Leur Mai et le nôtre

À l’heure où les repères se perdent au sein de la gauche et du mouvement ouvrier, il faut remettre à l’ordre du jour et en mémoire le vrai Mai, celui des étudiants et de la jeunesse en révolte et surtout celui de la grève générale la plus longue de l’histoire du mouvement ouvrier français. Il faut se souvenir de cette immense convergence entre révoltes, résistances, grèves et luttes internationales de cette année 68, dont le Mai français n’a été qu’un des sommets, et qui trouvera de multiples échos pendant les années à venir, les si bien nommées « années 68 ». L’heure n’est pas à la commémoration passéiste, mais aux analyses affinées et regards lucides, aux leçons à tirer pour les combats et urgentes résistances d’aujourd’hui et de demain. En France, en Europe et au-delà.

L’héritage n’est pas un acquis que l’on dépose au congélateur comme un vulgaire plat sommairement concocté d’après de simplistes recettes. Il est quelque chose que les héritiers se disputent, et ce qu’ils en font. Il y a « leur Mai et le nôtre » (Daniel Bensaïd). Celui de la légende dorée du style « heureux, riches et célèbres ». Et celui des usines et des facs occupées, celui de « si on arrêtait tout », pour que tout devienne possible.

Or c’est bien le Mai 68 de la grève générale, ouvrière, qu’on entend occulter. En 68 l’aspiration à davantage de liberté individuelle, à une évolution des mœurs, à une révolution sexuelle, se conjuguait fort bien avec l’espoir d’une révolution sociale. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques essentielles de tout profond mouvement social et de classe, indexé également de transformations sociétales, lorsque se dessinent en filigrane les espoirs de nouvelles structures, d’organes de contre-pouvoir (autogestion, comités d’usine, assemblées générales, etc.). L’épanouissement de l’individu ne s’opposait en rien aux solidarités et à l’émancipation collective.

Avec le poids des ans, de dénégations en compromissions, les rebelles d’hier, recyclés dans le rose bonbon, le vert pâle et désormais la fangeuse « macronie », ou reconvertis dans la pitrerie médiatique, en sont venus, réduisant l’événement politique majeur à un banal dépit amoureux ou à une grosse blessure narcissique, à considérer leurs propres émois de jeunesse avec la condescendance attendrie de l’âge mur et adulte, adultement vieillis et mûrement rancis.

Selon des perspectives soit personnelles, soit « psychanalysantes », soit « sociologiques », mai 68 devait être compris comme l’affirmation du statu quo, une rébellion au service du consensus, une révolte générationnelle de la jeunesse contre les raideurs structurelles qui bloquaient la nécessaire modernisation culturelle de la France. En réinsérant la rupture dans une logique du même, et en renforçant les identités des systèmes et des groupes qui permettent la reproduction des structures sociales, la version officielle de l’après-68 a servi les intérêts des sociologues, tout comme ceux des militants repentis désireux d’exorciser leur passé, même si l’autorité revendiquée par ces deux groupes diffère radicalement.

Les ex-leaders prétendent fonder leur discours sur leur expérience personnelle et s’appuient sur ces données pour nier ou déformer certains aspects clés de l’événement. À l’inverse, les sociologues ont recours à des structures et à des mécanismes abstraits, à des moyennes et à des quantifications, et élaborent des typologies construites sur des oppositions binaires – le tout étant bien évidemment fondé sur une méfiance viscérale vis-à-vis des enquêtes de terrain. En dépit de leurs prétentions contradictoires, les deux groupes ont travaillé de concert pour établir les codes déshistoricisés et dépolitisés qui servent à interpréter Mai 68 de nos jours(1)Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, éditions Complexe et Monde Diplomatique, Paris, 2008. Toutes ces analyses, empruntant les méthodes de la doxa culturelle dominante, évitent ou sciemment occultent la question essentielle: l’analyse de la situation potentiellement pré-révolutionnaire de Mai 68 en France et les leçons stratégiques à en tirer. La notion même de la nature d’une crise révolutionnaire (d’où d’ailleurs logiquement celle de la nature de d’Etat…), les notions de stratégie d’émancipation, de double pouvoir et d’auto-organisation sont pour ces « analystes » de grandes inconnues. Analystes post-Mai dont la plupart d’ailleurs n’ont jamais vécu un mouvement ou une grève de masse (et y ont encore moins participé..).

