« Isn’t it rich?
Isn’t it queer?
Losing my timing this late
In my career?
And where are the clowns?
Quick, send in the clowns.
Don’t bother – they’re here. »

Extrait de ‘Send in The Clowns’, par Frank Sinatra

Robin, dit « Robbe », De Hert, figure incontournable et pionnier du cinéma flamand, vient de mourir à 77 ans des suites d’un diabète. Les médias ont, dans la foulée, publié chacun à leur tour un in memoriam, plus ou moins fouillé, pour tenter de résumer l’étendue son œuvre cinématographique. Y sont aussi évoqués les traits de caractère pittoresques de l' »enfant terrible du cinéma flamand » : son inamovible serviette-éponge autour du cou, ses inimitables « Trésor » ou « Chou » pour s’adresser à chacun(e), son accent anversois à couper au couteau, son légendaire penchant pour d’alcool (« L’ivresse, c’est une vacance pour l’esprit ! »), la gestion souvent désastreuse de ses rendez-vous, etc… Par contre, les choix politiques affichés et militants de Robbe n’y sont presque jamais mentionnés.

Focaliser sur l’exploitation-zoomer sur la solidarité !

Si Robbe pouvait parfois paraître grossier, c’est qu’il était « tout d’une pièce » : il payait ainsi son tribut à la franchise et à l’honnêteté même si sous une apparence « brut de décoffrage » il était en réalité plus cultivé et fin lettré que la plupart de ses critiques patentés ! Pour notre part, nous retiendrons surtout qu’il a voué le meilleur de son talent à l’émancipation de tous ceux qui souffrent et principalement en donnant à voir leurs luttes. C’est pourquoi, plutôt qu’une icône du passé, nous préférons l’évoquer comme un artiste-artisan qui focaliserait le faisceau d’un projecteur ou l’objectif de sa caméra sur le futur, révélant dialectiquement la grande et la petite réalité à travers ses documentaires et ses films de fiction. Car si son œuvre est brillante et témoigne d’un grand savoir-faire, elle traduit toujours à la fois l’indignation devant l’exploitation et à l’oppression de l’homme par l’homme et l’incapacité ou le manque de volonté du « système » pour y remédier. Et elle témoigne tout aussi systématiquement de compassion et de cette solidarité qui reste la source essentielle d’espoir pour l’avenir.

Le Filet Américain

Un film qui n’apparaît quasi jamais dans les critiques de la filmographie de Robbe est « Le Filet Américain » (en Flandre : « België door de vleesmolen » qu’on pourrait traduire par : « La Belgique passée au hachoir »). Pourtant, ce documentaire en dit long sur la personnalité de Robbe. Alors que dans le film, le comédien Wim Meeuwissen parodie et ridiculise le premier ministre de l’époque, Paul van den Boeynants (par ailleurs propriétaire d’une grosse entreprise de transformation de viande !), Robbe alterne avec de longues interventions de l’économiste marxiste Ernest Mandel, leader de la Quatrième Internationale « trotskyste ». Celui-ci, après avoir fait clairement le parallèle entre les mécanismes de la loi sur la concentration capitaliste et la marche vers un État fort, en appelle aussitôt à une résistance aussi nécessaire qu’indispensable. Tout cela sur fond d’images allant des grèves spontanées ( “sauvages » comme on dit dans la presse !) des dockers, des mineurs et autres, aux grèves massives des lycéens contre (déjà à l’époque) l’achat de bombardiers et contre le projet de loi VDB pour une armée de métier. Dans ce film, l’engagement social de Robbe est efficacement lié à l’approche militante mais aussi analytique et intellectuelle du marxisme révolutionnaire ou « trotskyste ».

