La grave crise économique que traverse le Sri Lanka, la suspension du paiement de la dette souveraine et le soulèvement populaire de 2022 ont attiré l’attention du monde entier. Le Sri Lanka est décrit comme le « canari dans la mine de charbon », c’est-à-dire comme un signe avant-coureur de l’avenir probable d’autres pays du Sud. Nous publions ci-dessous l’interview de Balasingham Skanthakumar, membre de la Social Scientists’ Association of Sri Lanka et du réseau Asie du Sud du CADTM. (1)Comité pour l’Abolition des Dettes illégitimes. Les réponses en version préliminaire ont été améliorées par la révision d’Amali Wedagedera. Version complète sur le site du CADTM.

Quelle a été la cause du soulèvement populaire au Sri Lanka en 2022 ? 

Le Sri Lanka a manqué de devises étrangères au cours du premier trimestre de 2022. Il a épuisé ses réserves, déjà entamées par la défense de la valeur de la roupie sri-lankaise (LKR), après avoir assuré le paiement de 500 millions de dollars pour un emprunt arrivé à échéance en janvier. La promesse de nouvelles recettes pour renouveler les réserves, annoncée avec assurance par le gouverneur de la Banque centrale au nom du gouvernement du président Gotabaya Rajapaksa, ne se sont pas matérialisées. […] Une fois les réserves [en dollars] épuisées, la roupie s’est effondrée en mars 2022. […]

Sans devises étrangères, le Sri Lanka, fortement dépendant des importations, ne pouvait pas se permettre d’acheter du carburant (essence, diesel, charbon, kérosène, gaz LP), de la nourriture et des médicaments. Les pénuries de carburant ont affecté non seulement les transports mais aussi la production d’électricité, faisant des coupures de courant, auparavant rares, un événement quotidien et prolongé depuis février jusqu’à aujourd’hui. (2)Article publié le 11 août 2022 sur le site du CADTM. Avec la pénurie de nourriture et d’autres produits essentiels sur le marché, des files d’attente se sont formées partout. Tous les prix ont fortement augmenté. En juillet, l’inflation globale a augmenté de plus de 60%, les denrées alimentaires de 90% et les articles non alimentaires de 46%. Une personne sur trois souffre d’insécurité alimentaire : elle n’a pas un accès adéquat à la nourriture ou réduit le nombre de repas, la taille des portions, la qualité et la variété. Des cuisines communautaires ont été mises en place à Colombo grâce à un financement participatif afin de fournir au moins un repas par jour dans les zones à faibles revenus, ainsi qu’une distribution ad hoc de colis d’aliments cuisinés.

[…] Des dizaines de milliers de personnes, principalement des jeunes, se pressent au bureau des passeports, leur première étape pour trouver un emploi à l’étranger. Plusieurs centaines d’entre elleux ont été intercepté·e·s en mer, alors qu’iels tentaient de fuir vers l’Inde ou l’Australie à bord de bateaux de pêche surchargés et peu sûrs.

Le mécontentement de la population face à la crise qui s’aggravait a été manifeste pendant la pandémie de Covid-19, avec des manifestations d’agriculteurs-rices, d’enseignant·e·s, d’ouvriers-ères de l’habillement et de travailleurs-euses des plantations en 2021, ainsi que de femmes victimes de microcrédits en 2020. Il y a eu des manifestations anti-gouvernementales ponctuelles et des rassemblements de partis politiques d’opposition, mais qui n’ont mobilisé que des fidèles. Pendant ce temps, le gouvernement continuait à minimiser la gravité des problèmes économiques. Les gens, toutes classes confondues, étaient désenchanté·e·s par un gouvernement indifférent à leur douleur et inactif alors même qu’iels souffraient. (3)B. Skanthakumar (2022). « La crise du Sri Lanka est une fin de partie pour Rajapaksas », CADTM, 21 juillet

La famille Rajapaksa, qui domine la politique sri-lankaise depuis 2005, est à la fois l’objet d’adoration et de crainte au sein de la société, selon l’ethnie et les opinions politiques de chacun·e. […] Même si les tensions entre les classes sociales indiquent une crise systémique, le mouvement des citoyen·ne·s qui a émergé en 2022 était largement guidé par la conviction de la classe moyenne que la mauvaise gestion de l’économie découle de la grande corruption des politicien·ne·s et des bureaucrates.

