Il y a un peu plus de cinq ans, Berta Cáceres était assassinée. La célèbre militante écosocialiste, dirigeante de la COPINH, l’organisation des peuples autochtones du Honduras, a été exécutée par des tueurs à gages. Plusieurs procès ont eu lieu et de nombreux exécutants ou personnes impliquées ont déjà été condamné.e.s. Toutefois, il n’est pas certain que tous les responsables, en tout cas les instigateurs, soient exposés aux poursuites ; les tentacules du pouvoir sont encore trop puissants… Dans l’article ci-dessous, Ellen Verryt et Peter Veltmans examinent le meurtre de Berta dans le contexte plus large de l’évolution de l’équilibre des pouvoirs au Honduras et dans le monde !


“La vie nous demande de rester joyeux.”

Berta Cáceres

Fin 2019, sept hommes étaient condamnés pour le meurtre de Berta Cáceres Flores, célèbre militante écosocialiste et leader de la communauté indigène Lenca au Honduras. Lors de leur procès, on apprit non seulement que deux des tueurs avaient été formés par l’armée américaine mais le tribunal estima également que les preuves étaient suffisantes pour conclure qu’ils avaient tous agi sur ordre des dirigeants de la société hondurienne Desarrollos Energéticos S. A. (DESA). Enfin, le 6 juillet 2021, David Castillo Mejía, ex-militaire formé aux États-Unis, ancien président de DESA et superviseur d’un projet de barrage auquel s’opposaient Berta et ses camarades, a été reconnu coupable d’avoir commandité le meurtre de Berta Cáceres. Mais l’affaire peut-elle s’arrêter aux exécutants ? Qui sont les véritables instigateurs ?

Vol qui a mal tourné…

Dans la nuit du 2 au 3 mars 2016 – la veille de son 43e anniversaire – Berta Cáceres était abattue à son domicile et selon le rapport de police, la cause de l’homicide était un simple vol qui aurait mal tourné. La famille de Berta s’insurgea immédiatement et appela à la création d’une commission d’enquête internationale indépendante. Cet appel eut un tel retentissement mondial que les autorités furent obligées d’admettre que ce n’est pas d’un « crime de droit commun » que Berta avait été victime, mais bien de son combat de militante écosocialiste.

…ou lutte contre le Projet Hydroélectrique d’Agua Zarca ?

Berta Cáceres, en loyale défenseuse de sa communauté, était aussi devenue par la force des choses militante environnementaliste. Or elle savait que, selon la Convention relative aux peuples indigènes et tribaux de l’OIT, les peuples indigènes doivent être consultés avant que ne soient prises des décisions qui pourraient avoir un impact majeur sur leur mode de vie traditionnel. L’objectif de cette consultation vise à obtenir “le consentement libre, préalable et éclairé, qui est étroitement lié aux droits des peuples autochtones à la participation, à la consultation et à l’autodétermination et qui, en tant que tel, est inestimable pour protéger efficacement les droits des peuples autochtones à la terre, aux ressources et aux cultures ». Pourtant Berta et ses partisans constatèrent amèrement que malgré l’existence de cette convention, les entreprises capitalistes ne respectent pas le droit international : en 2012 une consortium transnational (dont faisait partie la DESA) projetait de construire quatre barrages hydroélectriques sur la rivière Gualcarque (le Projet Hydro Agua Zarca) sans que les populations indigènes ne soient consultées ni leurs objections prises en compte. Or la communauté Lenca craignait à juste titre que ce projet rende impossible leur accès à l’eau, à la nourriture et aux plantes et ingrédients nécessaires à leur médecine traditionnelle, vouant ainsi à l’extinction leur mode de vie spécifique.

