Nos camarades Denis Verstraeten, Laure Horlait et Aaron Grabin ont été interviewés par Lucas Z. et Kristian C. de la Platypus Affiliated Society. Dans cette interview de fond, iels passent en revue certaines questions stratégiques qui se posent du point de vue de la Gauche anticapitaliste en Belgique, depuis l’état du capitalisme jusqu’au rôle d’une petite formation politique révolutionnaire en passant par les relations avec le PTB, l’écosocialisme ou l’actualité d’un marxisme vivant. Une interview qui sera prochainement à lire en anglais dans le Platypus Review(1)“Fondée en décembre 2006, Platypus organise des groupes de lecture, des forums publics, de la recherche et du journalisme axés sur les problèmes et les tâches hérités et non résolus de la « vieille » gauche (années 1920-30), de la « nouvelle » gauche (années 1960-70) et de la gauche « post-politique » (années 1980-90) pour les possibilités d’une politique émancipatrice aujourd’hui”. Voir leurs sites web : https://platypus1917.org/ et en français https://www.platypusfrance.org/.

Pouvez-vous nous parler de quand et comment vous vous êtes politisé.e.s, et pourquoi vous êtes arrivé.e.s à la Gauche anticapitaliste (GA) en particulier?

Laure Horlait : J’ai commencé à m’investir politiquement quand je suis arrivée à l’université en 2018. J’avais 19 ans. C’était un moment où en Belgique et partout dans le monde, il y avait des grosses mobilisations pour le climat. J’ai donc rejoint un collectif local dans la ville où j’étudiais. J’ai ensuite participé à la création d’un collectif féministe, ainsi qu’à une plateforme antifasciste. Je cherchais à rejoindre une organisation qui a une stratégie politique à long terme et qui relie les différentes luttes et arrive à être présente sur tous les fronts. Je me suis renseignée sur ce qui existait à Bruxelles. J’ai fait des rencontres et c’est à la GA que je me retrouvais le mieux.

Denis Verstraeten : Je me suis politisé d’abord par la cause animale et l’écologie. À force de me renseigner, surtout sur Internet, j’ai compris qu’il y avait un problème fondamental dans le capitalisme et le productivisme. Pendant cette période, je me situais plus dans un anticapitalisme décroissant, qui manquait de colonne vertébrale idéologique. Avec le Covid-19 et le confinement, beaucoup d’activités étaient à l’arrêt : je me suis plongé dans la littérature de gauche radicale et marxiste, notamment Le Capital. Le passage sur la théorie de la plus-value m’a particulièrement frappé. L’autre aspect de cette période c’est que nous avons vécu une crise majeure, pas seulement envisagée théoriquement, mais aussi dans la chair. Ces deux éléments ont ancré ma radicalité dans le marxisme, même si j’étais également influencé par l’anarchisme, sans connaître les nuances stratégiques. J’ai alors rencontré la GA, où l’aspect “convergence des luttes” entre une critique de gauche radicale et une centralité aussi de l’écologie m’a beaucoup parlé.

Aaron Grabin : De mon côté, mes origines familiales juives, communistes et résistantes, ont joué un rôle. Les trois sujets qui m’ont amené à me politiser pendant l’adolescence ont été : la Palestine et la question écologique, car j’avais une sensibilité envers le vivant. Mais l’électrochoc a été la deuxième guerre en Irak, en 2003. À l’université j’ai fait plusieurs expériences militantes qui m’ont progressivement convaincu de la pertinence d’une approche marxiste et révolutionnaire vivante. J’ai fait un tour aux étudiants socialistes, puis à ATTAC. Je me suis informé sur la décroissance, les anarchismes, les marxismes. Puis j’ai rencontré la GA, à l’époque dénommée Ligue communiste révolutionnaire (LCR). On était en 2008 en pleine crise financière avec un sauvetage des banques à coups de dizaines de milliards. Au même moment, je décroche mon premier emploi dans la bureaucratie syndicale. Les éléments de critique marxiste contre la bureaucratie se combinent pour moi avec le vécu de l’intérieur : un constat empirique sur les dysfonctionnements réels dans le mouvement ouvrier.

J’ai beaucoup appris dès le début dans l’organisation parce qu’on y débattait stratégie, on articulait les différents enjeux et les réponses à leur apporter, avec en plus une longue histoire de luttes et d’expériences accumulées. C’était une organisation assez âgée, qui s’est fortement rajeunie entretemps. Mais c’était très instructif de rencontrer des militant.e.s qui avaient connu des grandes luttes sur plusieurs décennies. J’ai aussi été convaincu par la vision du monde et la stratégie : l’éco-socialisme, la convergence des luttes, anticapitaliste, antiraciste, féministe, et le projet de recomposer une gauche radicale forte et plurielle, en Belgique et à l’internationale.