Ce soulèvement populaire est hétérogène, sans structure ni leader. Il défie les étiquettes de classe bien définies. Son origine au sein de cette catégorie floue qu’est la « classe moyenne » a façonné son caractère et sa conscience. Cependant, au fil du temps, il s’est diversifié, recevant le soutien d’étudiant·e·s universitaires, de travailleurs-euses salarié·e·s journaliers-ères, de citadin·e·s pauvres, de retraité·e·s, de personnes handicapées, de syndicalistes, de membres du clergé et de la communauté LGBTQIA+. Pourtant, la participation active de la classe ouvrière, des agriculteurs-rices, des pêcheurs-euses et des travailleurs-euses des plantations est minime. Même les représentant·e·s de gauche des classes dominées qui y participent n’ont pas été en mesure de transcender la demande générale du mouvement des citoyen·ne·s pour un soulagement économique à court terme, ni d’avancer un programme allant au-delà du changement de régime et de la réforme démocratique libérale et constitutionnelle. (4)B. Skanthakumar (2022). « Weeks when decades happen », Polity (Colombo), Vol. 10 (Issue 1) : 3-4, https://ssalanka.org/weeks-decades-happen-b-skanthakumar/ La gauche n’a ni programme ni stratégie pour la transformation socio-économique de la société et le pouvoir des travailleurs-euses.

Quelles ont été les étapes des mobilisations de ces derniers mois ?

De manière organique, des groupes de citoyen·ne·s de la classe moyenne ont commencé à organiser des manifestations de quartier dans la plus grande ville, Colombo, et dans ses banlieues. (5)Meera Srinivasan (2022). « Janatha Aragalaya | The movement that booted out the Rajapaksas », The Hindu (India), 17 July 2022, http://europe-solidaire.org/spip.php?article63349 Au fur et à mesure que la crise s’accélérait, le nombre et la diffusion du mouvement augmentaient. Un tournant qualitatif s’est produit le 31 mars lorsque des jeunes ont été violemment attaqué·e·s lors d’une confrontation avec les forces de sécurité qui gardaient la résidence privée du président Gotabaya Rajapaksa. Par la suite, les protestations, y compris en dehors de Colombo, se sont rapidement multipliées. Certain·e·s organisateurs-rices, sans lien avec les partis politiques et novices en matière d’activisme, ont proposé une convergence des protestations sur un symbole du pouvoir présidentiel, son bureau à Galle Face Green, le parc du bord de mer de Colombo.

Cette manifestation massive de dizaines de milliers de personnes venues de toute l’île qui a débuté le 9 avril s’est transformée en une occupation continue (#OccupyGalleFace), empêchant Gotabaya Rajapaksa d’accéder au secrétariat présidentiel jusqu’à sa démission en juillet. Ailleurs au Sri Lanka, les gens ont occupé d’autres espaces publics pour exiger la démission du président, des membres de sa famille et du gouvernement.

Cependant, l’occupation la plus importante et la plus emblématique s’est déroulée à Colombo, surnommée par ses habitant·e·s « GotaGoGama(6)Meera Srinivasan (2022). « “Occupy Galle Face” : A tent city of resistance beside Colombo’s seat of power », The Hindu (India), 12 April 2022, https://www.thehindubusinessline.com/todays-paper/tp-news/PM-to-review-public-sector-banks%E2%80%99-working/article20895894.ece ». En cinghalais, « Gama » signifie village. Ce qui n’était au départ que quelques tentes destinées à abriter celleux qui restaient, s’est transformé en une commune dotée d’une cuisine, d’une bibliothèque, de salles de spectacles de danse et de théâtre, d’une salle de cinéma, d’un potager, de soins médicaux occidentaux et ayurvédiques, d’énergie solaire pour recharger les téléphones portables, ainsi que des campements de la communauté des malentendant·e·s, de catholiques cherchant à obtenir justice pour les attentats terroristes du dimanche de Pâques 2019, de militant·e·s contre les disparitions forcées et pour les droits humains, et de nombreuses organisations de jeunesse, notamment celles du parti de gauche Janatha Vimukthi Peramuna (JVP – Front de libération du peuple) et du Frontline Socialist Party.

