Fin de l’année dernière, on apprenait par la presse que la multinationale belge Carmeuse (1)Géant mondial de la chaux et du carbonate de calcium (la dolomie), l’entreprise est basée à Louvain-La-Neuve. avait signé un accord de développement avec Engie et John Cockerill pour « un projet innovant de Capture et d’Utilisation du Carbone en Wallonie » baptisé Columbus (2)La littérature spécialisée distingue deux modes d’action visant à retirer du carbone de l’atmosphère : la capture-séquestration géologique – CCS – et la capture-utilisation – CCU. Dans le premier cas, le CO2 est accumulé sous terre ; dans le second, il est incorporé à des produits censés le stocker pour une période prolongée. Le trio Engie-Carmeuse-Cockerill a orchestré en faveur de Columbus une vaste campagne de propagande selon laquelle le projet contribuerait « à la transition vers la neutralité carbone ». Il n’en est rien. Mais les politiques wallons ont sauté à pieds joints sur « l’opportunité » pour développer ce projet à Roux (Charleroi). Du greenwashing pur jus, sur fond de subsides européens pour une « relance durable ».

L’idée générale de Columbus est simple : la fabrication de la chaux à partir du calcaire dégage inévitablement de grandes quantités de CO2 (Carmeuse est responsable de 2% des émissions wallonnes) ; si on fait réagir ce CO2 avec de l’hydrogène produit par électrolyse de l’eau, on obtient du CH4 (méthane) et de l’oxygène ; le méthane peut être injecté sur le réseau gazier, l’oxygène peut être vendu à l’industrie, et la chaleur du four à chaux (900 degrés) peut être valorisée dans des installations de chauffage urbain. Si l’électrolyseur fonctionne à l’électricité renouvelable, on le dit « vert » et le méthane produit est baptisé « e-méthane ».

Les rôles respectifs des trois entreprises sont clairs :

  • Carmeuse fournira un CO2 très pur et concentré (grâce à un nouveau type de four à chaux, dont l’entreprise assure qu’il permettra de capter 100% des émissions) ;
  • John Cockerill, leader mondial sur le marché de l’électrolyse, installera et mettra en service un électrolyseur géant (75 MW) ;
  • Engie fera fonctionner l’électrolyseur avec de l’électricité renouvelable, tandis que sa filiale Storengy construira le méthaniseur et le fera fonctionner.

Les installations devraient être construites dès 2023 pour être opérationnelles en 2026. Le site choisi est celui de la centrale Engie d’Amercoeur, à Roux (Charleroi), qui combine la présence de lignes à haute tension, de conduites de gaz Fluxys et du canal Bruxelles-Charleroi pour l’acheminement de la matière première.

L’investissement décidé serait très important (les chiffres de 150 millions et de 300 millions ont circulé dans la presse). Le business plan mise sur 50% de financement public, via le Fonds européen d’investissement et l’IPCEI (Important Project of Common European Interest) Hy2Tech (une ligne de subsides visant à développer l’utilisation de l’hydrogène comme vecteur énergétique), sans compter une aide éventuelle de Bill Gates. L’administration wallonne soutient le projet Columbus (ainsi qu’un autre, analogue – Kerolhyme) visant à produire du « e-kérosène » dans la région liégeoise, dans lequel Carmeuse est investie également) (3)Ce projet ne sera pas à temps pour être financé par Hy2Tech. La concrétisation des travaux est suspendue à l’autorisation de la Direction générale de la Concurrence de l’Union européenne, qui doit donner son feu vert étant donné qu’il s’agit d’aides d’État…

Poudre aux yeux verte à profusion

Le trio Engie-Carmeuse-Cockerill a orchestré en faveur de Columbus une vaste campagne de propagande basée sur l’affirmation que, « le e-méthane étant considéré comme un carburant renouvelable, le projet contribuera à la transition vers la neutralité carbone des utilisateurs finaux » et permettra de « réduire les émissions wallonnes de CO2 de 900.000 tonnes en dix ans » (4)Communiqué de presse Engie-Carmeuse, Cockerill-Storengy du 10/12/2022.. Koen Vlaeminck, responsable Engie du business development hydrogène pour la Belgique a été encore plus loin : « Avec le projet Columbus, a-t-il déclaré, nous pourrons fournir (aux utilisateurs finaux tels qu’Aperam, Thy-Marcinelle et Industeel) de l’e-méthane qui a les mêmes caractéristiques que le gaz naturel à la différence que c’est une molécule sans carbone » (5)L’Écho, 19/11/2022..