On aimerait vous entendre parler de votre compréhension du moment historique et politique dans lequel se situe votre campagne électorale pour les élections européennes. Dans votre manifeste, vous parlez de la crise de la mondialisation néolibérale. Quelles sont la nature et les raisons de cette crise ?

AG : Au niveau global, on constate la crise du mode habituel de régulation impérialiste mondiale par le bloc États-Unis, Europe, etc., qui s’affaiblit, en termes relatifs, depuis plusieurs décennies. C’est de plus en plus évident, tant sur le plan économique que militaire. Les USA restent évidemment la superpuissance économique et militaire. Mais leur poids relatif diminue très fortement. Même chose pour l’Union européenne. Dans notre courant international, on parle parfois de « chaos géopolitique ». Le terme de « chaos » est peut-être un peu exagéré à ce stade-ci. Néanmoins, on entre dans un mode de régulation où la violence et l’agression militaire dans les relations internationales est de moins en moins l’apanage du souverain impérial global, comme quand les États-Unis intervenaient en Irak dans les années 1990-2000. Cette aggravation et généralisation d’agressions militaires de grande ampleur s’étendent, comme on le voit avec la Russie, avec la gravité de la guerre génocidaire menée par Israël en ce moment. On pourrait citer l’invasion par l’Azerbaïdjan et le nettoyage ethnique du Haut Karabakh, trop peu débattue à gauche au niveau mondial. Il y a une brutalisation des rapports internationaux.

DV :  La période actuelle se caractérise par de multiples crises du capitalisme. Le néolibéralisme a été une réponse à la crise du modèle fordiste-keynésien d’après-guerre. Mais comme toujours les réponses aux crises du capitalisme mènent à d’autres problèmes à résoudre. Par exemple, la baisse des gains de productivité combinée à la captation de la plus-value de plus en plus agressive par les détenteurs du capital financier : tout ça déstabilise les équilibres et les redistributions qui permettaient en partie au capitalisme de s’acheter une paix sociale. En Belgique, la classe capitaliste est elle aussi à l’offensive avec des demandes toujours plus fortes d’attaques contre les droits des travailleur.se.s et les services publics. Et en face on a une bureaucratie syndicale globalement bloquée dans une vision d’une « concertation sociale » avec le patronat, complètement dépassée. Face au manque de démocratie et de combativité syndicale, la classe dominante se sent pousser des ailes. 

LH : D’un autre côté, avec petit à petit la dégradation des conditions de vie et de travail de larges couches de la classe travailleuse, le mécontentement grandit dans la société et les forces politiques traditionnelles du centre-droit et du centre-gauche perdent en soutien et en capacité à diriger l’Etat au service du patronat. Les forces du centre néolibéral, qu’elles soient libérales, sociales-libérales anciennement sociales-démocrates, ou conservatrices et chrétiennes démocrates voient leur légitimité et y compris du coup leurs scores électoraux diminuer. Ça ouvre un espace qui peut, à certains endroits et moments être occupé par des forces plus à gauche, mais encore marquées par des stratégies réformistes.

DV : On a alors un contexte avec un potentiel explosif : on l’a vu lors du conflit dans la chaîne de supermarché Delhaize l’an passé. Ça a été un conflit social de grande ampleur en durée et en méthodes d’action directe mais aussi en termes de répression judiciaire contre les grévistes. Les directions syndicales sont restées au balcon et pour l’essentiel, la base syndicale n’a pas pu non plus élargir le conflit au-delà de l’entreprise. Chez les travailleur.se.s et les syndicalistes, beaucoup sentent que les méthodes anciennes ne fonctionnent plus, les grandes manifestations ponctuelles sur des parcours balisés, sans plan d’actions ni grève ni encore moins d’auto-organisation, ne dérangent pas tellement le gouvernement et le patronat. Pour autant, il n’y a pas encore d’alternative qui émerge.

Vous parlez aussi dans votre manifeste de Syriza et Podemos comme étant des expériences récentes qui étaient condamnées, dès le début, à être écrasées ou de produire autre chose que ce qu’ils avaient prévu. Pensez-vous que Syriza et Podemos était une réaction à cette période de crise actuelle? Qu’est-ce qui n’allait pas dans leur vision, leur stratégie, pour qu’il soit condamné de cette manière ?

