La situation actuelle, à l’échelle belge comme internationale, est lourde de dangers. Pour beaucoup de travailleur·euses, de jeunes et de militant·es des syndicats et des mouvements sociaux, cela provoque une colère légitime mêlée à un sentiment de sidération ou d’impuissance. Crises climatique et sociale, guerres coloniales en Ukraine et en Palestine – jusqu’au génocide – et militarisation, extrême droitisation jusque dans la première puissance mondiale, régression majeure des droits sociaux, attaques contre les libertés démocratiques et les plus précaires : tout cela converge dans une offensive généralisée qui menace les conditions mêmes de la vie et de la survie des sociétés humaines.

En Belgique, la coalition dite « Arizona » voit la droite radicalisée et la droite avancer main dans la main dans un projet qui vise à démanteler les fondements de la sécurité sociale, criminaliser la contestation, jeter des milliers de personnes dans la misère, chasser les personnes exilées, pour mieux diviser et précariser l’ensemble des travailleur·euses. Mais ce n’est pas la fin de l’histoire.

La droite à l’offensive contre les droits

Le gouvernement « Arizona », réunissant la N-VA, le MR, Les Engagés, le CD&V et Vooruit, incarne une guerre de classe de grande ampleur contre la majorité sociale. Les mesures annoncées — casse de l’assurance chômage et du droit à une pension digne, chasse aux malades de longue durée, mesures racistes et meurtrières contre les réfugié·es, coupes budgétaires dans les services publics (santé, chemins de fer), répression des syndicats — ne constituent qu’un avant-goût de ce qui nous attend si on les laisse faire : leur prétendue « discipline budgétaire » est ciblée essentiellement contre les travailleur·euses, avec ou sans emploi, malades ou en bonne santé, jeunes et vieux, en particulier les femmes et personnes exilées. La stratégie est claire : diviser pour régner, culpabiliser les pauvres pour ensuite réprimer les mobilisations et accélérer un projet néolibéral autoritaire. La résignation n’est pas une option. Ce gouvernement, ainsi que ses déclinaisons flamande et wallonne, ne représentent les intérêts que d’une infime minorité de la population : les mobilisations des derniers mois ont déjà servi à démontrer cela. Ces gens-là, en particulier Vooruit et les Engagés, n’ont  aucune légitimité ni mandat pour détruire les droits fondamentaux, même quand ils osent prétendre que ce serait pour mieux les « sauver ». Et, surtout, ils peuvent être mis en échec. A une condition : que nous ne nous contentions pas de défendre le statu quo, ni d’attendre la prochaine alternance électorale. L’heure est venue de relever le défi de la bataille politique.

Il faut une alternative… mais laquelle ?

L’alternance Vivaldi avait été une coalition de renoncements, notamment sur les salaires, le climat, le droit d’asile, le droit à l’IVG, sans rien remettre en cause du gouvernement Michel en particulier sur l’âge de départ à la pension. Elle avait de la sorte démobilisé et préparé le terrain à l’Arizona. Il ne s’agit donc pas d’attendre un hypothétique retour de ce genre de coalition de l’extrême centre : ces coalitions ont vu depuis les années 1990 la social-démocratie et les Verts largement accompagner les privatisations, la précarisation, l’explosion des inégalités et le désastre écologique. Ces deux courants, qui comptent encore dans leurs rangs nombre de militant·es sincères des mouvements sociaux et syndicaux, annoncent aujourd’hui, du côté francophone, une grande introspection. Vooruit poursuit aveuglément son rôle de soutien à la politique néolibérale et migratoire la plus à droite depuis 1945. Face à leur bilan, le PTB a réussi, avec ses limites, à constituer une opposition combative contre le néolibéralisme mais il est clair aussi qu’il ne peut à lui seul construire une issue à la hauteur du moment et des enjeux.