Pendant un an, en 2013, des militant.e.s sont pourtant parvenus à empêcher l’accès au site de construction même s’ils furent victimes de la répression militaire, au cours de laquelle nombre d’entre elleux furent blessé.e.s ou tué.e.s. Ce type de violences se développa ensuite dans tout le Honduras : rien qu’en 2014, au moins 116 militant.e.s environnementalistes ont été tué.e.s par des policiers ou des tueurs à gages. En juillet 2017, Doña Austra Bertha Flores Lopez (mère de Berta) a révélé à Ellen Verryt (co-autrice de cet article) que sa fille avait déposé en 2015 pas moins de 35 plaintes pour harcèlement, persécution et agressions à son encontre ou visant son personnel. Les militant.e.s ont néanmoins obtenu un succès partiel : sous leur pression, les actionnaires chinois et d’autres partenaires de la Banque mondiale se sont retirés du Projet Hydroélectrique d’Agua Zarca tandis que Berta recevait un prix environnemental des plus prestigieux : le prix Goldman, généralement connu comme « prix Nobel environnemental informel ». Et on peut hélas affirmer que ces succès furent la cause directe du meurtre de Berta… même si elle n’a pas été tuée pour cette seule raison. Mais pour comprendre, revenons un peu en arrière.

La COPINH

Le début des années 1990 marque le début de la prise de conscience des peuples indigènes d’Amérique latine et en 1993, alors qu’iels étudiaient à l’université, Berta et d’autres fondèrent un comité local qui allait devenir le Conseil des Organisations Populaires et INdigènes du Honduras (COPINH). Le COPINH commença d’emblée à organiser des actions contre l’exploitation forestière illégale, contre les propriétaires de plantations et contre la présence militaire sur les territoires des peuples indigènes. Puis progressivement, des questions plus larges ont été intégrées, souvent avec un contenu féministe, comme la défense des droits des personnes LGBT, l’émancipation sociale et indigène en général. Cette radicalisation s’inscrivait dans le cadre d’une prise de conscience générale ainsi que de l’auto-organisation de ces peuples ou groupes spécifiques opprimés.

Stratégie ou tactique ?

Mais Berta ne s’est pas retrouvée leader d’un mouvement populaire du jour au lendemain : toute sa vie a été traversée par les discussions stratégiques qui ont agité la gauche en Amérique latine de cette époque.

Et tout d’abord le débat sur le rôle de la guérilla, puisqu’elle y fut confrontée dès ses 17 ans (avec son compagnon Salvador Zúñiga), pendant la guerre civile salvadorienne.

Par essence, la guérilla n’est qu’une tactique militaire parmi d’autres, dépendant d’une approche plus globale, politico-stratégique, qui vise à affaiblir l’adversaire par une multitude de « coups d’épingle » (tant militaires que sociaux et politiques).

Cependant, pour le guerillero, les énormes sacrifices personnels qu’ils doit consentir l’inclinent à faire passer cette tactique au niveau de la stratégie : c’est le tribut qu’il paie à ce choix d’un mode de vie radical et alternatif en dehors de la société établie. Un choix qui conduit à une militarisation à outrance, avec ses conséquences souvent tragiques. L’organisation dont Salvador, le partenaire de Berta, faisait partie, est par exemple née d’une telle tragédie. Il s’agit des Fuerzas Armadas de la Resistencia Nacional (RN), l’une des cinq organisations révolutionnaires marxistes du Frente Farabundo Martí para la Liberación Nacional (FMLN). La RN s’est séparée de l’Ejército Revolucionario del Pueblo (ERP), après qu’un débat interne se soit réglé… par la liquidation physique d’un groupe de dirigeants de l’ERP, dont le poète salvadorien Roque Dalton.

Une autre discussion stratégique est celle de la mobilisation de masse en opposition à l’approche électorale – et c’est également une question tactique. Derrière cette discussion se cache la question beaucoup plus importante de savoir quelle alliance stratégique est nécessaire : celle des opprimés dans toutes leurs nuances entre eux et contre les pouvoirs établis, ou une alliance avec des « alliés supposés » au sein de ces pouvoirs établis ? Dans le jargon marxiste, il s’agit de choisir entre un « Front unique » ou un « Front populaire ». Berta a dû faire face à ces deux débats : le premier a fait d’elle une antimilitariste de principe ; lors du second, elle a clairement défendu la mobilisation de masse, en opposition à une simple campagne électorale.