Un cinéaste militant

Robbe n’a pas seulement utilisé pour « Le Filet Américain » des images d’archives ; il a lui-même filmé, en y participant et depuis l’intérieur, des manifestations et des piquets de grève. Et il s’y est impliqué à fond : en mobylette – avec sa compagne Ida Dequeecker – il distribuait des tracts incendiaires appelant les lycéens à se mobiliser contre l' »État fort » et à former leurs propres comités de grève. Il a été l’un des fondateurs du SKAR – Comité Lycéen Anti-Répression – à Anvers, qui organisa de nombreuses grèves et manifestations lycéennes antimilitaristes. En tant que cinéaste engagé et icône culturelle et militante, il a tissé d’excellents contacts avec des militants ouvriers radicalisés tels que le prêtre-ouvrier et sculpteur Frans Wuytack, le docker Roger « Roche » Broeckx et bien d’autres.

Mouvement pour le cinéma libre

Le fait que Robbe s’identifiait tout naturellement aux mouvements de résistance des travailleurs et des jeunes a beaucoup à voir avec son histoire personnelle et sa propre évolution. Il a été obsédé par le cinéma dès son plus jeune âge, mais ses parents l’ont envoyé dans une école professionnelle. C’est là qu’il apprit l’art du dessin technique qui lui sera bien utile plus tard. N’aimant ni l’école ni surtout la discipline scolaire, il s’enfuit et s’engagea comme marin pour ensuite tenter sa chance comme acteur dans le pays où il est né pendant la Seconde Guerre mondiale : l’Angleterre. Il s’y lie d’amitié avec des gens comme Karel Reisz, Tony Richardson et Lindsay Anderson, éditeurs de ‘Sequence’, un magazine qui défendait le cinéma dit « libre » en réaction au cinéma commercial hollywoodien. Dans le manifeste de ce mouvement pour un cinéma libre, voici une description concise qui a dû plaire à Robbe : « Aucun film ne peut être trop personnel / L’image parle d’elle-même. Le son amplifie et commente / La taille n’est pas pertinente / Une attitude signifie un style – le style signifie une attitude(1)https://en.wikipedia.org/wiki/Free_Cinema. Ma traduction.. Apparemment, c’était Tony Anderson (oscarisé sous la mention « Meilleur film » en 1963 pour son « Tom Jones ») qui conseilla à Robbe de rentrer en Belgique : « Là-bas, tu pourras devenir un des dix premiers, ici tu ne resteras jamais qu’un des mille premiers ! ».

Deux fois deux yeux

Son premier court-métrage, « Twee Keer Twee Ogen » (Deux fois deux yeux), a reçu un accueil positif dans la presse : elle en rendit compte mais sans comprendre que le film était tout à fait conforme au manifeste du « Mouvement du cinéma libre ». Dans une compilation de courts métrages sur la chaîne de télévision flamand Eclipse(2)https://www.eclipstv.be/ (en néerlandais) , « Deux fois deux yeux » a récemment été rediffusé. Il reste fascinant de voir à quel point l’image de ce court métrage parle d’elle-même. Robbe a donc été tout de suite étiqueté à la fois comme « un talent brut, au naturel » et « un cinéaste de race ». Le pitch du court métrage était basée sur le seul poème que Robbe ait jamais écrit, qui consistait en quatre mots de quatre lettres, écrits l’un en dessous de l’autre :

DEUX

FOIS

DEUX

YEUX

Et le scénario complet se résume en fait à ce poème. Dans le film lui-même, il est mis en images comme suit : Avec la gare centrale d’Anvers en toile de fond, une foule de passants apparaît à l’écran. Dans cette foule, un garçon entre en collision avec une fille, ce qui provoque un contact visuel. Puis ils sont à nouveau séparés par la foule… Cut !

