Alors que la Belgique sombre dans une crise d’ampleur, avec un gouvernement fédéral qui se déchire sur le budget tandis que se poursuit l’impasse complète des négociations pour la formation d’un gouvernement en région bruxelloise, la question des orientations immédiates à mettre en avant se pose avec force et urgence pour notre camp social. Dans ce contexte, difficile d’éluder l’examen de l’attitude à adopter en tant que marxistes révolutionnaires vis-à-vis du jeu institutionnel. Nous publions ci-dessous une contribution à la discussion, rédigée par trois membres de la direction de la Gauche anticapitaliste, qui cherche à clarifier les liens complexes entre dynamiques institutionnelles et transformations sociales, sans perdre de vue la nécessité d’ancrer ces problèmes dans la conjoncture spécifique de la Belgique en 2025.

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« [C]omment peut-on dire que « le parlementarisme a fait son temps politiquement », si des « millions » et des « légions » de prolétaires non seulement s’affirment encore pour le parlementarisme en général, mais sont franchement « contre-révolutionnaires » !? Vous êtes tenus de leur dire l’amère vérité. Vous êtes tenus d’appeler préjugés leurs préjugés démocratiques bourgeois et parlementaires. Mais en même temps vous êtes tenus de surveiller d’un œil lucide l’état réel de conscience et de préparation de la classe tout entière (et pas seulement de son avant-garde communiste), de la masse travailleuse tout entière (et pas seulement de ses éléments avancés). (…) » (Lénine, 1920).

Ces mots de Lénine, pourtant éloignés de nous par plus d’un siècle, résonnent avec notre présent politique. Ce qui valait pour la jeune république allemande au lendemain de la Première Guerre mondiale vaut a fortiori pour la Belgique de 2025, bien éloignée de l’intensité insurrectionnelle de la révolution allemande. Dans un pays où le modèle de la démocratie libérale est durablement implanté dans toutes les couches de la société, y compris la classe travailleuse, c’est peu dire que des “légions de prolétaires” s’affirment encore pour le parlementarisme en général, et ne sont pas d’emblée acquises à la cause révolutionnaire.

Ce constat doit servir de point de départ à toute discussion sur la position des révolutionnaires à l’égard du jeu institutionnel aujourd’hui en Belgique, pour éviter de se perdre dans des généralités qui voudraient que les marxistes interviennent soit toujours soit jamais sur ces questions. En effet, s’il est tentant de prime abord de considérer que des révolutionnaires devraient rejeter par principe le jeu institutionnel, il est vrai cadenassé par les structures sociales et les règles juridiques élaborées par la classe dominante et conçu pour étouffer toute dynamique de transformation sociale, d’éminentes figures du marxisme ont pris très au sérieux cette question en l’inscrivant dans une stratégie plus large de prise du pouvoir. Marx et Engels appelaient ainsi à la présentation de figures issues du mouvement ouvrier lors des élections, tandis que Lénine n’a jamais perdu de vue la question institutionnelle dans la construction d’un bloc historique révolutionnaire. 

S’ancrer dans la conscience de classe

Nous sommes bien loin d’une période de crise révolutionnaire, dans laquelle ceux d’en haut ne peuvent plus et ceux d’en bas ne veulent plus, qui rendrait plausible la mise en place rapide d’un pouvoir ouvrier antagoniste aux institutions bourgeoises. Si la tâche centrale des révolutionnaires est bien de construire une alternative dans et par les luttes, un tel objectif ne nous autorise pas aujourd’hui à snober la question institutionnelle, parce que l’immense majorité de notre camp social y reste encore attaché. Dans ces circonstances, éluder la question institutionnelle revient tout simplement à ignorer le niveau de conscience de ces parties de la classe travailleuse, et à adopter une posture qui nous isole du reste du mouvement ouvrier. 