L’étincelle

Il serait stupide de prétendre que Mai 68 fut une pure déflagration spontanée et spontanéiste. Il serait tout aussi aléatoire de postuler que ce fut le produit mécanique de la période qui précède, mais il le serait encore plus de penser qu’on peut évacuer les moments historiques et événementiels qui lui sont antérieurs, immédiatement et de façon plus lointaine. Cela ne concerne pas seulement l’agitation qui se développait depuis plus mois en milieu étudiant (le « mouvement du 22 mars » par exemple) et l’histoire de la naissance des « groupuscules ». On oublie trop souvent que la « nuit des barricades », qui fait basculer la France dans la grève générale, n’est pas le seul produit de la « spontanéité » du mouvement étudiant – par ailleurs assez extraordinaire -, mais de batailles politiques pour la direction de ce mouvement. Plus généralement on doit remonter bien en amont, jusqu’en 1958, date de l’avènement du régime gaulliste de l’avènement de la 5e République, régime de type bonapartiste, autoritaire et répressif. Il y eut une accumulation d’expériences tout au long de l’année 1967-1968 : grève étudiante en 67, fort soutien aux grèves ouvrières dans les usines nouvelles en province, guerre du Vietnam, fort esprit anticolonialiste dans l’après-guerre d’Algérie, solidarité avec les luttes antibureaucratiques notamment en Pologne…

Le mouvement de 68 est la jonction de deux dynamiques : contestation culturelle et justice sociale. Mais ces deux logiques ont été séparées à la fin des années 70. On différencie désormais réformes sociales (droit du travail, protection sociale, etc.) et « sociétales » (questions de « mœurs », droits des femmes, des homosexuelle-s…).

La « nuit des barricades” fut le condensé de l’opposition massive et violente au pouvoir gaulliste et à des institutions d’Etat obsolètes et sa hiérarchie hautaine et rancie, de même que le mouvement étudiant en révolte fut le révélateur des immenses questions sociales et sociétales provoquées par cet Etat sclérosé. Cette nuit fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres. L’étincelle fut le détonateur. Il est hautement significatif que ce fut bien cette nuit là, celle des barricades, qui fit démarrer la grève générale ouvrière et non le mouvement étudiant en tant que tel.

« Sous la plage, la grève »

C’est bien l’affrontement violent avec les forces policières répressives du pouvoir gaulliste, avec les fameux CRS bien connus des ouvriers comme briseurs de grèves et de manifestations, qui lance la plus vaste et la plus longue grève générale du mouvement ouvrier français. Les barricades en sont le symbole, ramenant à la surface les moments souvent occultés de la tradition ouvrière la plus glorieuse, souvent tragique mais nécessaire, des grèves, des soulèvements, des mouvements insurrectionnels du passé. Et d’autant plus qu’en janvier de cette année il y eut les barricades ouvrières à Caen.

« Sous les pavés, la plage », pouvait-on lire sur les murs du Quartier latin. « Sous la plage, la grève », rappelle joliment Jacques Kergoat, un des acteurs et puis analyste pointu de Mai 68. Rappel qui n’est pas inutile puisqu’en mai et juin 68, la France a connu la plus importante grève générale de son histoire, en nombre de grévistes (entre 8 et 10 millions) et en durée (mai-juin). Avec des occupations d’usines et, parfois, des comités de grève élus ! Et pourtant, alors que la mémoire collective associe spontanément juin 1936 à la grève générale, ce n’est pas le cas de mai et juin 1968 pour lesquels on parle plutôt des « événements », selon un euphémisme inventé dès 1968 et exemplaire dans sa façon de camoufler ce qui est pourtant manifeste.

A l’exception de quelques cercles restreints on aurait partiellement oublié les étudiants, les barricades de Gay-Lussac, s’il n’y avait pas eu l’immense grève générale, la plus grande de l’histoire de France. Par exemple, le mouvement étudiant allemand, était beaucoup plus fort que le mouvement étudiant français (manifestation monstre à Berlin en février 68) mais, sauf dans les pays germanophones ou à l’occasion de commémorations décennales et biaisées, peu de gens, au niveau international, se souviennent du mouvement étudiant allemand et surtout de ses revendications précises, car il n’y a pas eu de mouvement du salariat allemand de l’ampleur du mai 68 français. Quoi qu’en disent certains « spécialistes », idéologues de la dissimulation orientée, Mai 68 n’est en aucun cas résumable ni aux barricades étudiantes, ni aux questions sociétales ou culturelles !