AG : En fait on dit dans notre manifeste de 2021 que « les percées réalisées à coups de tactique électorale, de contrôle du mouvement social et de campagnes de com’ sont condamnées à s’effondrer au moindre choc », ce qui est une nuance. Pendant la décennie 2010, qui a suivi la crise économique et financière de 2008-2009, on a vu émerger des nouvelles forces de gauche notamment dans la périphérie dominée de l’Union européenne, la Grèce, l’Espagne, le Portugal et l’Irlande. Syriza et Podemos étaient les figures de proue de ce mouvement vers la gauche. Ce ne sont pas des formations identiques dans leur histoire ou leur composition. Leur point commun, c’est que leur courant dominant était influencé, entre autres, par l’idéologie eurocommuniste, donc d’une forme de voie parlementaire vers le socialisme, qui est donc une nouvelle forme de réformisme, qui date déjà des années 1970. 

Le mieux est sans doute de poser la question aux camarades en Grèce. En tout cas, ce qu’on en a retenu, depuis la Belgique, c’est que ça avait du sens de vouloir donner une expression électorale à la colère populaire et sociale. Syriza avait aussi comme caractéristique positive au départ, d’être une coalition de la gauche radicale qui regroupait toute une série de courants de gauche, issus du maoïsme, de l’eurocommunisme, comme je disais, mais aussi du trotskysme et d’autres sensibilités. L’équipe dirigeante autour de Tsipras a voulu adopter une approche où, sur base du succès électoral, ils voulaient négocier avec l’Union européenne en respectant les règles du jeu de l’Union européenne et sans appeler ni encourager à des mouvements de masse, ni en Grèce ni ailleurs.

Nous ne prétendons pas avoir de recette miracle : il n’est pas dit qu’une autre stratégie aurait abouti à un succès. Mais dès le départ on savait que l’Union européenne et la Troïka n’allaient pas faire de cadeau à l’expérience grecque, qui visait à arrêter l’austérité. Même pour ce petit programme de gauche, il n’y avait pas d’espace du point de vue de la bourgeoisie européenne. Si ça fonctionnait en Grèce, ça pouvait faire tache d’huile, avec Podemos, avec le Bloco, etc. Voire ailleurs, en France ou dans d’autres pays. Syriza a joué le jeu sagement, sans prendre de contre-mesures, sans engager de bras de fer, sans prendre de mesures plus radicales sur le contrôle des banques, etc. N’osant pas aller trop loin pour ne pas faire peur à sa propre bourgeoisie grecque, et en faisant appel à des soi-disant progressistes européens, y compris des sociaux-démocrates.

Le moment clé fut le référendum sur l’accord avec la Troïka. Là où des comités locaux pour le référendum avaient vu le jour avec une dynamique très forte, pour un NON clair à l’accord, Tsipras, plutôt que de capitaliser sur cette mobilisation, a préféré s’asseoir sur le résultat du référendum et accepter l’accord. Cette capitulation a au passage poussé dehors Varoufakis puis toute la gauche de Syriza. Un sacrifice complet de tout le projet sur base duquel Tsipras avait été élu. La conséquence catastrophique a été une décrédibilisation très forte de toute idée que la gauche radicale au pouvoir pourrait faire autre chose. Et ce à une échelle très large en Europe. Ce virage vers l’accommodement avec la bourgeoisie s’est combiné avec un virage plus autoritaire-centraliste en interne de Syriza, comme, peu après, de Podemos…et donc une démobilisation de la base militante.

Je voulais ramener la discussion vers votre organisation, vos activités aujourd’hui. Vous présentez une situation globale de crises, de colère populaire et même de mouvements de résistance des travailleurs, mais avec une gauche qui n’en est pas une, qui se confond avec la droite. Comment comprenez-vous votre tâche en ce moment? Que représente cette campagne électorale? Pourquoi la menez-vous maintenant ?

AG : Nous pensons qu’une petite organisation de gauche, marxiste révolutionnaire, écosocialiste, féministe, antiraciste, qui se bat pour l’émancipation, doit jouer un rôle utile à la mesure de ses forces, même encore modestes. Ce rôle utile se traduit sur le terrain social, des luttes. Mais on ne peut pas se contenter de luttes purement sociales, souvent défensives et parcellaires, locales ou sectorielles. On a besoin aussi d’une réponse d’ensemble. Cette réponse-là, elle est politique puisqu’elle pose la question du pouvoir. Notre petite organisation ne peut répondre à cette question-là seule, mais elle peut aider à ouvrir la discussion stratégique dans les différents mouvements sociaux, écologistes, féministes, antiracistes ainsi que le mouvement ouvrier, de la classe travailleuse.