En outre, avec toutes leurs limites, les victoires parlementaires progressistes ont un impact très concret sur la classe travailleuse et sa confiance dans des perspectives de changement. S’il est possible de regretter l’aspect minimaliste de certaines mesures, notre attitude doit plutôt être, selon la logique du programme de transition, de tirer le fil de ses victoires dans un sens anticapitaliste. Par exemple, le vote au printemps 2025, par une majorité de centre-gauche au parlement bruxellois, d’une loi contraignant les propriétaires bruxellois·es à respecter une grille des loyers n’est pas révolutionnaire. Cette loi ne fait qu’atténuer la domination du propriétaire sur le locataire sans la remettre structurellement en cause, dans un contexte pourtant dramatique de pénurie de logement et d’explosion du prix de l’immobilier dans la capitale. On ne peut cependant se contenter de mépriser cette victoire en appelant abstraitement à l’expropriation des propriétaires, au risque d’apparaître déconnecté à l’égard des locataires pour qui cette loi représente potentiellement une bouffée d’air dans un contexte de précarisation croissante. Notre rôle doit plutôt consister à mettre en avant que cette loi diminue l’arbitraire des propriétaires en provoquant une incursion (certes limitée) dans leur liberté de bailleur, et d’essayer d’en approfondir la logique, en orientant par exemple le mouvement pour le droit au logement dans une perspective de rupture avec la logique de la propriété privée.

Le piège du double fétichisme de la question institutionnelle

La posture qui rejette en bloc et par principe la question institutionnelle pêche par une conception simpliste et réductrice de la réalité sociale et politique. Cette logique consiste à refuser toute participation au jeu électoral, toute pression sur les partis de gouvernement, et parfois plus généralement toute prise de position qui prendrait pour objet le champ institutionnel. Il y aurait d’un côté les institutions bourgeoises, et de l’autre la société civile, le mouvement social et les révolutionnaires. A partir de ce postulat de base, il existe une myriade de nuances, plus ou moins fines : des forces antipolitiques et antipartisanes les plus zélées, à des formes plus raffinées qui assument de faire de la politique, qui cherchent à politiser le mouvement social autour d’un vrai programme anticapitaliste et qui construisent des organisations, mais qui refusent de prendre position sur les questions qui relèvent de l’institutionnel.

Il est important de noter que ce postulat a le mérite de placer l’accent sur l’essentielle indépendance du mouvement social face aux émanations de la bourgeoisie, mais également face aux partis issus du mouvement ouvrier. Une telle posture vise de manière salutaire à pointer les dangers d’étouffement de la dynamique sociale par le champ institutionnel : il ne manquent en effet pas d’exemples, y compris récents, de forces politiques qui se sont appropriées des revendications issues des luttes sociales pour les vider de leurs potentialités de rupture avec l’ordre existant. Néanmoins, ce postulat demeure désorientant en tant que tel, en ce qu’il abandonne de fait la lutte institutionnelle aux seules forces bourgeoises, et ne permet pas de comprendre la complexité dialectique des interactions entre luttes sociales et institutionnelles ni d’agir dans le présent politique. Nous y reviendrons.

En niant tout simplement la possibilité d’intervenir dans le débat institutionnel en tant que révolutionnaires, les tenants d’un anti-institutionnalisme de principe adoptent paradoxalement une logique similaire à celle des réformistes. En effet, le geste réformiste consiste notamment à fétichiser le champ institutionnel en le présentant comme le seul lieu du pouvoir, c’est-à-dire en autonomisant les institutions des antagonismes de classe qui structurent la société. De leur côté, les révolutionnaires anti-institutions fétichisent aussi le champ institutionnel en le considérant à leur tour comme résolument extérieur à la lutte des classes, mais pour condamner le premier au profit de la seconde. Dans les deux cas, ces postures ne parviennent pas à saisir le caractère spécifique des rapports de force qui s’expriment dans les institutions, et leurs liens avec la conflictualité de classe. La situation n’est paradoxale qu’en apparence : en semblant prendre le contrepied absolu des réformistes, ces révolutionnaires adoptent en fait une logique similaire, en fétichisant ainsi le fait institutionnel non pour s’en réjouir, mais pour le condamner. Comme souvent, les postures gauchistes adoptent la même forme que celle de leurs adversaires, mais se contentent d’en inverser le contenu.

Dans le meilleur des cas, les révolutionnaires anti-institutions arriment effectivement le champ institutionnel à la lutte des classes, mais présentent les institutions comme le simple reflet de la conflictualité des luttes sociales. La conséquence d’une telle conception est qu’il n’y aurait pas besoin d’amener de perspectives propres aux questions institutionnelles, et que l’objectif serait simplement d’appeler à renforcer les luttes sociales, y compris pour débloquer une situation de crise dans le domaine institutionnel. Il n’y aurait ainsi aucune autonomie du champ institutionnel, et par effet rebond, la lutte des classes réglerait la question institutionnelle. Nous pensons pourtant que les révolutionnaires doivent se garder de toute tentation de raccourci facile de ce type, qui affirme qu’en réglant la question de la lutte des classes, toutes les autres questions se solutionneront par la même occasion. 