Une autre étape importante du mouvement citoyen a débuté le 9 mai, lorsque des partisan·e·s du Premier ministre de l’époque, Mahinda Rajapaksa, ont attaqué les sites de protestation (#GotaGoGamas) à Colombo et à Kandy. La solidarité du public a été immédiate. La violence politique a provoqué des contre-attaques de la part de personnes enragées, jusque-là inactives dans les protestations mais en accord passif avec elles, dirigées contre les politicien·ne·s du gouvernement et leurs propriétés. Cela a contraint Mahinda Rajapaksa à démissionner.

Gotabaya Rajapaksa a rapidement nommé son ancien rival politique Ranil Wickremesinghe au poste de Premier ministre. Wickremesinghe, ainsi que son Parti national uni (UNP), qui a été au pouvoir entre 2015 et 2019, ont été rejeté·e·s par l’électorat, n’obtenant qu’un seul siège sur l’ensemble des votes exprimés sur l’île. La décision du président a apporté une certaine stabilité au sein d’un gouvernement en proie au désarroi depuis début avril, alors que Wickremesinghe formait un nouveau cabinet avec le soutien du parti de Rajapaksa, le Podujana Peramuna (Front populaire) et de transfuges de l’opposition. L’impression, encouragée par les intérêts commerciaux et la société civile libérale, que Wickremesinghe, avec son orientation pro-secteur privé, pro-occidentale et cosmopolite, est le meilleur capitaine dans une mer agitée – ainsi que l’anxiété liée à la violence et à « l’extrémisme » après le 9 mai – a contribué au recul de la participation de la classe moyenne aux manifestations.

Cependant, les pénuries paralysantes de carburant et la détérioration de la vie économique et sociale ont entretenu la colère au sein du mouvement citoyen désormais connu sous le nom d’Aragalaya (qui signifie « lutte » en langue cinghalaise).

Pour renforcer la revendication que « Gota », mais maintenant aussi « Ranil », « rentre à la maison », les groupes de #GotaGoGama ont décidé le 9 juillet d’une manifestation de masse visant le bureau du président (assiégé mais non occupé) et sa résidence officielle voisine (où il avait été bunkérisé sous haute surveillance depuis son évacuation de sa résidence privée en mars). Cette manifestation s’est avérée être la plus grande mobilisation du mouvement citoyen à ce jour en 2022. […]

Tout au long du 9 juillet, le Premier ministre Ranil Wickremesinghe a résisté à la demande de démission des manifestant·e·s, affirmant que sa présence était nécessaire jusqu’à la formation d’un gouvernement multipartite. Cela a irrité celleux qui s’attendaient à ce qu’il parte en même temps que le président, avec lequel il est politiquement lié. Des foules se sont spontanément formées devant la résidence privée de Wickremesinghe (qu’il avait quittée à l’avance). Elles ont été repoussées par la police armée, qui a également agressé les journalistes qui filmaient ces violences. Au fur et à mesure que la nouvelle de cette attaque se répandait, de plus en plus de personnes sont arrivées. Au cours d’un incident bizarre, et sous la surveillance des forces de sécurité, sa maison a été incendiée. Pourtant, le Premier ministre (devenu président par intérim) refusait de remettre sa démission. Cela a provoqué des manifestations radicales le 13 juillet devant son bureau, qui est tombé aux mains des manifestant·e·s malgré les gaz lacrymogènes et les canons à eau. Dans la semaine qui a suivi, les locaux de l’État qui avaient été occupés les 9 et 13 juillet ont été volontairement libérés par les protestataires.

Avec la nomination du nouveau président et le recours à la répression contre les manifestant·e·s, il est clair que le régime ne fait pas de concessions sérieuses, que peut-il se passer ?