Le jeu trouble des cinq familles

Le Honduras est traditionnellement dominé par ce qu’on appelle là-bas « les cinq familles » mais en réalité, cette oligarchie n’a jamais été aussi puissante qu’elle le prétend.

Pendant la majeure partie du 20e siècle, l’exportation de la banane constituait le centre de gravité de l’économie hondurienne et la ‘bourgeoisie compradore’ locale jouait alors un rôle subalterne car c’est en pratique la United Fruit Company qui tirait les ficelles dans le pays. Les fonctions de l’État se limitaient quasi à la police et à l’armée, qui n’étaient de facto(comme disait Frederick Engels) que des « bandes d’hommes armés. »

Après la Seconde Guerre mondiale, les travailleurs des plantations de bananes se sont mis en grève (connue sous le nom de Grève Générale Héroïque de 1954), jetant ainsi les bases de syndicats assez puissants. Puis dans les pays voisins, le Salvador, le Guatemala et le Nicaragua, des guerres civiles se sont développées entre les classes dirigeantes et les guérillas de gauche. Ce phénomène s’est accompagné d’une forte ingérence des États-Unis au point que le noyau armé du pouvoir d’État hondurien était considéré par les États-Unis comme une simple extension de leur politique impérialiste. On se souvient de la tristement célèbre Escuela de las Américas, où « des centaines de Honduriens ont été formés (…) pour (…) apprendre à tuer, torturer et mutiler plus efficacement. »

D’une constitution gravée dans le marbre…

Après la fin des guerres civiles dans les pays voisins, les ‘cinq familles’ honduriennes ont réellement commencé à gagner beaucoup d’argent, non seulement dans l’agriculture et la sylviculture, mais aussi dans le tourisme, le commerce et l’industrie. Les intérêts de la classe dirigeante étaient par ailleurs inscrits dans la constitution par des articles « gravés dans le marbre » (qui ne peuvent être modifiés, même lors de révisions constitutionnelles par voie parlementaire). Par exemple, l’article 374 stipule « En aucun cas, l’article précédent [concernant la procédure de révision elle-même], le présent article, les articles constitutionnels relatifs à la forme du gouvernement, au territoire national, à la période présidentielle, à l’interdiction de redevenir président de la République, au citoyen qui a agi sous un titre qui l’empêche d’être président de la République, ne pourront être réformés dans la période suivante. »

…à un coup d’État

Au début du 21e siècle, plusieurs pays d’Amérique latine recommencent à basculer à gauche. La zone de libre-échange ALCA, promue par les États-Unis et essentiellement dirigée contre Cuba, a échoué. En opposition à cet accord de libre-échange impérialiste, les gouvernements de gauche ont créé l’Alianza Bolivariana para los Pueblos de Nuestra América (ALBA). Comme l’explique Michael Löwy, cette alliance ALBA visait à contrer « l’hégémonie impérialiste extérieure [des États-Unis] tout en renforçant, à l’intérieur, les tentatives de rétablissement de l’État :en privilégiant la sphère publique par rapport à la sphère privée, en rompant avec les projets politiques néolibéraux et en créant de nouvelles formes de pouvoir populaire. »

Le Honduras alors rejoint l’ALBA, sous l’impulsion du président élu Manuel ‘Mel’ Zelaya Rosales. Médecins cubains, accès gratuit pour les étudiants suivant des formations à Cuba, pétrole vénézuélien bon marché et prêts généreux pour l’achat de tracteurs ont été mis en place. Zelaya a ainsi tenté de limiter l’impact de la crise financière internationale sur le Honduras.

Evidemment, très vite, les ‘cinq familles’ ne comprennent plus le comportement de ‘leur’ président, (qui est après tout un membre du parti libéral !) et lui retirent leur soutien.

