Pourquoi n’a-t-on pas pu empêcher la catastrophe de la Ghouta ?

Sept ans après le début du soulèvement populaire contre le régime d’Assad, la situation en Syrie a atteint une nouvelle dimension de la brutalité. Depuis mi-février le régime mène une guerre d’annihilation dans la Ghouta orientale, une région tenue par divers groupes rebelles à proximité immédiate de la capitale de Damas, qui touche principalement la population civile. Une carte élaborée par l’Institut des Nations Unies pour la formation et la recherche (UNITAR) sur la base d’images satellitaires montre clairement que les bombardements les plus récents visaient aussi principalement les zones résidentielles de la Ghouta orientale. Selon l’organisation Médecins Sans Frontières (MSF) 1005 personnes ont été tuées et 4829 blessées dans les deux premières semaines de cette nouvelle escalade (18 février au 3 mars 2018), ce qui signifie en moyenne quotidienne 344 blessés et 71 morts. Il est très probable que les chiffres réels soient encore plus élevés parce que l’organisation n’a utilisé que les données des hôpitaux qu’elle soutient. Près de 400 000 personnes dans la Ghouta orientale vivent sous les bombardements quotidiens des forces aériennes syriennes et russes, après avoir été assiégées par le régime d’Assad pendant près de cinq ans.

Dans les années de siège, la Ghouta orientale a connu plusieurs attaques d’armes chimiques en plus des attaques ininterrompues des armes conventionnelles. Même si le gouvernement syrien et la Russie affirment de façon persistante que ces attentats ont été mis en scène par les groupes rebelles, toutes les preuves indiquent une responsabilité du régime d’Assad et de ses alliés.

Depuis des années, le gouvernement a bloqué la livraison d’aide humanitaire, de nourriture et de soins médicaux, à la Ghouta orientale, ce qui a fait monter les prix des biens de première nécessité à des niveaux astronomiques et a fortement aggravé la situation des habitants de la région, en particulier pendant les derniers mois. Même après la récente annonce russe d’un cessez-le-feu de cinq heures par jour, la situation dans la Ghouta orientale reste catastrophique. Non seulement le cessez-le-feu est à peine respecté par le régime et de ses alliés, mais en outre le 5 mars la première livraison d’aide humanitaire pour Douma – la plus grande ville de la Ghouta orientale – a dû être arrêtée, lorsque les troupes syriennes ont recommencé la mitraille d’artillerie, malgré un accord garantissant la situation inverse. Sur les 46 camions du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui avait organisé le convoi d’aide, seuls 32 ont pu être déchargés. Auparavant, 70% de toutes les livraisons – y compris tous les produits médicaux tels que les trousses de premiers soins, les instruments chirurgicaux, l’insuline et d’autres médicaments – avaient été confisquées par le régime.

Une seconde livraison de marchandises de secours avec seulement 13 camions est arrivée à Douma le 9 mars. Il s’agissait de paquets de nourriture et de produits médicaux qui n’ont pas pu être déchargés quatre jours plus tôt. Immédiatement après que le convoi ait quitté la zone, les attaques contre la Ghouta orientale ont recommencé.
Le lendemain (10 mars) les bombardements se sont à nouveau renforcés, malgré que plusieurs combattants de Hayat Tahrir al-Sham (HTS) (une alliance sous la direction de l’ancien Nosra, une émanation d’Al-Qaïda) aient été expulsés après un accord entre les groupes rebelles et une délégation qui était venue à la Ghouta orientale avec le transport des Nations Unies. La présence des quelque 200 miliciens de l’HTS a été utilisée à maintes reprises par le gouvernement syrien et ses alliés comme prétexte pour justifier les attaques contre la Ghouta orientale, et l’organisation a été explicitement exemptée des différents cessez-le-feu.

La situation actuelle dans la Ghouta orientale rappelle de plus en plus la stratégie du régime syrien et de ses alliés à Alep à la fin de 2016 : siège, famine, bombardement et enfin expulsion. Cependant, dans la Ghouta orientale aujourd’hui, il y a deux fois plus de personnes qu’à Alep à la fin de 2016, ce qui rend l’ampleur de la catastrophe actuelle encore plus claire. La question de la destination des personnes déplacées de la Ghouta orientale reste également très vague. La province d’Idlib, qui est devenue une énorme prison à ciel ouvert pour les personnes déplacées et les militants de l’opposition, est maintenant régulièrement bombardée par l’armée de l’air russe.

