salaires ont été victorieuses et toutes ont favorisé la réduction des inégalités et l’unité de classe. Les luttes étudiantes ont atteint leur objectif : ouvrir l’accès aux universités ; les droits au divorce et à l’avortement ont été conquis ainsi qu’un nouveau droit familial ; les asiles ont été fermés et on a supprimé aussi les classes réservées aux enfants « difficiles »(2)« Classes différentielles » (NDT).. On a vu naître des quotidiens et des radios gérées par l’extrême gauche, les prolétaires occupaient des maisons, auto-réduisaient les factures, contestaient le pouvoir bourgeois tant sur les lieux mêmes de la production que sur ceux de la production de l’imaginaire idéologique.

On a parlé d’un « mai rampant »(3)« Un long 68 », dans le texte original (NDT). italien pour désigner le flot d’événements qui a caractérisé toute cette décennie. Tout cela a suscité la « grande peur » de la bourgeoisie et de ses porte-parole : les classes dominantes n’ont pas hésité non seulement à utiliser la répression policière et la violence des milices fascistes, mais aussi à recourir à ce qu’on a appelé le « massacre d’État », c’est-à-dire une série de terribles attentats meurtriers commis par des forces fascistes étroitement liées à des secteurs de l’appareil d’État, pour essayer de bloquer le mouvement. Le premier attentat fut celui de décembre 1969, Place Fontana, à Milan, qui a causé 17 morts et 88 blessés. Beaucoup d’autres ont suivi.

Par ailleurs, la bourgeoisie a eu besoin d’un appareil idéologique, qui puisse donner à cette période un nom sinistre, qui fasse peur à la population. Réduire cette période extraordinaire à la simple succession d’« actes » armés de secteurs complètement minoritaires de l’extrême gauche, c’est cautionner une véritable falsification de l’histoire.

Comment se sont déroulées les différentes phases, en particulier en ce qui concerne les Brigades rouges ?

On peut dire que le choix de la lutte armée par de petites minorités a mûri dans un imaginaire collectif marqué par l’énorme influence des mouvements de libération en Afrique, en Asie et, surtout, en Amérique latine. En ce qui concerne l’Italie, les choix des directions bureaucratiques de la gauche, toujours de plus en plus compatibles avec le cadre capitaliste, avaient alimenté dans certains secteurs un sentiment de déception face à la « Résistance trahie ». Certains secteurs, limités, d’extrême gauche (avec des ascendances maoïstes, staliniennes, mais aussi d’origine catholique) ont décidé de passer à la « critique des armes », en croyant pouvoir « mettre le feu à la plaine ». C’était une pure folie. Ces organisations armées on fait un mal terrible au mouvement des travailleurs, encore en plein essor et avec de fortes possibilités de se construire démocratiquement sur tous les lieux de travail et dans la société en général ; elles ont permis à la bourgeoisie de multiplier des outils de répression, mais aussi à ses appareils bureaucratiques de créer les conditions d’une « normalisation » et d’une récupération des mouvements de masse qui échappaient à leur contrôle.

Que savons-nous aujourd’hui des actions de l’extrême-droite, des services secrets italiens et étatsuniens, etc.,et de la « stratégie de la tension » ?

La défaite italienne lors la guerre et la victoire de la Résistance sur le nazi-fascisme avaient entraîné la dissolution de l’armée et de l’État, mais le choix stratégique du PCI et du PSI, en lien avec la conférence de Yalta en 1945, de la collaboration de classe a permis à la bourgeoisie de reconstruire son appareil d’État en totale continuité avec le passé, de maintenir en activité la grande majorité des fonctionnaires et des officiers qui s’étaient formés pendant les vingt années fascistes et donc de maintenir aussi leurs conceptions politiques. On l’a vu clairement dans les années 1970 car, dans l’armée, la gendarmerie et la police, se sont formées à plusieurs reprises des tentatives de coups d’État et se sont exercées des pressions plus ou moins explicites pour que soit pris un tournant autoritaire. Entre l’après-guerre et aujourd’hui, c’est presque 700 personnes qui ont été tuées par la police et par les fascistes pendant des grèves et des manifestations, ou dans les attentats de ce qu’on appelle la stratégie de la tension.