Lettres adhésives

C’est ce que Robbe lui-même a écrit à ce sujet dans son livre autobiographique « Het drinkend hert bij zonsondergang « (Le cerf qui boit au coucher du soleil) : « Le suivi d’un script fut plus qu’approximatif durant le tournage : nous ne nous sommes pas souciés de la continuité. La coiffure et l’habillement diffèrent d’un plan à l’autre mais cela nous importait peu : seul l' »essentiel » était important et Ernie[l’acteur] n’écoutait rien de toute façon ! Heureusement, nous avons pu compter sur les compétences d’un certain André Van Putte, qui travaillait au département photographique des archives de la ville d’Anvers, mais a été membre de Groupe de Cinema ’58 et qui, dans le chaos des images « essentielles », a quand même réussi à monter un film. En pratique, cela a été fait avec du matériel amateur et bien sûr pendant ses heures de temps libre. Pendant longtemps, nous avons travaillé sur le générique, où ma formation de dessinateur technique s’est révélée utile. La gamme de lettres adhésives était très limitée à l’époque : on utilisait généralement des lettres en relief en plastique, mais je voulais un « vrai » générique. Toutes les lettres ont donc été faites à la main, à l’encre de Chine blanche, et à chaque erreur, nous devions tout recommencer ».

Orientation sociale et humour grinçant

Par la suite, cette approche foutraque et plutôt anarchiste a parfois causé des problèmes avec les producteurs et les financiers dans la carrière de Robbe mais cela ne l’a pas empêché d’accumuler au fil des tournages une œuvre conséquente(3)Je suis redevable à l’auteur inconnu de l’excellent site web suivant, entièrement consacré à la vie et à l’œuvre de Robbe : http://users.skynet.be/robbedehert/robbedehert.htm (en néerlandais). Bien que l’aperçu de l’œuvre de Robbe sur ce site soit très vaste, il reste inévitablement quelque peu incomplet.. Au regard de sa filmographie, il faut être aveugle pour ignorer sa forte orientation sociale, toujours teintée d’un humour ravageur, également présent dans le montage inventif de ses films (souvent avec l’aide du regretté Chris Verbiest(4)https://www.flandersimage.com/p(en néerlandais)ersons/chris-verbiest (en anglais) . Parmi les courts métrages de Robbe, on trouve des films d’animation, comme « A Funny Thing happened on my way to Golgotha » de 1967 et « The Great Temptation of a Pink Elephant » de 1969. Il y a aussi des courts métrages ordinaires, comme le film réaliste social « S.O.S. FONSKE » (1968), l’histoire d’un harcèlement scolaire « Insane of heerlijk duurt het langst » (1968), « La naissance et la mort tragique de Dirk Vandersteen » (1968) d’après une nouvelle de Ward Ruyslinck et le court métrage documentaire « Death of a Sandwich Man » (1971) sur la commercialisation du sport de haut niveau.

Premier gros chantier

En 1973, Robbe a réalisé son premier « grand » film : Camera Sutra, un film sans plan de travail clairement établi, dans la tradition de « Fugitive Cinéma ». Les images de style reportage ont servi de fond et/ou d’illustration pour l’histoire d’un groupe de jeunes qui, au cours d’un voyage initiatique à travers la Belgique, prennent conscience de ce qu’ils sont. A la fin, ils sont encerclés par la gendarmerie et les choses se terminent mal. Robbe lui-même a écrit à ce sujet : « Il y avait tellement de choses que nous voulions montrer avec ‘Camera Sutra’, que c’est devenu une accumulation d’idées et de découvertes, sans véritable structure. Le scénario consistait en huit feuilles de papier gribouillées. Le reste, c’était des idées, des articles de journaux, des données,… Ensuite, on nous a laissé travailler pendant des mois (quinze ?) pour enchaîner plus ou moins tout cela. Entre autres, on trouve un certain nombre de fragments de films, comme les enfants qui pleurent, la scène d’amour, les images en dessous de « Working Class Hero », les fêtes Wieze-October, qui sont toujours parmi les meilleurs de Fugitive [Cinéma]. Quand je pense à tout ce que nous avions filmé à l’époque ! »(5)Reproduit de http://users.skynet.be/robbedehert/films/bespr/csbespr.htm (en néerlandais)

Kaleidoscopic

La technique du kaléidoscope n’a jamais été très éloignée de l’univers de Robbe. Cela s’illustre aussi bien dans la technique d’assemblage au montage, que dans des projets de collaboration. Par exemple avec Guido Henderickx : trois films (« La Bombe » de Robbe , « Poursuivi par le Profit » et « Le dernier jugement » de Henderickx) ont ainsi été fusionnés en 1978 dans le documentaire « Poursuivi par le Profit (ou l’ABC de la société moderne) ». D’autres courts-métrages documentaires – comme La Grève Lycéens et La Grève des Dockers, tous deux de 1973 – sont presque entièrement incorporés dans « Le Filet Américain », mentionné plus haut.