Notre organisation défend l’idée qu’il est nécessaire de créer les conditions pour une recomposition sociale et politique. Autrement dit, une transformation, une mutation du mouvement social dans son fonctionnement, dans sa composition, en termes d’élargissement de sa base, d’unification aussi, du développement de son auto-organisation, et dans ses revendications aussi. Et ça, ça doit se faire de manière articulée, en parallèle et de manière liée, avec la création d’une nouvelle force politique qui exprime ce nouvel état des luttes sociales. Ces conditions ne sont pas remplies actuellement. On a des signaux qui sont intéressants, mais on n’est pas encore dans une situation comme ça. 

Quels liens faites-vous entre cette recomposition sociale et politique et l’état de la gauche radicale en Belgique, notamment la place du PTB ?

LH : On part du constat que les partis qui se disent de gauche mènent des politiques de droite. Ces partis n’ont pas un discours concordant avec les mouvements sociaux et une vraie gauche radicale. Notre participation permet d’apporter cette contribution-là et de faire pencher vers la gauche les débats aussi en amenant des revendications radicales.

Le pays est dans une phase où l’espace à gauche est encore occupé par une force ascendante, le Parti du Travail de Belgique (PTB-PVDA). Or, la recomposition politique nécessite une vision à la fois radicale, indépendante de l’État et de la classe capitaliste, mais aussi un cadre pluraliste et démocratique, ce que n’est pas du tout le PTB dans l’état actuel. On ne peut pas exclure qu’un jour il le devienne, mais ça reste peu probable à court terme. C’est un élément de blocage aussi parce que ça n’en fait pas un parti creuset dans lequel on peut débattre des options stratégiques de manière ouverte, large et connectée avec une implication dans le mouvement social, où le parti politique assume des positions de stimulation des luttes et en même temps, essaye d’apprendre du mouvement social aussi, des expériences qui s’y passent. Les différentes limitations démocratiques qu’il y a dans le PTB empêchent cette courroie de transmission et cette alchimie de fonctionner. 

AG : Il est aussi utile de se mettre à la place du PTB : une organisation de plus de 20 000 adhérents qui a énormément de subsides de l’État aussi. Il y a énormément de permanents, énormément de moyens, une visibilité médiatique quasi quotidienne dans la grande presse. Ils sont très haut dans les sondages. Ils ont une bonne implantation dans les quartiers populaires des principales grandes villes du pays et dans pas mal des grandes entreprises. C’est une force importante, dans la gauche européenne. On voit des communistes autrichiens venir observer ce que fait le PTB tellement ils sont impressionnés, puisque c’est un peu le dernier parti en ascension à gauche de la social-démocratie. Donc, clairement, ils n’ont pas besoin de nous, ils ne nous calculent pas.

Par ailleurs, le PTB est issu d’une matrice mao-stalinienne très sectaire. Ils sont bien moins sectaires aujourd’hui qu’ils ne l’étaient il y a 20 ans, heureusement d’ailleurs ! Pour autant, certains de leurs cadres restent hostiles par rapport à nous. On a pu entendre encore bien après leur congrès de 2008 des vieux clichés du style : « le trotskisme, c’est la CIA, l’impérialisme », etc. Soulignons que globalement, nous ne sommes plus dans ce genre de vocabulaire avec eux, même si des divergences importantes existent entre nos deux courants.

Pouvez-vous nous parler de votre effort de créer une liste commune avec le PTB et d’autres organisations de gauche radicale ? Comment votre campagne a-t-elle changé après l’échec de cet effort ?  

LH : Nous défendons une politique de front uni dans les luttes et notre première option est de tenter d’y arriver aussi sur le plan électoral, avec une liste commune des organisations de gauche radicale en Belgique. Nous avons donc décidé au printemps 2023 de contacter les principaux interlocuteurs à ce niveau de notre point de vue : le PTB, de loin la plus grande force à gauche, le Parti socialiste de lutte (PSL, branche belge du courant ISA), puis côté francophone le Réseau ADES qui est une organisation plus activiste, et le Mouvement Demain, issu de courants à gauche des Verts notamment. De ces échanges, il est ressorti qu’il n’y avait pas de leur côté de souhait de faire des listes communes pour juin 2024, pour diverses raisons spécifiques à chacune : le PTB se concentre sur sa propre construction et n’a plus besoin de nous pour le moment, la direction du PSL n’était pas prête à bosser avec nous et préférait soutenir le vote PTB, le Mouvement Demain se concentre sur les élections locales et de potentielles alliances locales avec la social-démocratie et les Verts, et ADES défend une perspective de type mouvementiste, ne désirant pas intervenir sur le plan politico-stratégique ou électoral. 