Il est évident qu’il y a eu des complicités entre certains secteurs de l’appareil d’État, jusqu’au plus haut niveau, et les organisations néo-fascistes financées par certains secteurs du patronat et, directement, par les agences de renseignement des États-Unis qui, dès les premiers mois après la Libération, avaient créé un réseau clandestin, la Gladio, composé d’ex-militaires et d’anticommunistes prêts à agir dans l’ombre. De même, la collusion entre l’OTAN, les USA, la Démocratie chrétienne (le principal parti bourgeois), la Confindustria (le Medef italien), les services secrets, la franc-maçonnerie (la loge P2), les mafieux et les fascistes dans la gestion de cette impressionnante série d’attentats et de provocations (stratégie de la tension), a été évidente. Ce lien reste plutôt solide aujourd’hui encore. De 1988 à 2001, une commission parlementaire (dont les pouvoirs étaient les mêmes que ceux des juges d’instruction) a enquêté sur le terrorisme et sur les massacres et, alors qu’elle a rassemblé une quantité impressionnante de faits, elle n’a pas réussi à produire un document de synthèse car cela aurait signifié mettre noir sur blanc les responsabilités de patrons, d’américains et de nombreux représentants de l’État.

Quelles étaient les positions du mouvement ouvrier italien ?

On ne peut nier que dans des secteurs limités d’extrême gauche et même de travailleurs, il existait une zone, sinon vraiment de sympathie au moins de tolérance, mais très minoritaire, envers le « parti armé ». Mais celle-ci s’était rapidement réduite vu l’évolution des événements et de la conscience que la possibilité des luttes était prise en tenaille entre la répression et les dégâts provoqués par les organisations armées (parfois en concurrence entre elles), avec une escalade d’actions (attentats, enlèvements, homicides) non seulement incompréhensibles mais aussi inacceptables pour les masses. Quant à nous, nous nous sommes battus à la fois contre l’État bourgeois et contre les groupes armés. Les travailleurs ont participé en masse aux manifestations appelées par les syndicats pour dénoncer l’activité des Brigades rouges et la refuser. De son côté, le PCI a voulu saisir l’occasion de régler ses comptes avec l’extrême gauche pour se faire accepter comme un partenaire fiable par les gouvernements d’unité nationale constitués pour résoudre la crise économique, tout en se distinguant par leur choix d’une ligne dure contre les mouvements sociaux, leur appui aux politiques d’austérité et leur défense de dispositions répressives, anciennes et nouvelles : du Code Rouge – les lois de police du fascisme – aux lois spéciales adoptées à l’époque contre le terrorisme qui suspendaient les garanties constitutionnelles.

Qu’est-ce qui explique, dans le contexte politique italien des ces dernières années, la détermination des autorités italiennes ?

Nous sommes très loin aujourd’hui du climat culturel et social du « mai rampant » italien. Des décennies de néolibéralisme et de défaites ont précarisé le travail, émietté la classe ouvrière et réduit la force de ses organisations. Ce qui a été l’« anomalie italienne », avec le plus grand parti communiste de l’Occident, a produit une couche politique qui a dirigé les processus de précarisation, de privatisation, d’évidement de la démocratie représentative et de réduction des garanties constitutionnelles, tout ce que l’on peut résumer sous l’étiquette du néolibéralisme. Et, aujourd’hui, cette couche politique de centre-gauche gouverne avec Forza Italia, la Ligue et le Mouvement 5 Étoiles, qui représentent deux versions du souverainisme et du populisme, sous le conduite de Draghi, l’ex-chef de la BCE. La bourgeoisie utilise la peur comme unique ciment social : peur de la différence, peur du pauvre, de l’étranger, pour diviser les classes exploitées.

L’évidente déformation de la mémoire historique est due au retour d’un fort taux d’analphabétisme et à la propension des couches populaires à croire aux fake news. Mais la crise est importante et le risque de conflits sociaux reste l’un des cauchemars de la bourgeoisie. Ce n’est pas par hasard que les gouvernements de droite et de « centre-gauche », ces dernières années, ont renforcé le code pénal pour pouvoir punir les occupations de maisons, les piquets aux portes des entreprises, les blocages de rue, et pour décapiter les luttes syndicales mais aussi les luttes sociales et écologiques. Mais, pour la bourgeoisie, la tendance à réécrire l’histoire — y compris pour se venger contre des gens qui ont aujourd’hui presque 80 ans et qui, depuis un demi-siècle, ne commettent plus de délits et n’ont plus aucun type d’activité politique – reste une exigence permanente. Ce même gouvernement qui, il y a quelques jours, a laissé 130 migrants se noyer dans la Méditerranée et qui, en Libye, a confirmé ses intentions impérialistes, s’est inventé, avec le gouvernement français, l’opération « Ombres rouges ». Le révisionnisme historique est l’une des activités principales de l’industrie bourgeoise de l’imaginaire collectif.

Traduction de Bernard Chamayou pour L’Anticapitaliste.

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