La tentative du bloc des droites de répliquer une formule Arizona à Bruxelles, pourtant majoritairement à gauche, ne passe pas. Une ligne de démarcation gauche droite se dessine tout comme l’idée qu’une autre politique est encore possible. Cette dynamique dans la capitale est riche d’enseignements. Aujourd’hui, il s’agit de déplacer le centre de gravité politique, non pas vers les institutions, mais vers le mouvement social dans toutes ses composantes : syndicats, collectifs, associations, mobilisations féministes, écologistes, antiracistes, mouvements de solidarité internationale. C’est en effet dans ce mouvement social que se trouve la force de transformation réelle dont nous avons besoin et c’est là que réside la possibilité d’une alternative imposée par en bas, par la lutte. Et c’est pour ça que la coalition Arizona vise à saper les libertés syndicales, le droit de grève, l’autonomie des mutuelles et le droit de manifester, ainsi qu’à étouffer toute tentative de politique de gauche à Bruxelles.

Oser lutter pour gagner

Une stratégie de journées saute-moutons dispersées sur le long terme, en espérant un recul ici ou là sur tel ou tel point parmi l’avalanche de mesures de droite, porte en elle la capitulation face à la majeure partie de la politique réactionnaire du gouvernement De Wever et notamment l’abandon de la solidarité la plus élémentaire avec les réfugié·es. Faire dérailler l’Arizona et son programme de démolition reste un objectif stratégique, car ses principaux dirigeants, De Wever et Bouchez, assument vouloir aller jusqu’au bout de leur paquet d’attaques contre la classe travailleuse dans toutes ses composantes et n’ont aucune intention d’y renoncer tant que leur coalition est debout. Par ailleurs, leur « équilibre budgétaire » étant basé sur du vent et la situation économique et sécuritaire internationale se dégradant rapidement, ils nous préparent de nouvelles attaques en plus de celles déjà annoncées.

Une pleine et entière campagne « Opération Vérité » massive est nécessaire, de la part de l’ensemble des forces du mouvement social, pour populariser l’urgence de se mobiliser face au danger. Dans la construction du rapport de forces, personne ne doit être laissé de côté : ni les réfugié·es et sans-papiers, ni les personnes LGBTI+, ni non plus celles et ceux qui luttent contre la grave crise écologique en cours. Adossée à un plan d’actions de combat crédible, allant crescendo, tel que celui de 2014, avec des grèves interprofessionnelles tournantes dans les régions chaque semaine, des manifestations de masse et des grèves sectorielles articulées et tournantes, mais cette fois jusqu’au bout, cette bataille peut être remportée. La déroute de l’Arizona ne constitue pas une fin en soi : parvenir à atteindre cet objectif signifie modifier considérablement le rapport de forces et peut donc marquer le début de la remise en cause globale d’un modèle fondé sur l’exploitation, l’oppression et la destruction écologique, c’est-à-dire le capitalisme. Pour cela, nous avons besoin d’un syndicalisme et d’un mouvement social combatifs, démocratiques, mais aussi porteurs d’une vision de société qui pose la question du pouvoir : une nouvelle perspective politique. En répondant à la fois à la crise écologique, à la crise sociale et à la crise de la démocratie, le mouvement syndical et les mouvements sociaux peuvent fédérer des forces immenses et changer complètement le rapport de forces.

Un mouvement social qui prend en mains la question politique

L’indépendance syndicale et associative ne signifie en effet pas l’apolitisme. Elle impose de ne se mettre au service d’aucun parti, mais elle n’interdit pas de porter un projet de société. Or, il n’y a pas de transition écologique sans rupture avec le capitalisme et le productivisme. Il n’y a pas de démocratie réelle sans pouvoir aux travailleuses et travailleurs. Il n’y a pas de paix sans égalité et justice entre les peuples. Il n’y a pas de victoire sociale durable sans changement de cap politique. Et il n’y a pas de succès pour la gauche si nous concédons un centimètre à la division et la concurrence entre les exploité·es et les opprimé·es ou entre niveau de vie et habitabilité de la Terre.