Une situation potentiellement pré-révolutionnaire

Le régime bonapartiste instauré par le coup d’Etat du 13 mai 1958 concentre, au fil des années, les réalités du pouvoir au sein de l’exécutif, marginalisant partis et syndicats, réduisant les assemblées élues à de simples chambres d’enregistrement, coquilles de plus en plus vidées de toute substance décisionnelle. Le général-président pousse à son paroxysme la centralisation bureaucratique française. Du coup, le pouvoir gaulliste, selon la belle expression de Raymond Tournoux, est devenu un « régime sans fusibles ».

Quand la grève s’étend le gouvernement Pompidou prend l’initiative, du 25 et 26 mai, de négociations entre gouvernement, CNPF (patronat) et directions syndicales. Ce sera le désormais célèbre « protocole d’accord de Grenelle ». Echec ! Le lundi 27 mai, 12000 travailleurs de Renault-Billancourt refusent de brader la plus puissante grève de l’histoire de France pour la tambouille de lentilles de quelques augmentations salariales. Refus très vite confirmé par d’innombrables assemblées de grévistes dans tout le pays. Non seulement le mouvement ne faiblit pas, mais il se durcit et s’étend. Il poursuit sa courbe ascendante.

La grève paralyse la production, sape l’autorité, libère les énergies. L’Etat, bafoué, semble suspendu dans les airs. Ses grands commis, reclus dans les préfectures, les administrations, les ministères, ne sont plus ni informés, ni consultés, ni obéis. L’appareil étatique n’embraye plus sur la société civile. Il y a « vacance du pouvoir ». Mais il faut bien que le pays vive. Si le gouvernement ne rétablit pas très vite la situation, c’est-à-dire avant tout, s’il n’amorce pas la reprise généralisée du travail, une administration informelle, parallèle, indépendante de lui, liée aux partis et syndicats ouvriers, voire aux comités de grévistes ou aux structures d’auto-organisations encore balbutiantes, risque de se mettre en place, ne serait-ce que pour répondre aux besoins élémentaires de la population. Se profile le spectre de la dualité de pouvoir.

27-28-29 mai : les 3 jours qui ébranlèrent la France. Le refus ouvrier des accords de Grenelle lève un vent de panique dans les sommets de l’Etat. Des ministres, des gaullistes de vieille souche adjurent le général de démissionner. Des parlementaires tournent leurs vestes. Des technocrates font leur valise, évacuent leur famille. Le vieux bonaparte a perdu le sommeil. Il traverse ce que Pompidou appellera un « passage à vide ». A 71 ans, il répugne à entrer dans l’Histoire comme le massacreur des étudiants et des ouvriers parisiens, comme le Gallifet d’une nouvelle Commune.

Au gouvernement, dans la « classe politique », la conviction prévaut que le général est fini. Chacun y va désormais de sa solution de rechange. Mitterrand propose la mise en place, sous sa présidence, d’un « gouvernement provisoire de gestion, assurant le remise en marche de l’Etat… ». Mendès-France s’affiche au meeting (faussement) réputé gauchiste de Charléty (50 000 manifestants).

Waldek-Rochet, dirigeant du PCF, réclame la formation d’un « gouvernement d’Union démocratique avec des ministres communistes ». Séguy, dirigeant de la CGT, appuyant cette exigence en mobilisant 600 000 travailleurs dans un défilé monstre, le mercredi 29 mai de la Bastille à Saint-Lazare… Côté gaulliste, on organise l’Action civique, les Comités de défense de la république (CDR). Deux régiments de paras du Sud-Ouest sont transférés dans la région parisienne, au camp de Frileuse. Les soldats conscrits, en majorité fils d’ouvriers ou anciens étudiants, sont consignés et surveillés dans les casernes…

C’est dans ce contexte qu’on apprend le 29 mai l’évaporation du général. Son hélicoptère n’est pas arrivé à Colombey-les-Deux-Eglises. Parant à toute éventualité, de Gaulle était allé préparer sa riposte, en compagnie du général sympathisant de l’OAS, Massu, à Baden-Baden, en Allemagne.