Reconnaissance

La reconnaissance du grand public arrive finalement en 1980. Avec « De Witte van Sichem », Robbe a réussi sa grande percée. Avec une adaptation personnelle du livre homonyme d’Ernest Claes, Robbe n’a pas fait une nouvelle version de la célèbre histoire de canailles. Avec les coscénaristes Fernand Auwera et Gaston Durnez et avec l’aide d’Hugo Claus et de Louis-Paul Boon, il parvient à lui donner une couleur et un contexte tragiquement social. Le film, toujours populaire aujourd’hui, a immédiatement établi la réputation de Robbe en tant que cinéaste talentueux. En 1982, il confirme l’essai dans une adaptation intelligente de la nouvelle « Maria Daneels » de Maurice Roelants. « Les scénaristes De Hert et Auwera abordent la relation triangulaire entre deux femmes et un homme de manière explicite mais honnête. Le résultat est un film intelligent plein de doubles sens, qui est en même temps un film sur le cinéma. »(6)http://users.skynet.be/robbedehert/films/bespr/mdbespr.htm (en néerlandais)

Problèmes d’argent

Charles Bukowski a écrit : « l’argent n’a jamais été un problème – c’est ne pas avoir d’argent qui a été un problème ». Robbe – comme beaucoup d’autres artistes – a été confronté à cette banalité plus d’une fois. Sauf que dans le cas du septième art, ça se termine toujours par la mise à la casse du film…. Plus d’une fois, Robbe s’est insurgé quand il se heurtait à la mesquinerie comptable des bailleurs de fonds et des organismes de subventions. Mais ce n’est sans doute pas seulement l’avarice qui gardait serrés les cordons de la bourse : en plus de son interprétation plutôt fantaisiste des règles administratives en matière de subventions, c’est évidemment son radicalisme social affiché qui posait problème. Par conséquent, certains de ses projets ne furent jamais tournés ou furent réalisés par d’autres. Ce fut le cas de sa tentative de filmer le roman historique de Louis-Paul Boon « Pieter Daens ». Empêtré dans des problèmes financiers, Robbe fut contraint de vendre le scénario qu’il avait réalisé avec Fernand Auwera (ce scénario a finalement été tourné avec succès par Stijn Coninx). Pour Robbe, ce fut une très grande déception. D’autres exemples : « The Reward » (conçu comme une collaboration avec l’écrivain Walter Van den Broeck) sur les travailleurs qui ont été licenciés d’une multinationale et la parabole écologique « The Commissioner », d’après un ouvrage de Stanley Johnson. Vergeten Straat (rue oubliée), d’après le livre du même nom de Louis-Paul Boon, a été filmée par Luc Pien, un des collègues de Robbe à Fugitive Cinéma.

Cinéma commercial

En fin de compte, Robbe fut contraint de se tourner vers le cinéma commercial en raison de difficultés financières persistantes. En 1984, pour le film « Zware Jongens » (« Les mauvais garçons »), Robbe a collaboré avec le duo comique anversois Gaston et Leo. Et là, les investisseurs n’ont pas manqué ! Robbe lui-même n’aurait pas demandé un salaire, mais « un pourcentage des bénéfices »(7)http://users.skynet.be/robbedehert/films/bespr/zjbespr.htm (en néerlandais) . En 1989, ce parcours commercial continue avec « Blueberry Hill », vaguement inspiré des expériences de jeunesse de Robbe dans son école professionnelle, suivi par « Brylcream Boulevard » en 1995. Entretemps, Robbe continue à réaliser des documentaires socialement motivés et plus « ancrés », comme « De Droomproducenten » (1984), « Henri Storck, Ooggetuige » (1986), « Janssen en Janssens draaien een film » (1990) et « Op de fiets naar Hollywood » (1993). Les films de fiction aussi, toujours dans le même esprit social, ont continué à se succéder, avec « Trouble in Paradise » (1989), « Survival » (1992) et « Elixir d’Anvers » (1996).