Pour tenter de trouver une autre légitimité à son pouvoir, Zelaya s’est alors adressé à la population par le biais de la télévision mais il est vite apparu que les règles constitutionnelles en vigueur étaient trop restrictives. Les appels à une Constituyente – une assemblée constituante participative – prirent dès lors de l’ampleur et l’exemple du voisin bolivien et de son président Morales a sans doute joué un rôle prépondérant. Selon Löwy, ce dernier menait alors « une ‘guerre de position’ au sens gramscien du terme : une lutte concentrée autour d’une nouvelle constitution, lutte qui s’est terminée par la victoire du gouvernement de gauche lors d’un référendum en 2009. » S’en inspirant, Zelaya a organisé en 2009 un référendum indicatif, pour montrer qu’il existait un large soutien à une révision radicale de la constitution. Evidemment, cette initiative fit déborder le vase pour les ‘cinq familles’, mais surtout pour l’armée qui y vit une véritable déclaration de guerre. L’épisode se conclut par un coup d’État, au cours duquel Zelaya fut déporté au Costa Rica. Selon Berta, la raison du coup d’État, c’est que les partisans des golpistes craignaient « que le peuple hondurien puisse décider lui même de ce qu’il faut faire des ressources stratégiques comme l’eau, les forêts, la terre, notre souveraineté, avec nos droits du travail, le salaire minimum, les droits des femmes, les droits constitutionnels, l’autodétermination des indigènes et des Noirs (…), la possibilité d’avoir un État et une société inclusifs, démocratiques, équitables avec la participation directe du peuple. »

Nouvelle élite

Suite à leur soutien (parfois voilé) au coup d’État, les ‘cinq familles’ avaient peut-être pensé qu’elles pouvaient sauvegarder leur position et leur influence sur le pouvoir… Ce ne fut que partiellement le cas car depuis lors, la classe dirigeante du Honduras n’est plus uniquement sous leur domination. Comme nous l’a expliqué oralement la fille de Berta, Olivia Zúñiga Cáceres, le coup d’État a clairement joué un rôle majeur dans les raisons du meurtre de sa mère. Le gouvernement irrégulier et illégitime qui a succédé au coup d’État a en effet ouvert la porte à un flot de concessions foncières et autres concessions illégales, créant ainsi des ouvertures pour la montée en puissance d’un nouveau groupe dangereux au sein de la classe dirigeante hondurienne. Les droits de propriété des ‘cinq familles’ étant constitutionnellement inattaquables, le nouveau groupe prédateur a dû poser sa griffe sur les territoires restants – détenus par les communautés indigènes depuis les années 1960-70 – afin de mettre en œuvre la logique capitaliste d’une extraction impitoyable et dévorante. On comprend mieux, du coup, le véritable engrenage des événements, qui commence par des violations des droits des peuples indigènes pour aller jusqu’à l’assassinat de Berta Cáceres et de bien d’autres, en passant par un coup d’État.

Résistance

Dans le même temps, la résistance au coup d’État s’est développée et organisée au sein du Frente Nacional de la Résistencia Popular contra el Golpe de Estado (FNRP). Le COPINH, dont Berta était la porte-parole, faisait également partie de ce Frente et y joua son rôle. Car malgré l’opposition de l’armée, de la police, des médias et des États-Unis, le FNRP a réussi à mobiliser des centaines de milliers de Honduriens, ce qui représenta l’opportunité d’une prise de conscience politique croissante. En témoignent les efforts non seulement démocratiques, sociaux, anticapitalistes et antiracistes, mais aussi féministes au sein du mouvement de résistance ; on assiste véritablement à une résistance intersectionnelle au désordre établi. Selon les mots de Berta : « Nous devons réveiller notre conscience face au capitalisme prédateur, au racisme et au patriarcat qui ne feront qu’assurer notre propre autodestruction. »

