Dans la nuit du 15 fĂ©vrier, le ComitĂ© ministĂ©riel restreint, qui rĂ©unit le Premier ministre et les Vice-premier.e.s ministres, s’est mis d’accord sur une sĂ©rie de mesures de rĂ©forme du droit du travail. Affirmant « moderniser » ce dernier, ces mesures s’inscrivent dans la volontĂ© du gouvernement de « stimuler » le taux d’emploi(1)taux qui ne dit absolument rien de la qualitĂ© de ces emplois afin de mettre celui-ci sur le trajet des 80%, cible fixĂ©e dans l’accord de gouvernement, le taux d’emploi Ă©tant actuellement de 71%.

Le gouvernement, bien sĂ»r, se fĂ©licite; le patronat considĂšre que, dans l’ensemble, les mesures vont dans la bonne direction mais que ce n’est pas suffisant; l’opposition est critique ; les syndicats sont amers. À ce stade bien sĂ»r, il ne s’agit pas encore de textes dĂ©finitifs. De nombreux aspects doivent ĂȘtre clarifiĂ©s et dĂ©battus, discutĂ©s par les interlocuteurs sociaux au Conseil National du Travail avant de retourner au gouvernement, d’ĂȘtre soumis au Conseil d’Etat et au Parlement. Des directions sont nĂ©anmoins dĂ©jĂ  clairement fixĂ©es.

De quelles mesures parle-t-on ?

Les propositions de mesures portĂ©es par le gouvernement peuvent se rĂ©partir en quatre grandes catĂ©gories : la flexibilitĂ© des horaires, le travail de nuit dans l’e-commerce, l’économie de plateforme et la formation.

La premiĂšre catĂ©gorie de mesures est sans doute celle qui a le plus fait parler d’elle. Son objectif annoncĂ© est d’amĂ©liorer la conciliation entre la vie privĂ©e et la vie professionnelle. L’objectif affichĂ© est de permettre au travailleu.r.se de moduler son temps de travail de maniĂšre Ă  se libĂ©rer un jour par semaine ou Ă  allĂ©ger une semaine complĂšte. ConcrĂštement, une personne qui a un contrat de 38 heures par semaine pourra les prester en quatre jours plutĂŽt qu’en cinq Ă  raison de 9h30 par jour contre les 7h36 actuelles. De mĂȘme, cette personne pourra travailler 45h la premiĂšre semaine et 31h la semaine suivante. Ces possibilitĂ©s restent soumises Ă  l’approbation de l’employeur. Si ce dernier refuse, il devra le motiver.

La seconde catĂ©gorie de mesures concerne ce qui est abusivement appelĂ© le « travail de soirĂ©e » et qui relĂšve en rĂ©alitĂ© du travail de nuit, c’est-Ă -dire du travail prestĂ© entre 20 heures et minuit. Ici, la possibilitĂ© sera offerte aux entreprises de mener des « expĂ©riences pilotes » en la matiĂšre, sans avoir obtenu au prĂ©alable l’accord des syndicats ! Une possibilitĂ© unique – donc non-renouvelable – qui ne pourra pas durer plus de 18 mois. La participation des travailleurs/euses se fera sur base « volontaire ». Au terme des 18 mois, l’expĂ©rience pilote sera Ă©valuĂ©e par le ComitĂ© pour la prĂ©vention et la protection du travail (CPPT) ou, Ă  dĂ©faut, par la dĂ©lĂ©gation syndicale. Si l’entreprise souhaite poursuivre et mettre en place le travail de nuit, elle devra cette fois nĂ©gocier une convention collective de travail. Elle ne devra cependant plus ni modifier le rĂšglement de travail, ni obtenir l’accord de l’ensemble des formations syndicales ; l’aval d’une seule suffira !

Pour l’économie de plateforme, le gouvernement entend faciliter la reconnaissance du statut salariĂ© pour les travailleurs/euses de plateforme, en ajoutant Ă  la loi “sur la relation de travail” des critĂšres de prĂ©somption de salariat inspirĂ©s des critĂšres listĂ©s dans une rĂ©cente proposition de directive de la Commission europĂ©enne. La dĂ©cision a Ă©galement Ă©tĂ© prise d’imposer aux “plateformes donneuses d’ordre” d’assurer leurs travailleurs/euses contre les risques d’accident du travail.