Il nous faut donc sortir du piège d’une « concertation » complètement et durablement vidée de son contenu, autant que du chantage à la « croissance », à la dette publique ou à la « stabilité » du pays. Quand un gouvernement impose un programme antisocial, sexiste, raciste, productiviste et répressif, nous n’avons pas seulement le droit de le combattre. Nous en avons le devoir. Cela passe par une rupture avec la logique de fatalité. La dette publique ? Illégitime si elle est le fruit des cadeaux fiscaux et des sauvetages des grandes entreprises et des banques. L’austérité ? Inacceptable dans un pays aussi riche. La course à la croissance capitaliste ? Incompatible avec la survie des civilisations humaines. La « gouvernabilité » de la Belgique ? Elle ne peut pas se faire contre les droits sociaux et démocratiques, mais bien par une solidarité active entre les peuples et régions du pays : une unité des classes populaires contre l’unité « nationale » ou « régionale ».

Repartir de nos forces pour construire un front uni

Depuis plusieurs années, de nombreuses luttes ont montré qu’une autre voie est possible. Les grèves féministes, les marches climatiques, les mobilisations contre le racisme et pour la solidarité avec la Palestine, les grèves dans le soin, le non-marchand, l’enseignement ou à la SNCB, la création d’alliances comme Code Rouge ou plus récemment Commune Colère, sont des signes encourageants. Elles montrent qu’un mouvement peut émerger autour de revendications claires, transversales, ancrées dans les conditions concrètes de vie et de travail. Elles se prolongent dans les grandes mobilisations interprofessionnelles qui avaient démarré dès avant l’accord Arizona et se poursuivent, mettant au jour tous les mensonges et crapuleries que ce gouvernement porte.

Nous pensons que c’est autour de telles dynamiques qu’un véritable front social et politique peut se construire. Un front capable de défendre un programme de rupture : contrôle démocratique des richesses, de la finance et de l’énergie, réduction collective du temps de travail et salaires suffisants pour tou.te.s, sécurité sociale et services publics généralisés et renforcés, plan de transition écologique public à la hauteur de l’enjeu, désobéissance aux diktats de l’UE en matière de budgets et d’intervention publique, féminisme pour les 99%, accueil digne des exilé·es.

Nous ne partons pas de rien. Le syndicalisme belge regroupe 3 millions de personnes, les mouvements sociaux dans leur diversité en mobilisent des dizaines de milliers d’autres. Ensemble, cela forme une force potentiellement immense, si l’on sort de la gestion et de la défensive pour s’emparer du politique. Le mouvement syndical en particulier peut jouer un rôle clé pour faire converger les résistances et les nombreux mouvements sociaux et collectifs citoyens, et favoriser la construction d’une véritable alternative politique de masse. En mettant tout le monde autour de la table autour d’une série de revendications d’urgence qui répondent à des besoins sociaux et peuvent rassembler et mobiliser largement, sans nier les désaccords par ailleurs. Et en imposant à l’ensemble des forces politiques qui se réclament de la gauche de jouer cartes sur table pour les défendre en bloc, jusqu’au bout, pour une véritable alternative politique en opposition frontale avec le bloc des droites et en rupture avec l’ordre existant. Pour cela, il est nécessaire pour le mouvement syndical et les mouvements sociaux d’assumer la lutte pour une autre politique, une politique légitime car elle répond aux besoins des affilié·es, publics et bénéficiaires, c’est-à-dire d’une large majorité sociale.

Pour une grande table ronde du mouvement social et des gauches politiques

Cette lettre ouverte est une invitation, un appel à ouvrir la discussion. Une main ouverte vers celles et ceux qui, dans les syndicats, dans les mouvements sociaux, dans les collectifs de lutte, cherchent à dépasser la seule indignation.