C’était évidemment dommage de ne pas parvenir à un rassemblement pluriel, mais une fois cette situation actée, s’est posée la question pour nous de comment intervenir politiquement pendant la séquence électorale majeure qui allait se tenir au printemps-été 2024. Nous ne voulions pas rester spectateur.ices. C’est de là qu’est venue l’idée de faire campagne aux européennes, avec différents objectifs : tirer le débat plus à gauche et contribuer à la bataille des idées contre la montée d’extrême droite, et sur le plan interne mettre l’ensemble de l’organisation en mouvement en formant la nouvelle génération. Par ailleurs, pour nous, cette campagne devait aussi envoyer le message qu’on a besoin d’une gauche à la fois radicale mais aussi plurielle, démocratique et résolument écosocialiste. Cela constituait donc une étape pour entamer la discussion sur un nécessaire regroupement rouge-vert. Enfin, le fait de faire campagne au niveau européen nous permettait d’intervenir au niveau où les divergences étaient potentiellement les plus importantes avec le PTB. C’est le cas sur l’Ukraine, par exemple : nous défendons le droit à la résistance armée et non-armée du peuple ukrainien. Le PTB défend une capitulation négociée avec Poutine, sur base d’un arrêt de la fourniture des moyens de défense armée à l’Ukraine. Sur d’autres aspects également, nous amenons quelque chose qu’aucune autre force politique ne met dans la discussion dans cette campagne : le contrôle démocratique sur la police, son désarmement et le désinvestissement dans cette force de répression violente, raciste, au profit des secteurs des soins, de l’éducation et des besoins des quartiers populaires. Le tout dans une perspective abolitionniste par rapport à la police. La police est le bras armé de l’Etat. C’est une institution qui a pour mission première la protection de l’Etat bourgeois et des intérêts du capital, elle est inefficace contre la violence qui est un sous-produit des inégalités, de la pénalisation des drogues, de la culture du viol, etc. Le racisme, le sexisme, l’homophobie et la violence exercés par la police ne sont pas des dérapages : ça fait partie de son ADN. L’argent que nous désinvestissons de la police contribuerait au financement des autres mesures et revendications dans notre programme. Le PTB, quant à lui, va défendre plus d’investissement dans la police, plus de formation, etc. 

AG : Il y a deux autres thèmes sur lesquels il nous semble vraiment important d’intervenir dans la situation politique actuelle. La crise écologique d’abord. La gauche radicale n’est en général pas encore à jour sur la gravité de la crise écologique et sur ce que ça implique en termes programmatiques et en termes d’alliances de mouvements sociaux aussi, par exemple, avec un secteur du mouvement paysan, avec les activistes climat, etc. Il est temps de s’y mettre. Pour nous, il est absolument vital d’avoir un programme qui assume la nécessité d’une planification écologique, de la décroissance de toute une série de secteurs nuisibles, de la nationalisation combinée à la fois du secteur bancaire et du secteur de l’énergie pour opérer une transition radicale sur le plan énergétique le plus rapidement possible. Ces sujets et revendications doivent exister dans la campagne électorale. Le PTB n’ose pas aller dans cette direction et reste productiviste : il soutient l’extension d’aéroports et garde des illusions sur le pouvoir de l’innovation technologique, tout en ayant une attitude assez démagogique sur l’usage de la voiture en ville, qui nie l’urgence sanitaire, sociale et écologique de sortir du “tout à la voiture” et les met parfois côte à côte avec la droite libérale.

Évidemment, un programme radical sur le plan écologique ne peut pas être dissocié d’un programme social radical. Sans quoi, ça devient juste de l’écologie d’élite bourgeoise. On ne peut pas avoir l’un sans l’autre. Ça, c’est l’idée même de notre programme de transition. Dans notre courant politique, le programme de transition, c’est un ensemble. On ne peut pas isoler juste une seule revendication en tant que telle, car isolées ces mesures deviennent facilement digestes et récupérables pour le capitalisme.

Le dernier thème majeur que nous voulons mettre dans la campagne, c’est la question de la migration et de la liberté de circulation et d’installation. L’Europe forteresse pousse à la mort des milliers de gens chaque année. Des milliers de gens qui sont, pour la plupart, des prolétaires ou des travailleurs, des travailleuses, parfois très qualifiés, qui ont mis toutes leurs économies dans ce voyage pour essayer d’avoir une vie meilleure. Les milliardaires, quelle que soit leur origine, ont les frontières ouvertes et circulent en jet privé.

Ces questions migratoires vont continuer à s’accentuer au fur et à mesure que l’instabilité globale va monter avec les crises sociales, climatiques, etc. Pour nous, c’est une question-clé de lutter contre l’Europe forteresse et contre le discours nationaliste, y compris fémo-nationaliste, homo-nationaliste, qui visent à créer une sorte de bloc de la population européenne, blanche, qui ferme la porte pour les exclus du Premier monde capitaliste mais laisse entrer quelques « esclaves », qui vont venir faire bosser sans droit face à leur patron, à leur propriétaire, dans des conditions indignes. L’enjeu de la liberté de circulation et d’installation n’est plus défendu par aucune autre force politique en Belgique.  

