Gwenola Ricordeau est sociologue, spécialiste du système carcéral et de sa critique, enseignante à l’université d’État de Californie à Chico. Après plusieurs publications autour des perspectives féministes dans les milieux carcéraux, elle publie cette année une anthologie abolitionniste de la police. Elle revient sur ce courant politique qu’est l’abolitionnisme pénal, de la police aux prisons en passant par les tribunaux, ses perspectives et ses limites.  

Vous venez de publier une anthologie collective, 1 312 raisons d’abolir la police. Vous travaillez depuis l’Amérique du Nord, où le fonctionnement de la police est différent. Comment cet abolitionnisme se définit-il et s’applique-t-il en France ?

Gwenola Ricordeau : Il existe, depuis les années 1970, des réflexions et des luttes qui se revendiquent de l’abolitionnisme pénal, avec pour projet d’abolir ces principales institutions que sont les tribunaux, la prison et la police. Ce mouvement se retrouve autant en Amérique du Nord qu’en Europe. Ce que l’on connaît le plus, ce sont les luttes anticarcérales, contre les prisons.

Mais les réflexions autour de l’abolition de la police se sont beaucoup développées à partir du milieu des années 2010, en particulier en Amérique du Nord, dans le sillage du mouvement Black Lives Matter. Cependant, ces combats n’ont pas le monopole de l’idée d’abolir la police. Toutes les luttes qui se confrontent à l’État et qui ont pour projet de l’abolir portent forcément cette idée.

Et lorsqu’on observe la généalogie des mobilisations contre l’existence de la police, on voit qu’elles s’inscrivent dans un temps long. Par exemple, les mouvements radicaux noirs, en particulier les Black Panthers, ont développé des analyses qu’on retrouve chez les abolitionnistes, mais aussi des stratégies qui nourrissent les luttes contemporaines.

L’anthologie que vous avez dirigée revient à la fois sur l’histoire du système policier contemporain et sur ses conséquences immédiates sur la vie de différentes personnes. Ce choix s’inscrit-il dans une approche intersectionnelle ?

Plus que des témoignages sur ce que fait la police et l’étendue des méfaits liés à son existence, le livre propose des analyses situées dans des luttes qui ne sont pas toujours associées à cette idée.

C’était important à mon sens d’avoir, par exemple, des militantes d’un syndicat de travailleur·ses du sexe, qui ne décrivent pas simplement ce que leur fait la police, mais expliquent pourquoi leur combat inclut l’abolition de la police.

C’est aussi le cas d’un texte de militant·es autochtones : leur lutte pour la décolonisation du Canada inclut la confrontation à la police, non seulement parce qu’ils et elles sont criminalisé·es, mais aussi parce que le projet décolonial nécessite d’abolir la police, qui appartient à l’ordre colonial et le maintient.

Vous précisez dès le début du livre que vous ne faites pas partie des catégories sociales qui « subissent » le plus la police. Cela crée-t-il une difficulté par rapport à une approche empirique de votre travail ?

Ce choix d’une anthologie est lié à une réflexion sur les privilèges liés à la blanchité, à mon statut social dans mes rapports concrets avec la police, et il est à ce titre important de ne pas simplement désigner les individus qui sont la cible de la police, c’est-à-dire les populations pauvres, les populations non blanches, mais de dire aussi clairement qui bénéficie de l’existence de la police : les personnes blanches et la bourgeoisie, dont je fais partie. Le rôle de la police est de maintenir cet ordre social, racial et capitaliste.

Comment envisagez-vous son abolition ? Vous évoquez par exemple le slogan « Defund the police » – « définancer la police » en français.

Ce slogan correspond à une tactique d’affaiblissement de la police en vue de son abolition, c’est une stratégie parmi d’autres. De mon point de vue, rien ne sert d’abolir la police dans un système qui resterait similaire : la question est celle de son rôle et de ses fonctions. Son seul définancement pourrait s’accompagner, par exemple, d’une montée en puissance de la surveillance et du contrôle technologique. On peut aussi imaginer moins de police mais des corps de métier qui se chargeraient de ses fonctions actuelles.