Ces déclarations ont été amplement reproduites et gonflées par les médias. Les journaux ont rivalisé de formules sur le « méthane vert » comme levier de la « décarbonation industrielle », et salué la chance offerte à Charleroi de se placer ainsi aux premiers plans de la « transition énergétique », ou de la « révolution de l’hydrogène ». Or, tout cela est faux : l’e-méthane n’est pas plus un carburant renouvelable que le méthane ; prétendre qu’il s’agit d’une « molécule sans carbone » est même une contre-vérité flagrante. Des journalistes rigoureux auraient dû le signaler !

Tout cela est faux : l’e-méthane n’est pas plus un carburant renouvelable que le méthane.

Pour comprendre l’arnaque, il suffit d’examiner le schéma technique fourni par Engie-Carmeuse-Cockerill et de faire fonctionner ses petites cellules grises. Que voit-on ? Que Carmeuse amène du calcaire (CaCO3) qui passe dans un four à chaux et dégage du CO2. C’est la situation actuelle. Avec Columbus, ce CO2, au lieu d’être envoyé directement dans l’atmosphère, sera combiné avec l’hydrogène produit par l’électrolyseur de Cockerill pour produire du méthane, qui sera injecté dans le réseau gazier. Mais ce méthane sera évidemment brûlé, et cette combustion, foi de Lavoisier, dégagera exactement la même quantité de CO2 que le four à chaux dans la situation actuelle.

En d’autres termes : avec la complicité intéressée de Cockerill (qui vendra un gros électrolyseur et se renforcera ainsi sur ce marché) et d’Engie (qui vendra de l’électricité « verte » et améliorera son image), Carmeuse se débarrassera de son carbone… et de l’obligation de le compenser en achetant des droits d’émission. Par le truchement du méthaniseur, le CO2 produit par le four à chaux sera tout simplement refilé en aval, aux acheteurs d’e-méthane. (6)Pour rendre le projet plus sexy du point de vue écologique, les trois compères insistent sur le fait que la méthanation mise en œuvre sera « biologique », « grâce à la technologie d’Electrochaea ». En réalité, cette technologie, basée sur l’action de bactéries, est tout simplement le moyen le plus efficace de produire du méthane dans un réacteur en y injectant du CO2 et de l’Hydrogène… C’était simple, comme greenwashing, mais il fallait y penser… Simple comme l’œuf de Columbus !

Pour que le système soit autre chose que du greenwashing – pour qu’il réduise les émissions de CO2, il faudrait que les utilisateurs finaux brûlent de l’e-méthane à la place d’un autre combustible, plus carboné. Du pétrole, par exemple, ou du charbon. Certains clients potentiels semblent y penser : L’Écho a cité le transporteur maritime CMA CGM (7)op. cit. : si ses bateaux brulaient du gaz, qu’il s’agisse de méthane ou de « e-méthane », ils émettraient relativement moins de CO2 qu’en brûlant du fuel. Mais ce n’est qu’une hypothèse : dans l’état actuel du dossier, on peut craindre que la plus grande partie de l’e-méthane remplacera simplement du méthane (du gaz naturel), de sorte que les émissions de CO2, en gros, resteront inchangées.

Les politiques, le petit doigt sur la couture du pantalon

Les médias ne sont pas les seuls à avoir gobé l’œuf de Columbus d’Engie-Carmeuse-Cockerill : les politiques ont fait de même. Aucun des partis représentés au Parlement wallon n’a émis la moindre objection et ceux qui ont ouvert la bouche l’ont fait pour exprimer leur enthousiasme.

Interrogé par Jean-Luc Crucke, le ministre Borsus (MR) n’a même pas évoqué l’aspect écologique du projet (il lui semble apparemment évident que 900.000 tonnes de CO2 puissent disparaître comme par enchantement, grâce à un méthaniseur fonctionnant à l’hydrogène « vert » !) : l’administration wallonne s’est surtout intéressée au « développement technique et industriel, à ses conséquences sur l’économie wallonne et à la chaîne de valeur européenne», a-t-il dit. (8)Parlement de Wallonie, Session 2021-2022, Année 2022, N°872 Rien d’étonnant, de la part du représentant d’un parti comme le MR, qui croit dur comme fer que la technologie nous sauvera, et dont le vice-premier ministre au fédéral – Clarinval – est un climatonégationniste affiché.