On voulait vous poser une question sur le parti – sa nature, sa fonction. Vous avez parlé d’une nouvelle force, d’une recomposition sociale et politique. Il semble que pour vous, il n’y ait pas de tel parti aujourd’hui. Comment envisagez-vous son éventuelle réémergence ? Peut-être que vous ne le voyez pas comme un parti en tant que tel, mais plutôt comme une force, un mouvement social ? Quelle est la relation entre cette force ou ce parti et l’État ? Et puis quelle est la place de la GA dans cette recomposition ?

AG : C’est une question qui est ouverte chez nous. On a des formules algébriques, comme cette idée de recomposition sociale et politique. C’est-à-dire qu’on a les coordonnées, on a les données de l’équation—les a, les b, les c, les x, les y—mais on ne sait pas encore ce qui va incarner ces différents éléments ni comment tout ça va s’articuler concrètement. Pour nous, un parti au sens révolutionnaire, une nouvelle force radicale, indépendante de l’État et de la bourgeoisie, à une échelle de masse, ne peut exister que si on a des luttes puissantes qui émergent dans la classe travailleuse, dans toutes ses composantes et sous toutes les formes avec lesquelles elles peuvent se présenter.

C’est une hypothèse forte que la classe travailleuse, elle existe toujours ; le rapport de classe, il existe toujours. Il est toujours structurant pour le fonctionnement économique, social, politique, etc. Mais il y a d’autres formes de luttes qui existent et qui partent d’autres questions de vie, de survie, de défense du vivant, de l’habitat, de lieu de vie, de formes de vie, d’autonomie physique, corporelle, etc. qui viennent s’entrecroiser avec celle-ci. 

Ces formes de luttes-là ne sont pas purement réductibles à des luttes historiques traditionnelles de la classe travailleuse dans ses formes classiques. Ensuite, on a besoin globalement d’organisations de la classe travailleuse plus fortes. Un des problèmes qu’on a aujourd’hui, c’est la volatilité des mouvements sociaux. Les mouvements de masse émergent régulièrement dans toute une série de pays, mais ils sont caractérisés par un état assez « gazeux », pour reprendre les mots de Mélenchon pour parler de la France insoumise. Mais ça vaut aussi pour le mouvement social. “All that is solid melts into air.” Marx et Engels parlaient de ça pour caractériser la société bourgeoise, capitaliste. Il n’y a plus rien qui tienne très longtemps. On voit une accélération continue des moyens de communication et d’échange. C’est visible dans le mouvement social. C’est une question à laquelle, honnêtement, je ne sais pas si on a vraiment des réponses à ce stade-ci, mais je pense qu’on doit les chercher. Comment peut-on dépasser cette volatilité pour trouver quand même des cadres de régulation de ces luttes émergentes, pour les stabiliser dans le temps, sans non plus les anesthésier dans de la bureaucratie ?

C’est un peu la tension qu’il y a entre construire un parti tel que le PTB, par exemple, qui est fort autocentré et bureaucratisé déjà, et donc probablement peu outillé pour dialoguer avec ces phénomènes. Encore moins une formation purement électoraliste telle que la France insoumise, alors que les élections, plus que jamais, perdent en crédibilité et en attrait, même si elles restent à un moment du rapport de force, et que pour nous, on ne peut pas évacuer la question électorale de la stratégie. 

Une petite force comme la nôtre devrait d’abord et avant tout stimuler, là où on a des groupes de militants suffisamment solides, des cadres d’auto-organisation et de front unique, à la fois dans les luttes du monde du travail, les luttes écologistes, les luttes féministes, antifascistes, etc., qui peuvent servir à ce moment-là de creuset pour une politisation accélérée, un élargissement et une radicalisation simultanées. C’est l’alchimie qui est difficile à trouver. Comment élargir ton mouvement tout en approfondissant sa radicalité. Il y a des questions de rythme, de temporalité, de modalité d’organisation démocratique à respecter…avec une variabilité dans les formes qui se développent organiquement et sur lesquelles on a une prise souvent assez limitée.

Comment arriver à créer des contextes où des noyaux plus forts, plus politisés se stabilisent pour créer une organisation politique qui, à terme, est capable de répondre et d’être organiquement liée à ces mouvements qui émergent spontanément et très massifs et dont on peut après coaguler une partie des forces durablement ? Comment donc faire des pas en avant, accumuler des forces, pas de façon linéaire comme la social-démocratie du début du XXᵉ, mais faire des sauts qualitatifs au fur et à mesure que les crises émergent pour pouvoir rapidement peser parce que la situation va être, à notre avis, de plus en plus critique.