C’est pourquoi, lorsqu’on parle d’abolition de la police, il faut plutôt parler des fonctions qu’elle occupe et de la manière dont l’ordre est maintenu. Concernant une société sans police, si on s’appuie sur l’anthropologie, il apparaît évident que la vie en société ne s’exerce pas sans des formes de contrôle social, ni même de coercition. Aujourd’hui, la police sert à maintenir l’ordre capitaliste, raciste et patriarcal. Appeler à abolir la police, c’est forcément se situer dans une perspective révolutionnaire.

Comment percevez-vous les évolutions de ce que la Quadrature du Net appelle la « technopolice » ?

Il y a une évidence à s’opposer à toutes les formes de développement de la police, à tout ce qui contribue à la rendre plus forte, mais aussi au développement de formes de contrôle et de surveillance qui pourraient passer pour plus indolores parce qu’intégrées à des technologies qui semblent rendre service. Il faut mettre en garde contre une abolition de la seule police telle qu’on la connaît aujourd’hui sans prendre en compte ce type de dispositifs.

Selon vous, l’abolitionnisme existe dans une dynamique révolutionnaire, au même titre que les luttes anticapitalistes. En attendant cette abolition, existe-t-il des moyens de lutte pour la rendre « moins pire » ?

Je me situe dans un abolitionnisme qui dit la nécessité de rompre avec le réformisme et avec toute forme d’illusion sur la possibilité d’une meilleure police, avec cette idée qu’il y aurait de bons et de mauvais policiers. C’est à mon sens la meilleure façon de légitimer l’existence de la police. On observe des cycles médiatico-politiques de scandales et de propositions de réformes qui n’ont aucun effet. Mais ce n’est pas surprenant : les réformes ne peuvent pas changer la nature de la police, seulement certaines de ses activités, à la marge.

L’idée qu’une police antiraciste ou féministe pourrait exister est totalement illusoire. Nous, abolitionnistes, faisons la « critique de la critique ordinaire de la police », c’est-à-dire la critique de l’idée d’une police qui « dysfonctionnerait ». La police fonctionne parfaitement bien, elle remplit exactement son rôle. Certaines stratégies intègrent néanmoins des revendications autour de réformes, en distinguant celles dites « réformistes » de celles dites « abolitionnistes », car elles contribuent à l’affaiblissement de l’institution.

Des réformes qui vont dans le sens d’un affaiblissement de l’institution policière ou de l’institution carcérale sont des processus derrière lesquels les abolitionnistes peuvent se ranger. Mais il y a toujours cette question : à qui profitent les réformes ? Toutes celles qui vont dans le sens d’un accroissement des budgets de la police, ou des nouvelles technologies et de leur banalisation, contribuent au renforcement ou à la légitimation de l’institution policière.

À quoi correspondraient des réformes abolitionnistes ? Un désarmement progressif, comme au Royaume-Uni ?

Le courant dit « procédural » formule une stratégie en trois temps : affaiblissement, puis désarmement, et enfin démantèlement. C’est dans ce cadre-là qu’est d’ailleurs apparu le slogan autour du définancement, une revendication qui s’inscrit dans cette première phase.

Vous évoquez aussi l’idée d’une obsolescence de la police…

D’autres courants s’appuient sur une stratégie de la désertion, de l’abandon, et donc, en clair, de la construction d’espaces et de pratiques en dehors de la police, avec cette idée que la multiplication de ces espaces et de ces alternatives permettrait de rendre la police obsolète et donc de finir par s’en passer. Le vocabulaire est différent, il s’agit de développer des manières de faire sans police, là où, dans la stratégie précédente, il s’agit plutôt de faire reculer la police, passer outre plutôt qu’aller contre.