Enfin, concernant la formation et la transition professionnelle, il sera désormais possible de travailler chez un autre employeur durant la période de préavis et le soutien au reclassement professionnel sera renforcé. Le droit individuel à la formation professionnelle est concrétisé: il sera de trois jours en 2022, quatre jours en 2023 et cinq jours en 2024.

Flexibilité imposée, volontariat illusoire, syndicats mis de cÎté

Commençons par la premiĂšre catĂ©gorie. Il est d’abord absolument essentiel de souligner ceci : il ne s’agit pas d’une diminution du temps de travail mais bien d’une modulation de celui-ci. Ensuite, constatons que la « flexibilitĂ© » accordĂ©e au/Ă  la travailleu.r.se, tant vantĂ©e par le gouvernement, est en fait toujours conditionnĂ©e Ă  l’approbation du patron. Il ne s’agit que d’un “droit de requĂȘte”. Le rapport de pouvoir – et l’inĂ©galitĂ© de fait – restent inchangĂ©s. Quant Ă  la conciliation de la vie privĂ©e et de la vie professionnelle, il est vrai que des enquĂȘtes rĂ©centes montrent l’attrait qu’ont certain.e.s travailleurs/euses pour ce type de dispositif
à dĂ©faut de mieux. Pour certain.e.s dĂ©jĂ  trĂšs mal payĂ©s, iels seraient mĂȘme tentĂ©.e.s de chercher un job d’appoint sur le jour ainsi libĂ©rĂ©, pour finir le mois. Il est aussi clair que dans de nombreux secteurs et pour de nombreuses fonctions, une journĂ©e de 9h30 n’est pas possible, techniquement ou humainement. Illusoire, la flexibilitĂ© est donc aussi profondĂ©ment inĂ©gale. Mais au fond, quand bien mĂȘme le dispositif serait Ă  la portĂ©e de tou.te.s, de quel Ă©quilibre parle-t-on ? Un jour additionnel sans travail dans la semaine ou une semaine plus courte, certes, mais quel temps reste-t-il les autres jours pour d’autres activitĂ©s, pour le soin et le travail reproductif, lorsque le travail s’étale sur 9h30, ou lorsque la semaine en comprend 45, sans compter les Ă©ventuels dĂ©placements domicile-travail ? Et quel impact sur la santĂ© d’une telle concentration des heures ?

Il apparaĂźt assez vite que cette mesure n’a rien d’un progrĂšs social. Il s’agit d’une approche individualisante qui participe Ă  pulvĂ©riser le collectif et Ă  (re)mettre en confrontation directe le/la travailleu.r.se et l’employeur, charriant avec elle tout son lot d’inĂ©galitĂ©s. La seule mesure de progrĂšs social en la matiĂšre est celle de la rĂ©duction collective du temps de travail sans perte de salaire. C’est comme ça que les travailleurs/euses rĂ©cupĂšrent collectivement et individuellement du temps qui leur est sinon volĂ© par le capital, un vol qui raccourcit le temps libre des journĂ©es mais aussi le temps (en bonne santĂ©) d’une vie.

Quant au travail de nuit, contrairement Ă  ce qu’affirment trop souvent les organisations patronales, il se pratique dĂ©jĂ  en Belgique. Mais il est encadrĂ© par des textes lĂ©gislatifs prĂ©voyant l’implication des organisations et des Ă©quipes syndicales. Le patron ne fait pas ce qu’il veut. Et c’est prĂ©cisĂ©ment ce qu’il n’apprĂ©cie pas. Il veut avoir les mains libres et pouvoir dĂ©cider unilatĂ©ralement de la mise en place du travail de nuit. L’idĂ©al ? Combiner cette « libertĂ© patronale » Ă  la fin des sursalaires ou des primes de nuit. Faire travailler plus et payer moins. Dans les secteurs du commerce, cette rĂ©forme est une attaque directe sur les sursalaires qui Ă©taient traditionnellement nĂ©gociĂ©s. En effet, les syndicats n’acceptaient l’introduction du travail de nuit qu’en Ă©change de garanties et de compensations, notamment financiĂšres, qui allaient au-delĂ  des indemnitĂ©s minimales sectorielles ou interprofessionnelles. Se dĂ©barrasser des syndicats dans l’organisation concrĂšte du travail, et par lĂ  diminuer incidemment la rĂ©munĂ©ration des travailleurs/euses, voilĂ  tout l’enjeu de cette rĂ©forme.