DV : Le changement et le rapport de force doivent partir d’en bas tout en s’inscrivant dans un projet de long terme. Le néolibéralisme, culturellement, donne un rapport extrêmement consumériste à tout dans notre existence. On a aussi une espèce de consommation des moments militants. Alors qu’un engagement militant, surtout en période de reculs, on n’en tire pas souvent un bénéfice direct. 

Au cours de son histoire, et notamment lors de la transformation de la LCR en Gauche anticapitaliste et NPA, votre organisation s’est adaptée à ce que vous voyez comme étant des situations politiques et sociales pour lesquelles les formes historiques du marxisme ou du trotskysme ne sont pas suffisantes. Le changement de votre identification de “communiste révolutionnaire” à “anticapitaliste”—avec toutes ses implications organisationnelles, stratégiques, théoriques—représente-t-il pour vous un recul par rapport au marxisme et au trotskysme, leur mise à jour, ou leur réinterprétation ?

AG : Dans notre courant, depuis les années 1990 on utilise la formule « nouvelle période, nouveau programme, nouveau parti ». Elle synthétise le choc sismique pour tous les courants de gauche, des sociaux-démocrates jusqu’aux anarchistes, provoqué par la fin de la guerre froide, par l’éloignement aussi des expériences révolutionnaires historiques du mouvement ouvrier organisé lors du court XXe siècle et donc par le recul de la conscience et la modification profonde des rapports de force, notamment sous l’influence de la globalisation néolibérale. Notre option, en très résumé, est alors d’explorer les pistes pour construire de nouvelles forces anticapitalistes larges et ancrées dans les luttes, avec d’autres courants de gauche de préférence, pour former des outils politiques renouvelés, plus forts et adaptés aux nouvelles circonstances, qui permettraient de gagner en influence pour redynamiser les luttes sociales et à terme à nouveau poser la question du pouvoir. C’est pour ça que nos camarades dans différents pays ont participé activement à la création du Bloco de Esquerda, de l’Alliance rouge-verte au Danemark, mais aussi Rifondazione Comunista, avant son échec, ou encore Die Linke.

La dissolution de la LCR française et le processus de création du Nouveau Parti Anticapitaliste en 2008-2009, d’après nos discussions avec les camarades en France, visait, dans cette optique, à répondre à la nécessité de créer une force politique élargie, radicale, non-délimitée stratégiquement pour s’ouvrir à toute une série de courants dans le mouvement social qui voulaient créer une alternative radicale à gauche du PS français. Cette séquence était entre autres le produit de la campagne unitaire de gauche contre le projet de traité constitutionnel européen lors du référendum de 2005, ainsi que du score relativement élevé d’Olivier Besancenot aux présidentielles de 2007, en pôle position de la gauche radicale à l’époque. L’idée était donc de lancer un processus ouvert, démocratique pour regrouper des tas de militant.e.s des mouvements sociaux orphelins d’une organisation politique. Et effectivement, le but était aussi de renouveler le logiciel et le lexique anticapitaliste, au-delà des traditions « purement » marxistes et révolutionnaires. Dans le contexte français post-2007, c’était une façon de prendre l’initiative pour accélérer la recomposition sociale et politique à gauche. Aujourd’hui on peut dire que le projet a échoué pour diverses raisons. Sans être militant.e.s en France, nous avons pu retenir en tout cas une partie d’entre elles : premièrement, les divisions pré-existantes dans la LCR qui ont continué à exister dans le NPA. Elles se sont superposées à d’autres soucis tels que l’insertion parasitaire de courants sectaires dans le processus NPA, sans aucune volonté de construire sincèrement ce projet politique ouvert, mais plutôt dans l’idée de construire leur propre sous-chapelle. Il y a aussi eu les tensions autour de l’islamophobie qui est quand même plus forte en France, même dans la gauche radicale, qu’en Belgique par exemple. Et enfin et surtout, les difficultés tactiques et stratégiques résultant des initiatives de Mélenchon avec l’émergence du Front de gauche. Tout ça a provoqué un cycle de fragmentation et centrifuge assez rapidement après la création du NPA qui avait été un succès avec pas loin de 10.000 membres.