La dynamique féministe majoritaire en France, qui s’inscrit selon vous dans ce qu’on désigne comme « féminisme carcéral », pousse à porter plainte, à la lutte juridique contre les violences sexuelles et conjugales. Vous êtes très critique à cet égard, vous appelez à « défliquer le féminisme »…

S’appuyer sur une institution, que ce soit la prison ou les tribunaux, foncièrement inégalitaire en termes de classe et de race ne peut pas être la solution au patriarcat. Je ne pense pas qu’on puisse résoudre le système patriarcal devant les tribunaux. L’ampleur du problème est telle que les solutions proposées par le système pénal ne seront jamais à la hauteur, de la même manière qu’on ne peut pas résoudre le racisme ou le suprémacisme blanc par le droit.

Le droit et les tribunaux sont des outils de la domination, et il serait totalement illusoire de penser qu’on pourrait retourner ces outils pour les mettre au service des dominés. Ces dernières décennies, les courants dominants du féminisme ont appelé à toujours davantage de criminalisation, mais sans jamais nous apporter la moindre preuve que celle-ci ferait baisser le niveau des violences à caractère sexuel, ni qu’elle apporterait à long terme une solution au patriarcat.

On a finalement un féminisme qui s’inscrit dans une tendance générale, celle du populisme pénal. Or on sait que les populations criminalisées ne sont pas représentatives des auteurs de délits ou de crimes. La solution qui nous est proposée par les courants dominants du féminisme n’a pas fait la preuve de son efficacité et elle est à mon avis totalement utopiste.

Un argument opposable serait de dire que nommer ces crimes peut permettre de se rendre compte de leur réalité, et donc à des victimes issues de catégories minorisées de percevoir ce qui leur arrive et d’essayer d’en sortir. En parallèle de la criminalisation des populations minorisées, il y a aussi pour elles une difficulté d’accès à la justice, qu’elle soit punitive, réhabilitative ou réparatrice…

Il y a deux problèmes dans cet argument. Déjà, les victimes non blanches, par exemple, ne sont pas forcément victimes d’auteurs non blancs, donc la criminalisation des auteurs d’agressions ne sera pas forcément équivalente selon leur couleur de peau. Et lorsqu’on criminalise des hommes non blancs, leur criminalisation a des effets sur les femmes non blanches, parce qu’elles sont aussi des proches de personnes criminalisées. Cela pose une question philosophique, éthique : comment justifier de punir certains au nom de l’exemplarité ?

’est difficile de défendre des châtiments exemplaires. Si on suit cette logique, pourquoi ne pas torturer en place publique un violeur pour l’exemple, en disant que c’est à des fins éducatives ? On ne peut pas justifier de la punition pour terrifier ou éduquer une population. Et les formes alternatives de justice, en l’état, ne sont pas acceptables à mes yeux. Ce qu’on appelle justice réparatrice en France reste une justice punitive, ce sont juste des dispositifs ajoutés à des sanctions pénales.

Le titre de votre livre, comme son introduction, « Je déteste la police », sont volontairement provocateurs, vous l’avez dit vous-même. Est-ce une stratégie politique, médiatique ?

Il y a un aspect provocateur parce que, de par ma position, le fait que je coordonne un livre qui reprend un slogan à caractère injurieux peut être qualifié de provocateur. Cela étant dit, je n’ai rien à retirer de ce que j’écris. J’assume la conflictualité et l’antagonisme avec la police qui au cœur du livre et des analyses que je défends.

Pour moi, détester la police, c’est une opinion politique, pas une aversion personnelle. Cette position est ancrée dans l’analyse du rôle de la police et de son antagonisme avec les luttes progressistes. Se placer dans le camp des luttes pour l’émancipation, c’est forcément avoir la police pour ennemi.


1312 raisons d’abolir la police, Gwenola Ricordeau (dir.), Lux Éditeur, coll. « Instinct de liberté », 352 pages, 20 euros.

Article initialement publié le 19/04/2023 sur le site web de Politis(1)https://www.politis.fr/a-propos-de-politis/ par Daphné Deschamps(2)https://www.politis.fr/auteurs/daphne-deschamps-1620/.

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