Antifascisme

En 1997, Robbe a réalisé le film « Gaston’s War » sur un résistant flamand pendant la Seconde Guerre mondiale. Robbe s’y prend à la fois au fascisme, mais aussi à l’incompétence bureaucratique des Alliés. Voici ce qu’en dit le journal hollandais Volkskrant: « Le courage et la trahison sont les deux thèmes dont s’empare « le Robbe ». Le réalisateur, à la fois de gauche et romantique, n’aura pas seulement été enthousiasmé par les expériences aventureuses du résistant Gaston Vandermeerssche, il a aussi été révolté par le cynisme avec lequel des gens ont été sacrifiés depuis Londres par les services secrets britanniques à des « fins supérieures ». La guerre de Gaston n’est donc pas seulement un film de genre « pour garçons », ni l’histoire grinçante d’un garçon, résistant belge, qui doit réorganiser la résistance néerlandaise, mais aussi un film dans lequel sont dénoncés les planificateurs de bureau. »(8)http://users.skynet.be/robbedehert/films/recen/gwrecen1.htm (en néerlandais)

Elsschot

En 2000, Robbe a filmé les romans homonymes du maître du style flamand Willem Elsschot avec « Lijmen/Het Been ». Je cite l’auteur inconnu du site web susmentionné (3) : « De Hert adapte les romans d’Elsschot de manière excellente. Une grande attention a été accordée à la préservation de l’esprit et de la période de l’œuvre, dont les beaux décors sont témoins. L’ensemble est entrecoupé d’anachronismes et d’intertextes, ce qui en fait un film fascinant pour les amoureux d’Elsschot comme pour les profanes. »(9)http://users.skynet.be/robbedehert/films/bespr/lhbbespr.htm (en néerlandais)

Campagne de solidarité

En 2018 sort le dernier film de Robe De Hert : « Hollywood sur l’Escaut », dans lequel il offre une dernière fois une image kaléidoscopique de l’histoire du cinéma en Flandre, dont il est lui-même la figure de proue. La post-production de ce film fut encore une fois un casse-tête financier. En fin de compte, une vaste campagne de solidarité fut nécessaire pour réunir l’argent nécessaire au montage. Les avant-premières au Festival du film d’Ostende et au Roma d’Anvers ont donné encore une fois à Robbe une reconnaissance publique et critique enthousiaste.

L’altruisme

Certains collaborateurs de Robbe le traitaient parfois de bordélique ; peu fiable (pour ses rendez-vous) et négligent (pour ses finances). On imagine bien… Mais en même temps, toutes ces personnes qui ont travaillé avec lui nous ont fait part de son altruisme. Peut-être est-ce là le cœur de l’art et du militantisme de Robbe : la combinaison de l' »assistance mutuelle » d’un anarchisme à la Kropotkine et du marxisme intransigeant de la « révolution permanente » de Trotsky ? Cet « altruisme s’est également manifesté dans le domaine politique. Bien que la santé de Robbe se détériorait déjà à l’époque, il était toujours prêt à soutenir les initiatives politiques qu’il jugeait utiles. Il a immédiatement répondu positivement à la demande d’Erik De Bruyn de rejoindre la liste dissidente de gauche de ROOD! pour les élections municipales d’Anvers en 2012. Lors des élections législatives de 2014, des candidats trotskyste de la Gauche anticapitaliste (SAP en Flandre) figuraient sur différentes listes du PVDA (PTB flamand). Robbe lui-même n’était pas candidat, mais il a soutenu la campagne. Il a ainsi contribué à l’organisation de projections de films (suivies de débats) au Filmhuis Klappei, le véritable successeur du désormais légendaire King Kong (voir plus loin).(10)http://www.klappei.be/ (en néerlandais)