Intégrer la question institutionnelle dans une stratégie révolutionnaire

Les marxistes ne se représentent pas la réalité en blocs homogènes et hermétiques. Il n’y a pas d’un côté la rue, les quartiers, les lieux d’étude et de travail, et de l’autre les institutions politiques bourgeoises, mais un complexe d’interactions variées et dialectiques entre différents espaces qui exercent des pressions les uns sur les autres. S’il est vrai que l’infrastructure des rapports de classe détermine en dernière instance la superstructure institutionnelle, celle-ci n’est pas un simple prolongement immédiat et inerte de celle-là, mais peut à son tour agir sur la dynamique des conflits de classe. Autrement dit, le champ institutionnel n’est pas le reflet transparent de la conflictualité de classe, mais dispose d’une autonomie relative, qu’il faut pouvoir discuter comme telle, car elle peut également avoir en retour des effets bénéfiques (ou néfastes) sur la lutte des classes(1)Il manque d’espace pour développer ce point, mais le processus révolutionnaire connu par le Chili entre 1970 et 1973 relève de ce type de dynamique positive. Avec toutes ses limites, la présidence de Salvatore Allende pour l’Unité Populaire a entretenu, du moins au début de la révolution chilienne, une relation de renforcement mutuel avec l’important mouvement social qui le soutenait sans perdre son autonomie critique. Il aura fallu le massacre du coup d’Etat de Pinochet pour écraser cette dynamique.

Il ne s’agit pas de dire que chaque espace se vaut, et qu’il faudrait un pied dans les institutions, et un pied dans la rue. Il est clair qu’une véritable transformation sociale ne viendra pas des institutions, puisque le moteur du changement historique, c’est la lutte des classes qui s’exprime par excellence au sein de la conflictualité sociale. Mais la dynamique qui s’exprime dans le champ institutionnel s’élève sur cette conflictualité de classe, et réfracte le rapport de force entre les classes fondamentales, c’est-à-dire qu’il les retraduit de manière tronquée dans le vocabulaire institutionnel. Ainsi, le rôle des marxistes révolutionnaires doit être de déchiffrer les symptômes de la lutte des classes au sein des conflictualités institutionnelles, et de donner les perspectives pour orienter les crises dans le sens le plus fidèle aux intérêts de notre camp, à partir du champ institutionnel lui-même(2)Mutatis mutandis, la même logique vaut pour la question nationale en Belgique. Apporter une réponse marxiste aux conflits communautaires ne se fera pas seulement en appelant à l’unité des prolétariats wallon et flamand contre les bourgeoisies. Si c’est bien l’horizon à viser, atteindre cette unité implique des orientations immédiates et ancrées dans une société effectivement structurée par des conflits communautaires qui ne sont pas simplement le reflet des antagonismes de classe.. Vouloir résoudre une crise institutionnelle en renvoyant uniquement à la construction de la révolution dans la rue ne donne aucune orientation immédiate de la voie à suivre pour y arriver, a fortiori pour celles et ceux, majoritaires, qui ne sont pas déjà acquis·es à la stratégie révolutionnaire.

Donner des perspectives à notre camp social ne se fera donc pas seulement en appelant à la révolution, mais également en mettant les mains dans la tambouille institutionnelle. En effet, considérer qu’en agissant uniquement sur les rapports de classes au sens restreint (c’est-à-dire les rapports directs entre capitalistes et travailleur·ses) ou au “social” vu comme strictement séparé des questions politico-institutionnelles, on peut faire l’économie d’un discours sur le jeu institutionnel, c’est ne pas faire droit aux médiations qui composent nécessairement la réalité politique, et dont le domaine institutionnel constitue l’une des modalités(3)Les structures syndicales, les collectifs de quartiers et les organisations politiques au sens large sont d’autres de ces médiations nécessaires entre l’expression d’une volonté individuelle et la mise en place d’un projet politique. Le champ de la politique institutionnelle n’est pas extérieur aux luttes sociales, ni déterminé mécaniquement par celles-ci. Cela signifie qu’il est nécessaire pour nous d’inscrire le fait institutionnel dans une stratégie plus large, en le considérant comme un champ de lutte à part entière qui, bien que clairement subordonné à la lutte sur les lieux de travail et dans la rue, n’est pas insignifiant et ne peut être ignoré. A fortiori dans les pays où le modèle de la démocratie libérale est durablement implanté dans la société.