Le gouvernement insiste sur le fait que l’introduction du travail de nuit dans le cadre d’une “expĂ©rience pilote”, c’est-Ă -dire sans nĂ©gociation collective, se fera sur la base du volontariat individuel. Mais dans un contexte oĂč les augmentations de salaire sont bloquĂ©es par la loi et oĂč les factures d’énergie (et du reste) ne cessent d’augmenter, combien de travailleurs/euses iront refuser le “volontariat” proposĂ© par le patron ? 

En introduisant la possibilitĂ© des « expĂ©riences pilotes » destinĂ©es Ă  faciliter fortement la mise en place du travail de nuit, le gouvernement enclenche une dynamique pro-patronale et rĂ©pond, dans les faits, dĂ©jĂ  en partie aux revendications portĂ©es par Comeos, la puissante association patronale du commerce et des services. Et le lobby patronal ne s’arrĂȘtera pas lĂ . Constant depuis de nombreuses annĂ©es, ce lobby se dĂ©ploie aujourd’hui avec une intensitĂ© renouvelĂ©e, portĂ© par un gouvernement encore et toujours acquis Ă  sa cause. Aujourd’hui, ces mesures ne concernent plus seulement le commerce de biens meubles, mais Ă©galement tous les services logistiques et de soutien liĂ© Ă  l’e-commerce! La discussion autour d’un Ă©largissement de cette dĂ©finition de l’e-commerce est d’ores et dĂ©jĂ  sur la table. Si par e-commerce, on pense souvent aux gĂ©ants Alibaba ou Amazon, une dĂ©finition large – objectif du patronat! – pourrait inclure de nombreuses autres entreprises qui offrent un (ou des) service(s) d’e-commerce, leur permettant ainsi de recourir avec autant de facilitĂ© Ă  des prestations de nuit.

Pour les travailleurs/euses de plateforme, l’extension de la loi sur les accidents du travail constituerait la seule avancĂ©e concrĂšte, pour autant que cette extension couvre bien tous les travailleurs/euses, y compris dans le rĂ©gime de l’économie collaborative. En effet, la majoritĂ© des coursier.Ăšres, par exemple, travaillent dans le cadre de ce rĂ©gime, et ce de maniĂšre parfaitement illĂ©gale (selon le tribunal du travail de Bruxelles). Concernant l’octroi d’un statut de salariĂ©, les nouveaux critĂšres de prĂ©somption salariale restent susceptibles d’ĂȘtre interprĂ©tĂ©s dans un sens ou dans un autre, voire d’ĂȘtre renversĂ©s (en faveur d’une qualification d’indĂ©pendant.e), selon les apprĂ©ciations des juges. Par ailleurs, cette mesure ne concernera pas les travailleurs/euses occupĂ©.es dans le cadre de la loi sur l’économie collaborative. Rodolphe Van Nuffel, le responsable des affaires publiques chez Deliveroo, s’est d’ailleurs dit soulagĂ©. D’aprĂšs sa lecture, la rĂ©forme ne l’empĂȘchera nullement de continuer Ă  occuper des coursier.Ăšres sous d’autres statuts que le statut de salariĂ©! 