Si l’éviction de l’ancien président Gotabaya Rajapaksa et de sa famille du gouvernement est une victoire pour le mouvement citoyen, l’élection de Ranil Wickremesinghe à la présidence est un sérieux revers(7)B. Skanthakumar (2022). « In Sri Lanka’s Crisis, a new president and old problems », Labour Hub (London), 21 July 2022.. Pour l’instant, cela a stabilisé l’ordre politique qui protège la famille Rajapaksa, son parti politique et le statu quo contre lequel les citoyen·ne·s ont protesté. Cette « sélection » du nouveau président a la bénédiction des grandes entreprises, de la classe moyenne et de l’opinion libérale. Cette nouvelle situation a considérablement démobilisé le mouvement des citoyen·ne·s et le diabolise systématiquement à présent. L’Aragalaya demandait la mise en place d’un gouvernement intérimaire multipartite, dirigé par un président et un Premier ministre intérimaires, afin d’instituer des réformes réduisant les pouvoirs exécutifs de la présidence et d’apporter une aide économique et une stabilité en attendant des élections générales anticipées. Les radicaux au sein de l’Aragalaya ont également demandé la création d’un Conseil du peuple, dans le prolongement de la démocratie participative, pour représenter les intérêts des citoyen·ne·s en complément et moyen de contrôle du Parlement. Cependant, l’Aragalaya a été mis en échec par les manigances du nouveau président, soutenu par la majorité pourrie du parlement. L’objectif des membres du gouvernement est de prolonger le mandat de ce parlement jusqu’en 2024, protégeant ainsi les parlementaires du régime Rajapaksa des enquêtes criminelles et de la perte éventuelle de leur électorat.

Quelques heures après avoir prêté serment en tant que président, le 21 juillet, Wickremesinghe a envoyé l’armée sur le site de l’agitation « GotaGoGama » à Colombo, agressant les protestataires et détruisant quelques tentes et espaces. Depuis lors, la répression s’est intensifiée et est implacable, alors que l’état d’urgence est en vigueur. Une centaine de personnes, dont les plus visibles en tant que meneurs-euses ou porte-parole du mouvement, ont été enlevées ou arrêtées par la police pour diverses infractions liées à leur entrée ou occupation de bâtiments publics ou à leur simple participation à des manifestations pacifiques. Les journalistes et les organisations médiatiques qui ont assuré une couverture favorable aux manifestations sont harcelé·e·s. Les syndicalistes qui ont relayé les revendications de l’Aragalaya sont actuellement arrêté·e·s. La police tente d’éloigner les derniers-ères manifestant·e·s de Galle Face Green, pensant ainsi désamorcer le mouvement.

Il y a une campagne concertée sur les médias sociaux et grand public pour diffamer les manifestant·e·s en les qualifiant de « fascistes » ou « d’anarchistes », financé·e·s par les gouvernements et les ONG occidentales et même par la diaspora tamoule pour obtenir un changement de régime. Le 29 juillet, des organisations de la société civile, des groupes de femmes, des membres du clergé chrétien, des défenseurs-euses des droits humains et d’autres membres des communautés tamoule et musulmane ont organisé des manifestations de solidarité dans le Nord et l’Est (Jaffna, Mannar et Batticaloa) pour demander la libération de toutes les personnes détenues et la fin de la répression. Des actions de solidarité ont eu lieu dans les communautés sri-lankaises à l’étranger. Elles doivent se poursuivre et bénéficier du soutien de la gauche et des organisations du mouvement ouvrier dans ces pays également.

Cette lutte est inachevée et connaît actuellement un sérieux revers. Mais c’est sans aucun doute la lutte sociale la plus édifiante et la plus porteuse d’espoir du 21e siècle au Sri Lanka. Tou·te·s celleux qui, partout dans le monde, ont été inspiré·e·s par le soulèvement populaire de 2022 doivent maintenant se lever pour le défendre. Aragalayata Jayawewa / Poraattathukku Vetri / La lutte vaincra !

Propos recueillis par Éric Toussaint, porte-parole du CADTM.

Article publié le 11 août 2022 sur le site du CADTM.
Image : Wikimedia Commons.

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