Réformes, réformistes, rapport de forces et attitude des révolutionnaires

“[I]l est tout à fait évident que les ouvriers qui soutiennent encore les réformistes et les centristes sont tout aussi intéressés que les communistes à la défense de meilleures conditions d’existence matérielle et de plus grandes possibilités de lutte. Il est donc nécessaire d’appliquer notre tactique de telle manière que le Parti Communiste (…) n’apparaisse pas aujourd’hui – et surtout ne le soit pas en fait – un obstacle à la lutte quotidienne du prolétariat. (…)

L’unité du Front s’étend-elle seulement aux masses ouvrières ou comprend-elle aussi les chefs opportunistes ? Cette question est le fruit d’un malentendu.

Si nous avions pu unir les masses ouvrières autour de notre drapeau ou sur nos mots d’ordre courants, en négligeant les organisations réformistes, partis ou syndicats, ce serait, certes, la meilleure des choses. Mais alors la question du Front Unique ne se poserait pas dans sa forme actuelle.” (Extraits de la résolution de l’Internationale communiste sur le Front unique, rédigée par Trotsky, 1922)

Développer et mettre en pratique une stratégie et une tactique à l’égard de cette question politico-institutionnelle implique nécessairement de prendre en considération, d’interpeller et de parfois d’interagir avec des partis de la gauche institutionnelle et/ou avec leurs sympathisant·es et militant·es. Le fait de ne pas snober ces partis n’implique à aucun moment d’entretenir des illusions quant à leur nature profonde de gestionnaires du capitalisme. Au contraire, il s’agit d’aiguiser au maximum les contradictions politiques et sociales représentées par ces partis, pour aider à mobiliser leur base dans la lutte des classes. La tâche des marxistes révolutionnaires est alors de lutter au côté de cette dernière, de stimuler sa combativité, et de jouer un rôle utile dans la construction d’un rapport de forces permettant de défendre de la manière la plus fidèle possible les intérêts de la classe travailleuse. Finalement, il s’agit de convaincre dans l’action le plus grand nombre de la nécessité d’une rupture révolutionnaire, ce qui passe aussi par le fait de lutter pour un ensemble de réformes de gauche répondant aux besoins de la classe travailleuse et soutenues par celle-ci mais considérées comme inacceptables par la bourgeoisie. 

Très concrètement, puisque c’est l’un des points de tension majeurs actuellement en Belgique, la majorité parlementaire de gauche et centre-gauche au Parlement bruxellois est une occasion de mettre ces forces au défi de former un gouvernement anti-austérité tout en appelant les travailleurs, les syndicalistes et les mouvements sociaux et associatifs à ne plus rester au balcon mais à imposer par eux et elles-mêmes, dans la lutte, un programme de rupture sociale, écologique et démocratique qui répond aux besoins, défie la droite radicalisée et ses institutions, ainsi que la création des outils politiques nécessaires pour y arriver. Une telle dynamique pourrait donc créer une première fissure majeure dans l’édifice des gouvernements issus des élections de 2024 qui participent d’un rapport de forces dégradé pour notre classe. Cette dynamique, conditionnée et loin de tout résoudre, déboucherait évidemment sur d’autres questions et affrontements sociaux et politiques, auxquels la gauche de combat devra pouvoir répondre. Mettre les institutions bourgeoises en crise, par la gauche, et par la lutte, cela implique aussi de pousser les partis et forces de centre-gauche et réformistes à jouer cartes sur table. En plus et en lien avec une forte implication dans la lutte sociale sous toutes ses formes, c’est ça aussi, faire de la politique en marxiste révolutionnaire en Belgique en 2025. Et cette approche à la fois unitaire et indépendante est d’autant plus indispensable dans la période réactionnaire et lourde de dangers dans laquelle nous nous trouvons.

14 novembre 2025


Photo : manifestation contre l’Arizona du 29 avril 2025. Crédit : Gauche anticapitaliste / CC BY-NC-SA 4.0

Notes[+]