Quant Ă  la derniĂšre catĂ©gorie, la mesure visant Ă  augmenter le nombre de jours de formation auquel chaque travailleur.se a droit est plutĂŽt positive face Ă  la rĂ©sistance historique du patronat belge sur ce point ; patronat qui considĂšre qu’il n’a pas Ă  se voir imposer le financement mĂȘme partiel des efforts de formation, quand bien mĂȘme ceux-ci sont calibrĂ©s pour servir ses intĂ©rĂȘts. NĂ©anmoins, il ne s’agit encore que de la concrĂ©tisation d’un engagement dĂ©jĂ  inscrit dans la loi “Peeters” de 2017. Par ailleurs, cette mesure ne s’appliquera pas aux entreprises de moins de 10 travailleurs/euses, lesquel.le.s sont Ă  nouveau discriminĂ©.es. Enfin, la possibilitĂ© de commencer Ă  travailler chez un autre employeur durant son prĂ©avis ne doit pas s’accompagner de perte de droits collectifs et individuels et viser uniquement Ă  servir les besoins des travailleurs/euses dans la sĂ©curisation d’un emploi et d’un revenu digne. À ce stade, impossible de le prĂ©sumer.

Quelques ßlots de social dans un océan anti-social

La Vivaldi engrange donc un accord sur des rĂ©formes du droit du travail qui, pour la plupart, sont profondĂ©ment rĂ©gressives. Dans une tentative dĂ©sormais bien connue de tromperie, le gouvernement propose nĂ©anmoins quelques mesurettes aux accents plus positifs afin de dissimuler le caractĂšre anti-social du reste. Ce faisant, le paquet global contribue au maintien et mĂȘme Ă  l’extension d’un cadre favorable au dĂ©mantĂšlement des protections du travail et Ă  l’affaiblissement du pouvoir collectif des travailleurs/euses et de leurs organisations. Qu’on ne s’y trompe pas : lorsque les syndicats sont attaquĂ©s de la sorte par une coalition gouvernementale alignĂ©e aux revendications patronales, les consĂ©quences ne peuvent jamais ĂȘtre bonnes pour la classe laborieuse. Et les attaques ne seront pas plus douces lorsqu’elles viennent d’un gouvernement avec les verts et les prĂ©tendus socialistes au gouvernement. La « flexibilitĂ© » soi-disant offerte aux travailleurs/euses est un leurre, la « conciliation » de la vie privĂ©e et de la vie professionnelle un mensonge et les « expĂ©riences pilotes » du travail de nuit un vĂ©ritable cheval de Troie Ă  la dĂ©structuration totale des garde-fous actuellement en place pour ce type de travail. Dans cette affaire, il n’y a qu’un et un seul gagnant, le patronat, qui pourtant, n’en a pas assez. Les syndicats, dĂ©jĂ  mis hors-jeu par le blocage salarial, attaquĂ©s par les tribunaux bourgeois, ne peuvent rien gagner sans reprendre l’offensive. Au monde du travail de se remettre en action, par des assemblĂ©es larges de lutte pour Ă©laborer des plans d’actions concrets : contre la vie chĂšre, contre les rĂ©formes nĂ©olibĂ©rales de la Vivaldi et pour changer de cap sans plus attendre.

Contre les réformes patronales, un programme de rupture pour tou.te.s les travailleurs/euses

La Gauche anticapitaliste met en avant les mesures suivantes, en dĂ©fense des intĂ©rĂȘts de notre classe travailleuse, pour nos vies, contre la minoritĂ© possĂ©dante :

  • La rĂ©duction du temps de travail Ă  30h par semaine en 4 jours sans perte de salaire, avec embauche compensatoire, financĂ©e par un impĂŽt sur le bĂ©nĂ©fice des grandes entreprises : garantir un emploi pour tou.te.s, rĂ©duire les temps de dĂ©placement, le stress et la pollution qui en dĂ©coulent.
  • Un salaire minimum Ă  1750€ nets par mois, soit 14€ bruts de l’heure.
  • La suppression des lois de sauvegarde de la compĂ©titivitĂ© de 1996 et 2017 qui empĂȘchent de nĂ©gocier et d’obtenir collectivement des augmentations salariales brutes suffisantes.
  • La rĂ©duction drastique des possibilitĂ©s de prestation d’heures supplĂ©mentaires et le respect strict des horaires de travail.
  • Un statut salariĂ© avec un salaire garanti et une sĂ©curitĂ© sociale pour les travailleurs/euses de plateforme (Uber, Deliveroo, etc.) en lien avec le secteur des transports.

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