Les directions du mouvement ouvrier, dont le PCF fut la composante dominante, était à la limite disposé à ramasser le pouvoir gouvernemental, si le chef de l’Etat perdait la tête ou si le gouvernement démissionnait. Il n’était nullement décidé de le lui disputer par la mobilisation des masses, même si près de 10 millions de grévistes le souhaitaient et si les immenses potentialités du mouvement en dessinaient les axes stratégiques. Comme il s’était précipité sur l’os des accords de Grenelle, le PCF se précipitait sur le mou des élections générales que lui jetait le pouvoir aux abois. Ce qui impliquait, au sein même du mouvement ouvrier, manœuvres, intimidations, appels, démobilisations entreprise par entreprise, vaines promesses pour garantir le retour à l’ordre…gaulliste. Avec, en résultat, les immenses espoirs déçus et la démoralisation subséquente.

Les années 68

Mai 68 est loin d’être une affaire strictement franco-française. De ce point de vue aussi, c’est un événement global, international, un moment de convergence des résistances et des révoltes. On en parlerait bien différemment, s’il ne faisait pas écho, non seulement aux usines occupées hérissées de drapeaux rouges, mais aussi à l’offensive du Têt de février 68 au Vietnam, au printemps de Prague, à l’agitation des étudiants polonais, à la révolte de la jeunesse pakistanaise, au mouvement anti-guerre aux Etats-Unis, aux dernières braises de la révolution culturelle en Chine, au massacre de Tlatelolco et aux poings levés gantés de noir sur le podium olympique. 68 est donc la date symbolique d’un instant propice où l’édifice despotique du stalinisme révélait ses lézardes, où les luttes anti-bureaucratiques à l’Est, les révolutions coloniales en Algérie, en Indochine, en Palestine, dans les colonies portugaises semblaient pouvoir se lier aux mobilisations ouvrières en France et en Italie.

Rappelons quelques grands événements. Début 1968, le FLN vietnamien lance l’offensive du Têt qui bouscule l’armée américaine au Sud-Vietnam ; au printemps l’ensemble des universités italiennes sont occupées ; en Allemagne le mouvement étudiant s’affronte avec la police ; en avril, l’assassinat de Martin Luther King provoque d’importantes émeutes dans plusieurs villes des Etats-Unis (déjà fortement secoués par le mouvement anti-guerre) ; fin août, les forces du pacte de Varsovie occupent la Tchécoslovaquie et écrasent le Printemps de Prague ; en octobre, à Mexico, on tire sur les étudiants… Cette dimension mondiale est présente et a des répercussions sur l’Europe. Il n’est pas non plus possible de parler de la «France de la contestation » sans braquer le projecteur sur la Révolution des œillets au Portugal (25 avril 1974). Comment méconnaitre que si le processus révolutionnaire y a connu un coup d’arrêt le 25 novembre 1975, la mort de Franco, le 20 novembre, semblait pouvoir en ouvrir une autre? Cela ne sera pas le cas, mais les mobilisations ouvrières et populaires sont très fortes: grèves générales répétées en Euzkadi (Pays Basque), à Madrid, Barcelone, etc. L’année 1976 fut le théâtre de vastes mobilisations dans toute l’Espagne. Enfin, de façon fortement symbolique, 1980 est l’année du soulèvement des travailleurs polonais et l’émergence de Solidarnosc.

C’est l’Europe du Sud qui connait la plus forte amplification des mouvements sociaux. Pour autant, il ne faut pas oublier le développement des luttes après 1968 en Angleterre et le mouvement des shop-stewards, en 1974. En Europe du Sud, il faut distinguer la « crise des dictatures », pour reprendre une formule de Nikos Poulantzas (1975), qui concerne la Grèce, le Portugal et l’Espagne, de l’Italie du « Mai rampant ». L’Italie est le pays dont les coordonnées sont les plus proches de la France, même si le processus est très différent, d’où la formule de « Mai rampant » pour designer une période qui court de 1968 au milieu des années 1970. Cette période est marquée par la durée étonnante du cycle du mouvement étudiant, de la mobilisation de l’ensemble des couches de la société et du formidable mouvement d’auto-organisation de la classe ouvrière, notamment dans l’automobile avec la création des conseils d’usines et de leurs délégués.

Le reflux dès la fin de la décennie 70, a ouvert la voie à la contre attaque des années Thatcher/Reagan. Le spectre de la révolution sociale et profane reculait. Venait le temps des contre-réformes néolibérales et des idéologies contre-révolutionnaires – notamment soutenues, gérées voire initiées par la social-démocratie internationale.