Les rares réactions du PS sont du même tonneau. N’en déplaise à la « Vie large » de Paul Magnette (9)Voir sur notre site la critique du livre de Paul Magnette par Daniel Tanuro, « Entre Jaurès et Bernstein, Paul Magnette devrait choisir… », son secrétaire d’État chargé de la relance, Thomas Dermine (PS) a applaudi Columbus : « Ici, sur base d’un problème, les industriels wallons créent une opportunité avec un projet à la pointe de l’innovation », a-t-il déclaré (10)L’Écho, op. cit. C’est ça, l’écosocialisme à la sauce social-démocrate !

Tandis que le PTB se tait dans toutes les langues (on nom de l’emploi, sans doute, comme face à l’extension de l’aéroport de Liège ?…) (11)Sur l’extension de l’aéroport de Liège et la « création d’emplois », lire notre article « Des emplois, oui… mais pas à n’importe quel prix ! », l’échevin Écolo de Charleroi en charge de l’environnement, Xavier Desgain, se réjouit parce que « le projet permettrait d’alimenter l’équivalent de 10.000 ménages via un chauffage urbain. Cela va chauffer les ménages des nouveaux quartiers de la porte Ouest [Marchienne-au-Pont], le futur stade du Sporting, la caserne du futur, la cuisine collective ou la piscine de Marchienne » (12)L’Écho, op. cit.. On attendait au moins de Xavier Desgain qu’il interroge les promesses patronales de réduction drastique des émissions de CO2, mais non, pas un mot : la « caserne du futur » de Dedonder sera chauffée grâce au four à chaux « durable » de Carmeuse-Engie-Cockerill.

Cet unanimisme dans le soutien à un projet de greenwashing tout à fait flagrant ne tombe pas du ciel. Pour le PS et Ecolo, c’est l’expression logique de la collaboration à la gestion du capitalisme néolibéral pourrissant. Le communiqué du trio patronal ne ment pas tout à fait : « l’e-méthane étant considéré comme un carburant renouvelable, dit-il, le projet contribuera à la transition vers la neutralité carbone ». L’Union européenne a en effet décidé que le gaz naturel devait « être considéré comme » un carburant renouvelable (et le nucléaire avec). Du coup, les fonds européens pour la relance « durable » vont notamment à des projets comme Columbus. Vert pâle ou rose, quel gestionnaire du capitalisme irait cracher dans la soupe aux subsides ?  


ERRATUM

Une erreur de raisonnement a été commise dans cet article. Il est exact que le représentant Hydrogène d’Engie a dit une contre-vérité en affirmant que l’e-méthane est « une molécule sans carbone ». Il est exact aussi que le carbone émis par les fours à chaux se retrouvera dans l’atmosphère sous forme de CO2 après combustion de l’ e-méthane. Il est exact enfin d’en déduire que « une source concentrée d’émissions de CO2 sera remplacée par des sources multiples qui, ensemble, émettront la même quantité de CO2 que Carmeuse ». Par contre, le bilan global en termes d’émissions de CO2 sera positif si l’e-méthane remplace du gaz naturel (et que la consommation de celui-ci n’augmente pas par « effet rebond »). Il était donc faux d’écrire que « les émissions de CO2 (sous-entendu : les émissions cumulées du four à chaux et des utilisateurs de gaz naturel), en gros, resteront inchangées ». Toutes autres choses restant égales, les émissions brutes seront au contraire divisées par deux, voire plus si l’e-méthane remplace, non pas du gaz naturel, mais des combustibles plus carbonés (pour estimer les émissions nettes, il faudrait tenir compte de l’énergie fossile employée pour réaliser l’investissement, notamment pour fabriquer l’électrolyseur, le méthaniseur, etc.)

Il reste que Columbus est bien un scandale. Ce projet montre en effet comment la décision européenne de considérer le méthane comme une énergie verte dispense un gros pollueur de l’obligation de réduire effectivement ses émissions de CO2 (ce que l’achat de droits d’émission est censé l’amener à faire) et lui permet de refiler son carbone à d’autres secteurs qui ne paieront pas non plus de droits d’émission. Le tout avec les subsides de la collectivité. En même temps, rappelons que l’obligation d’acheter des droits d’émission sera étendue aux entreprises de transports et du bâtiment, qui en répercuteront le prix sur les consommateurs finaux.

Daniel Tanuro

Photo : Mario Hains – Wikimedia Commons – CC BY-SA 3.0

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