Cohérence politique

Cela peut en surprendre plus d’un, mais Robbe n’a rejoint le trotskysme ni par le biais de l’activisme, ni par celui d’une certaine insatisfaction psychologique qui tiendrait à sa situation « prolétarienne ». C’est un cheminement intellectuel, une approche théorique nourrie par ses lectures politiques qui lui ont fait choisir la Quatrième Internationale. Plus précisément, son adhésion à une position prise par Léon Trotsky : « Si la révolution, pour mieux développer les forces de la production matérielle, consiste à construire un régime socialiste avec un contrôle centralisé, alors, pour développer la création intellectuelle, il faut établir dès le départ un régime anarchiste de liberté individuelle. Pas d’autorité, pas de diktats, pas la moindre trace d’ordres venant d’en haut ! Ce n’est que sur la base d’une collaboration amicale, sans contraintes extérieures, que les savants et les artistes pourront mener à bien leurs tâches, qui vont plus loin que jamais dans l’histoire. (…) Nous pensons que la plus haute tâche de l’art à notre époque est de participer activement et consciemment à la préparation de la révolution. Mais l’artiste ne peut servir la lutte pour la liberté que s’il en assimile subjectivement le contenu social, qu’il en ressent le sens et le drame dans ses propres nerfs et qu’il essaie librement d’incarner son propre monde intérieur dans son art.« (11)TROTSKY, Leon et BRETON, André, Manifeste : Vers un art révolutionnaire libre, https://www.societyforasianart.org/sites/default/files/Breton%20and%20Trotsky.pdf (en anglais). Ma traduction. Bien que le texte ait été publié par le surréaliste français André Breton, son contenu était principalement l’œuvre de Trotsky. Ce désir intransigeant de liberté dans le contexte d’une perspective révolutionnaire a exercé une énorme attraction sur Robbe. C’est pourquoi Robbe a rejoint la section belge de la Quatrième Internationale et non l’organisation TPO d’orientation stalinienne (prédécesseur de l’actuelle PTB).

KICK vzw

Robbe a fait bien plus que faire des films, écrire des scénarios ou distribuer des tracts. Dans un bâtiment quelque peu délabré de la Keizerstraat anversoise, Robbe a fondé avec d’autres, à l’époque, un centre culturel : l’association sans but lucratif « Kultureel Informatiecentrum Keizerstraat » ou KICK. À l’arrière du bâtiment se trouvait une salle de quelques centaines de places, où étaient projetés principalement des films mais où on donnait des pièces de théâtre et où les amateurs du free jazz pouvaient assister à leurs concerts. De temps en temps, il y avait aussi des meetings politiques. Au rez-de-chaussée, à côté de la petite librairie trotskyste « Le Militant », se trouvait le café King Kong. Au cours des années 1970, ce café était devenu le point de ralliement de presque toute la gauche radicale anversoise. Les étages supérieurs abritaient les locaux de la société cinématographique Fugitive Cinéma de Robbe ainsi que ceux des critiques de cinéma de gauche de De Andere Sinema (L’Autre Cinéma), du groupe de théâtre d’Agit Prop Het Trojaanse Paard (Le Cheval de Troie), du Werkgroep Improviserende Musici (WIM) et du Kultureel Front (Front Culturel), qui promeut la culture de combat. Tout en haut, dans le grenier, se tenaient les réunions des sections anversoises de la Ligue Révolutionnaire de Travailleurs (LRT, le prédécesseur de la Gauche anticapitalistes) et de son organisation de jeunesse de l’époque, les JGS (les Jeune Gardes Socialiste), ainsi que du groupe d’action homosexuel « Papillon rouge » et du groupe féministe-socialiste « Femmes rouges » (GROV).