De générations en générations…

Malgré les défections, les désillusions, trahisons et révisions postérieures, l’année 68 en général et le Mai français en particulier furent aussi de formidables couveuses d’une nouvelle et jeune génération militante, syndicale, intellectuelle et d’organisations. Déjà l’appel autour de la Tricontinentale, dans le Tiers-monde, la révolution cubaine et la figure emblématique du militant, dirigeant et combattant Ernesto Che Guevara (assassiné en 67) en avaient fixés quelques prémisses idéologiques et avancées théoriques. Y compris dans les pays capitalistes développés. Cette nouvelle génération de l’année 68 et au-delà rompait, peu ou prou, avec les schémas et programmes de la vieille gauche, sociale-démocrate ou stalinienne. Pour la première fois depuis les années 20 en Europe une partie de cette génération allait s’organiser assez massivement en-dehors et contre ces derniers. Ce qui fut encore stimulé, pour une part, par la « trahison » du PCF, préférant les urnes gaullistes aux potentiels inachevés de Mai, et, d’autre part, par la liaison d’un pan entier de cette nouvelle politisation avec la petite gauche marxiste non-stalinienne, groupusculaire, qui avait survécu à la marge pendant les décennies précédentes, depuis qu’il avait fait «minuit dans le siècle» (Victor Serge) durant les années 30.

Durant les cinquante dernières années cette accumulation – génération aprés génération – de nouveaux cadres politiques et organisationnels, d’acquis théoriques et militants, a permis, dans bien des cas, d’affronter les nouvelles donnes des vastes changements intervenus (la massive contre-réforme libérale, l’implosion du bloc bureaucratique et la mondialisation) et de survivre pendant les périodes les plus difficiles, de revivre quand la situation le permettait et de joindre de nouvelles forces. Dans certains pays une gauche de la gauche est non seulement toujours et à nouveau largement à l’œuvre, mais puise de nouvelles forces (en France, au Portugal ou en Grande-Bretagne notamment). Des jeunes générations qui savent articuler antilibéralisme radical, altermondialisme et anti-capitalisme cohérent et organisé. Au Luxembourg, la génération soixante-huitarde, plongeant dans un désert stratégique, théorique ou programmatique, a dû, pendant les années 70, essayer de balayer des structures et pensées ultra-provinciales, datant parfois du 19e siècle (anticléricalisme interclassiste notamment) et d’introduire un marxisme un tant soit peu cohérent, non-institutionnel, vivant, vraiment internationaliste et une stratégie anti-capitaliste agissante; ce n’est plus le cas actuellement, du moins pas structurellement ou programmatiquement.

Quel héritage ?

En conclusion : Etait-ce la der des der des luttes ouvrières du XIXe et du XXe siècle? L’ultime baroud du monde de Zola, du Front populaire et de la Libération? Ou la première grève du XXIe siècle, dans un pays à large majorité urbaine, où le salariat représente plus de 80% de la population active, où la classe travailleuse rassemble sous son hégémonie la petite paysannerie, le jeunesse scolarisée, une fraction importante des techniciens et cadres? Sans doute un peu des deux: une grève charnière, entre déjà-plus et pas-encore, entre ce qui s’efface doucement et ce qui s’annonce à peine. A moins de céder à une vision fataliste de l’histoire et à un déterminisme paradoxal, force est donc de rappeler aujourd’hui qu’autre chose fut possible au seuil des années 70 qui nous aurait épargné bien des tourments actuels.

En conclusion : Mai 68, héritage impossible ? Certes non, mais c’est aux héritiers de savoir hériter… Une approche élémentaire, sui generis pour ainsi dire, est bien sûr d’analyser Mai 68 en termes de contradictions sociales, de rapports de production, d’analyse de la nature de l’Etat, de luttes des classes et d’auto-activité des salarié(e)s. Et non pas pendant de savants colloques ou de fallacieux débats où le docte académisme historisant ou psychanalysant côtoie les aficionados des « typologies sociologiques »… Il ne faut être dupe : c’est le militantisme d’aujourd’hui qui au mieux permet de comprendre celui d’hier et inversement. Mémoire figée, mémorialisante et muséale d’une part ou mémoire militante de l’autre…

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