L’importance de la Ghouta orientale consiste principalement dans la proximité géographique de la région à la capitale de Damas, qui est encore fermement dans les mains du régime d’Assad. Avec la campagne militaire contre la Ghouta orientale, le régime essaie d’élargir et ainsi sécuriser cette sphère d’influence par des endroits stratégiquement importants. Alors qu’actuellement les forces armées du régime, ainsi que les milices loyales d’Assad, tentent de diviser la Ghouta orientale pour couper les routes d’approvisionnement, la soi-disant communauté internationale répond au mieux avec perplexité, mais surtout en détournant les yeux. Bien que Seid al-Hussein, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, ait déclaré que le régime syrien prépare une «apocalypse» à la Ghouta orientale, aucune action n’a accompagné ces paroles dramatiques. L’ONU s’est non seulement montrée incapable d’arrêter les homicides dans la Ghouta orientale, mais il lui semble également impossible d’imposer des livraisons d’aide régulières dans la région ou d’empêcher la confiscation des biens médicaux par le régime. L’Europe – qui est de toutes façons plutôt une construction idéologique qu’une réalité politique – n’a pas beaucoup à gagner en Syrie. Certes, le président français Macron a menacé le leader syrien Assad, que la France conduirait une attaque militaire contre le régime s’il utilisait des armes chimiques contre des civils, mais il a ajouté immédiatement qu’il n’y avait pas de preuves à ce moment. Enfin, l’Allemagne, en tant que puissance dominante de l’UE, reçoit un tiers de ses besoins en gaz et en pétrole grâce à des livraisons russes, de sorte qu’ici aucun positionnement sérieux contre le gouvernement Poutine ne peut être attendu non plus. On peut en revanche se demander si la politique «America first» du gouvernement Trump ne conduira pas l’Allemagne et certains autres pays européens à un plus grand rapprochement avec la Russie. Entre-temps, l’intérêt des États-Unis pour la Syrie semble être orienté principalement vers une présence plus ou moins permanente dans le nord-est du pays. Ici, il y a des gisements de pétrole et de gaz plus vastes, ce qui est probablement aussi la raison pour laquelle la force aérienne américaine a attaqué les troupes d’Assad et les miliciens russes au début de février, quand ceux-ci attaquaient une position des Forces Démocratiques de la Syrie (SDF), alliées aux Etats Unis, dans la province de Deir Ez-Zor.

Les mesures à prendre aujourd’hui sont évidentes: un cessez-le-feu immédiat, la levée immédiate de tous les sièges, l’accès immédiat des agences d’aide, la libération des prisonniers politiques et la protection immédiate de tou(te)s les Syrie(enne)s. Ces demandes ont été formulées régulièrement, et plus récemment dans une lettre ouverte lancée par l’écrivain syrien Yassin Al-Haj Saleh qui a été signée par plus de 300 intellectuel(le)s, scientifiques et militant(e)s. Toutefois, l’application de ces mesures nécessiterait également une action par la force. Aucun des acteurs internationaux ne semble disposé à le faire – et ce sont les Syrien(ne)s dans la Ghouta orientale et autres endroits en Syrie qui en paient le prix.

 

 

Update du 20 mars

Dans la semaine depuis la publication de cet article en allemand et en anglais, la situation dans la Ghouta orientale s’est aggravée dramatiquement. Pendant ce temps, les troupes du régime ont largement conquis la région et l’ont divisée en trois parties. Des troupes gouvernementales ont réussi à couper Douma, la plus grande ville dans la Ghouta orientale, et les voies d’approvisionnement principales.

La ville de Harasta, dans la partie centrale de l’enclave, a également été isolée; la troisième partie est une zone à l’ouest de la Ghouta, qui est adjacent à la ville de Damas avec les villes d’ Arbin, Saqba, Hammuriyeh et Jisreen.

L’accord de cessez-le-feu du 24 février n’est désormais manifestement plus respecté. Plutôt des dizaines de milliers de personnes fuient la Ghouta orientale à cause les attaques incessantes des forces aériennes russes et syriennes. Entre autres, un grand magasin a été touché, dans lequel des marchandises de secours ont été stockés, qu’un convoi de l’ONU avait livré un jour auparavant. À Arbin, quinze enfants et deux femmes ont été tués dans un refuge lors d’un raid aérien, peu après que le président syrien Bachar al-Assad eut annoncé dans une vidéo de propagande de la Ghouta orientale le succès de son armée dans la région. L’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) a déclaré qu’il est très probable que les avions russes sont responsables pour l’attaque.

Pour quitter la Ghouta, les «couloirs humanitaires» doivent être passés, qui ont été créés par le gouvernement. Toutefois les checkpoints de ces corridors sont contrôlés exclusivement par le régime, et il n’y a pas d’observateurs internationaux sur le terrain. Entre-temps il y a des rapports que le régime a déjà arrêté des centaines de personnes, et on parle des exécutions de masse. Il y a aussi des photos qui montrent des hommes, tous entre 15 et 50 ans, tassés aux camions et gardés par les soldats du régime. Mais même ceux qui parviennent à traverser les corridors ne sont pas en sécurité et sont en proie à la vengeance du régime: arrestation, torture, recrutement forcé pour le service militaire. Les autres, qui peuvent fuir vers la province d’Idlib, qui est encore tenue par les rebelles, doivent aussi craindre pour leur vie. Juste aujourd’hui (20 mars) au moins neuf personnes ont été tuées dans un raid aérien sur un camp de réfugiés á Idlib. Selon les militants quatre enfants et deux femmes sont parmi les morts. 

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