Lectures au grenier et festival de Cannes

J’ai moi-même rencontré Robbe pour la première fois dans ce bâtiment de la Keizerstraat, plus précisément au café King Kong. A cette époque, j’étais très jeune (16 ans) et plutôt timide. D’emblée il m’a traité comme il traitait tout le monde : « Hé chéri ! » ou « Salut chou ! »… Rien à voir avec certains « poids lourds » du trotskysme anversois de l’époque, qui pouvaient parfois se montrer condescendants. Même si on était proche, je ne me suis pas vraiment lié d’amitié avec Robbe. Il était trop occupé pour cela et j’étais moi-même beaucoup trop jeune.

Mais par ailleurs, dans le grenier de ce bâtiment, il y avait des tonnes d’archives, de coupures de presse. C’est en feuilletant tous ces papiers que j’en ai appris davantage sur les luttes et les mouvements sociaux que Robbe a si bien documentés dans son film « Le Filet Américain ». Quelques années plus tard – cela devait être en 1978 ou 79 – j’ai pu aller au festival du film de Cannes en tant que membre du personnel du cinéma Monty (situé dans la Montignystraat à Anvers). Là, je suis tombé sur Robbe dans un tout petit bistrot, le bien nommé « Le Petit Carlton ». Il m’a frappé sur l’épaule : « Tu sais chéri, je connais un bon restaurant, pas cher et vin à volonté » ! Et de fait, soir-là, toute la compagnie – composée d’employés du Fugitive Cinéma de Robbe, du CinéLibre bruxellois et les deux hommes du Monty – a beaucoup bu et beaucoup ri. Notre Robbe était en grande forme, lâchait ses anecdotes cocasses et nous, on était suspendu à ses lèvres…

Semaine rouge et Incendie criminel

Tôt ou tard, chacun est confronté à un fait incontournable qui le dépasse : le développement social. Comme Ernest Mandel l’avait souligné dans son chef-d’œuvre « Le troisième âge du capitalisme »(12)http://www.ernestmandel.org/new/sur-la-vie-et-l-oeuvre/article/le-troisieme-age-du-capitalisme-l, le système capitaliste, après la longue vague ascendante des « Trente Glorieuses », se dirigeait inévitablement vers une crise majeure et cette crise a commencé à se manifester à partir du milieu des années 70. Parallèlement la pensée néolibérale a commencé à creuser son sillon ; l’esprit du temps a changé et en même temps la dynamique autour du King Kong d’Anvers commençait à fondre. Dans la nuit du 8 au 9 juillet 1982, un coup d’arrêt est porté à cette expérience culturelle : un incendie criminel ravage le bâtiment de la Keizerstraat. Avec les camarades de la LRT-RAL (entre-temps rebaptisé POS – SAP Parti ouvrier socialiste), nous avons immédiatement soupçonné l’extrême droite. Des tentatives ont été faites – avec le soutien de Robbe – pour maintenir l’élan du King Kong par le biais d’un comité de solidarité mais en vain. L’incendiaire n’a été identifié et condamné que des années plus tard ( et vingt-cinq ans plus tard, l’émetteur libre local Radio Centraal a commémoré l’incendie criminel, mais aussi la ferveur de l’époque.)

Avant l’incendie criminel, une « Semaine rouge » avait été organisée dans le bâtiment de la Keizerstraat au début des années 1980, avec exposition de peintures, débats politiques, représentations musicales et théâtrales et – bien sûr – des projections de films. Au cours d’une des activités dans l’arrière-salle, Robbe s’est lancé dans une performance théâtrale à partir d’un playback de « Send in the clowns »de Frank Sinatra, cette inusable rengaine qu’on se passait dans le juke-box du café King Kong. Ce texte, Robbe trouvait qu’il lui allait comme un gant… Ah ce Robbe, quel artiste ! Comme il disait de lui-même : »Jamais assez comptable, toujours trop artiste ! »

Cette sale bête du diabète a condamné de plus en plus Robbe à l’isolement, elle a menacé de le foutre par terre. Son grand amour (« notre Ida ») a réussi à lui épargner ça. C’est une consolation qu’il ait pu s’endormir paisiblement. Oui, le Robbe, tu vas nous manquer, mais nous ne t’oublierons jamais !

Traduit du néerlandais pas Hamel Puissant et François Houart.

Notes[+]