La section belge de la IVème Internationale s’est en fait renommée à deux reprises en l’espace d’une bonne dizaine d’années : de Parti ouvrier socialiste (POS) à Ligue communiste révolutionnaire (LCR), uniquement du côté francophone, puis en 2017 on est devenus la Gauche anticapitaliste, SAP-Antikapitalisten en Flandre. Mais ce changement de dénomination n’était pas le produit d’une mobilisation comme celle de 2005 en France et n’a pas tout de suite résulté en un changement organisationnel. C’était plutôt un choix visant à marquer une ouverture au-delà des marxistes révolutionnaires purs convaincus, par exemple en direction des anticapitalistes des luttes écologiques et féministes, de militant.e.s de sensibilité plus libertaire aussi. Cela dit, un tel changement de nom peut amener à d’autres types de malentendus que le nom « communiste révolutionnaire » : nous avons mis le marqueur « Gauche » à côté d’anticapitaliste pour indiquer la direction de notre anticapitalisme et tenter de limiter la confusion qui existe dans certaines couches de la population, pour lesquelles par exemple être anticapitaliste signifierait avant tout adopter un certain style de vie « alternatif » ou une posture « antisystème » parfois très confuse. Il est donc d’autant plus essentiel de continuer à transmettre le bagage historique, politique et stratégique, y compris donc des classiques marxistes révolutionnaires. L’effort de formation est indispensable. Bensaid disait que questionner les mutations du monde présuppose d’avoir « une théorie, ouverte, prête à s’enrichir et à s’autocritiquer, mais suffisamment cohérente pour organiser un dialogue ». Donc à côté de Marx, Luxembourg, Mandel, Kollontai ou Lénine, on lit et on discute aussi la production marxiste contemporaine, par exemple sur les questions écologiques ou féministes. L’objectif est de garder une colonne vertébrale tout en ayant de la souplesse dans les nouvelles façons d’aborder de nouvelles questions. Et c’est pareil pour l’élaboration programmatique : la socialisation des banques et la réduction collective du temps de travail, c’est assez vintage mais ça reste indispensable…Par contre on doit aussi être capable de parler biodiversité ou de violences policières racistes par exemple. Pour revenir à ta question, il s’agit donc pour nous d’une mise à jour, pour que le logiciel garde toute son utilité et son actualité. Le marxisme aussi est un processus vivant.

Dans le manifeste, vous parlez de la modernité comme étant basée sur trois piliers : la production, la consommation et l’enrichissement. Deux questions: Quel lien voyez-vous entre la modernité et le capitalisme? Et entre la modernité et l’écosocialisme ?

DV : A mon sens, le lien entre la modernité et le capitalisme, si on le voit d’un point de vue philosophique, c’est la séparation : par exemple, la séparation et la dualité entre nature et culture où le capitalisme extériorise la nature et la considère comme une ressource exploitable. Paul Guillibert en parle dans son dernier livre [Exploiter les vivants: Une écologie politique du travail]. La nature étant extérieure à la société, son exploitation ne doit pas tenir compte de ses impacts. Pour nous, il est nécessaire de sortir du capitalisme si on veut pouvoir respecter les limites planétaires, parce que c’est impossible à faire dans le cadre capitaliste.

Le projet écosocialiste, d’un point de vue philosophique, c’est une résolution dialectique de l’opposition de base entre la nature et la culture, c’est réussir à intégrer l’ensemble, et donc prendre en compte la nature et le vivant dans la manière de fonctionner et d’organiser la société. Concrètement, pour nous, ça revient à organiser une société avec une production qui est planifiée démocratiquement avec les décisions des travailleurs, des travailleuses, des usagers, des usagères et dans le respect des contraintes biologiques, physiques, planétaires, d’une part, et d’organiser toute cette structure sociale autour du prendre soin. Prendre soin collectivement de l’humanité et prendre soin de la nature, puisque la première nécessite la seconde.

On pourrait parler d’organiser la société autour de la valeur d’usage plutôt que la valeur d’échange? 

AG : Tout à fait. On utilise aussi cette formule-là. Donc c’est clairement les valeurs d’usage avant les valeurs d’échange.
LH : On sort d’une certaine idée qui a trop longtemps dominé la gauche, qui est de dire: « sous le socialisme, on va libérer les forces de production et on va d’autant plus accélérer l’accumulation de richesses, qui sera pour tout le monde et qu’on aura pu libérer des carcans capitalistes ». Pour nous, sortir du capitalisme, c’est assurer le bien-être, le bien vivre de l’immense majorité de la population, mais ça passe aussi par le fait de pouvoir se défaire de besoins qu’on nous a imposés, quelque part. Gagner du temps libre, c’est beaucoup plus précieux et beaucoup plus écologique que de chacun avoir sa bagnole, par exemple.


Photo : Gauche anticapitaliste / CC BY-NC-SA 4.0

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