Concrètement, nous proposons :

  • de mettre en débat, dans les syndicats et mouvements sociaux, la nécessité d’une alternative politique indépendante du capital, fidèle aux intérêts du monde du travail, des opprimé·es et du vivant ; de favoriser la constitution de comités de mobilisation et de débat stratégique, dans les secteurs professionnels, les entreprises, les quartiers, les écoles, les hôpitaux, y compris en élargissant, en amplifiant et en multipliant les assemblées Commune colère ou similaires, des deux côtés de la frontière linguistique.
  • d’initier, en partenariat avec toutes les forces de bonne volonté intéressées par la démarche, une conférence nationale des forces sociales et politiques opposées à l’Arizona et à ses déclinaisons régionales et communautaires, avec pour objectif de définir ensemble une campagne, un calendrier d’action, et un programme de revendications d’urgence ; une telle conférence pourrait se clôturer par un grand meeting unitaire pour faire entendre publiquement une voix commune de rupture et de résistance et donner de nouveaux rendez-vous communs ;

Ces propositions ne sont pas des réponses toutes faites. Ce sont des leviers pour sortir de l’impuissance, pour nourrir et renforcer les dynamiques déjà en cours, pour confronter les partis qui se réclament de la gauche à leurs responsabilités : construire une majorité autour d’un programme de transformation, ou continuer à tourner en rond dans les calculs d’appareil.

Cette lettre est une proposition qui s’adresse à celles et ceux qui, dans les syndicats, les collectifs, les mouvements, refusent de subir. À celles et ceux qui savent que la bataille sociale est aussi une bataille politique. À celles et ceux qui veulent empêcher le pire, mais surtout construire une autre société.

Et maintenant ?

Nous, Gauche anticapitaliste, luttons pour un programme éco-socialiste, internationaliste, féministe et démocratique radical. Nous ne voulons pas d’une énième alternance molle qui ne remettrait rien en cause, dans le même cadre. De toute façon, la radicalisation à droite, l’aggravation des désastres écologiques, et les convulsions du capitalisme en crise rendent tout « retour à la normale » illusoire. Nous voulons une transformation en profondeur. Nous pensons que la politique de concertation a fait le jeu du patronat et mis le syndicalisme en difficulté, mais notre priorité est que l’ensemble de notre camp social gagne et avance maintenant contre le bloc des droites. Face aux dangers actuels, nous n’avons d’autre choix que de lutter, ensemble.

Nous sommes conscient·es des difficultés de ces options stratégiques et nous sommes disponibles pour en discuter, dans vos assemblées, vos congrès, vos réunions d’équipes, vos locaux syndicaux, vos collectifs. Nous souhaitons entendre vos doutes, vos critiques, vos propositions. Mais surtout, nous voulons avancer ensemble.

Il y a onze ans, la Gauche anticapitaliste participait à la dynamique PTB-Gauche d’ouverture avec l’appui de la FGTB Charleroi, une démarche nécessaire pour faire percer une gauche de gauche dans le pays. En 2024, nous avons souhaité défendre nous-mêmes aux élections européennes un écosocialisme démocratique, antiraciste, féministe et internationaliste, sans sectarisme vis-à-vis des gauches combatives et des mouvements sociaux. Aujourd’hui nous appelons celles et ceux qui savent que nous n’avons plus le temps d’attendre à regrouper leurs forces, pour marcher séparément et frapper ensemble contre le basculement à l’extrême droite.

Le sentiment de sidération peut et doit être dépassé en nous inspirant des résistances à travers le monde, à commencer par les USA eux-mêmes qui ont connu ces dernières semaines des milliers de manifestations dans plus de 50 États, mobilisant des millions de personnes. Plus près de nous, la jeunesse et les travailleur·euses se sont mobilisé·es en masse contre le cocktail mortel de politique antisociale, d’autoritarisme et de corruption en Grèce, en Serbie, en Turquie ou en Géorgie.

Un monde vivable, juste, égalitaire, démocratique est nécessaire, urgent, et possible. Nous avons un rôle à jouer, tou·te·s ensemble, pour le rendre à nouveau crédible à une large échelle. Le temps est venu pour un front uni.

La Gauche anticapitaliste