Constituyente

Propulsé par les mobilisations et la prise de conscience, l’appel à un Constituyente est réellement devenu massif. L’affrontement entre les putschistes et leurs sympathisants et la résistance populaire de masse paralysait de plus en plus le pays. Fidel Castro déclara même : « une situation révolutionnaire se développe au Honduras. » Pour couronner plusieurs manifestations et marches nationales, le 12 avril 2011, le FNRP a organisé un paro civico (une grève citoyenne), qui a entraîné la fermeture des quatre principaux aéroports, de plusieurs centrales électriques, de compagnies de bus et de taxis, de pans entiers de l’appareil gouvernemental, d’hôpitaux et d’écoles. Au point que le département d’État américain – sous la direction d’Hillary Clinton – prévoyant la tempête à venir, a commencé à faire pression en faveur d’une solution négociée.

Pas de légitimation du putsch par les élections !

L’objectif était bien sûr de combiner le retour du président déporté Zelaya avec la légitimation des putschistes par des élections mais Berta s’y opposa avec véhémence : « Hillary Clinton a dicté (…) ce qui va se passer au Honduras. Cela montre le détestable héritage de l’influence nord-américaine dans notre pays. Et le retour de Mel Zelaya à la présidence (…) serait envisagé après coup ? Et il y aurait des élections ? Nous avions prévenu que cela serait très dangereux. Ces élections auront lieu sous une menace militaire permanente et avec une énorme fraude électorale à la clé. »

Trois courants et leurs transfuges

Dans le mouvement de résistance, on s’est alors demandé quelle attitude adopter face à ces élections… Précisons que trois courants rivalisent au sein du FNRP. D’abord, les Liberales en Resistenciá, composés d’anciens membres disgraciés de la classe dirigeante, dont Zelaya. Ces libéraux voulaient participer aux élections par le biais d’une ‘liste propre’, d’abord sous la forme du Frente Amplío de Resistencia Popular (FARP), transformé ensuite en Libre (Libertad y Refundación), qui a ensuite fusionné avec d’autres forces de gauche pour former Alianza Opositora. Ils ont fait valoir qu’ils seraient en mesure de briser le ‘bipartisme’ séculaire entre les deux partis bourgeois, les libéraux et les nationalistes. Ils pensaient pouvoir ainsi faire pencher la balance du pouvoir en faveur de ce qu’ils décrivaient vaguement comme un ‘libéralisme prosocialiste’. Deuxièmement, il y avait Espacio Refundación, qui était (selon un article paru dans le magazine Historical Materialism) « un amalgame éclectique de mouvements populaires, de travailleurs, de paysans, de peuples indigènes, de féministes, d’activistes LGBT, de groupes politiques marxistes et autonomes, et de toutes sortes d’organisations de jeunesse radicales (…) [qui] défendait la construction d’un mouvement populaire à partir de la base, basé sur des politiques anticapitalistes et anti-répressives. Leur principale revendication était et reste une Assemblée constituante refondatrice et auto-organisée. Dans le même temps, ils ont affirmé que toute reconnaissance du régime post-coup d’État équivaudrait à trahir le mouvement, [puisque] les conditions d’un processus véritablement démocratique ne sont pas réunies, les structures de pouvoir du coup d’État restent intactes et dominent l’ensemble de l’appareil institutionnel. » Les plus grandes organisations de ce courant étaient le COPINH et l’Organización Fraternal Negra Hondureña (OFRANEH) – une organisation de ce que l’on appelle les Garífunas, descendants d’esclaves noirs qui se sont échappés au XVIIe siècle et des nations indigènes caribes et arawak du nord du Honduras. Le dernier courant était celui du compromis, parmi lequel figuraient des militants de l’influente organisation politique Los Necios, qui prônaient l’unité de la lutte du FNRP dans la rue d’une part, et des efforts électoraux du Frente Amplio d’autre part. Mais dans la pratique, ce troisième courant finira par soutenir le premier.

Vaincre

Avec le COPINH, Berta appartenait logiquement à l’Espacio Refundación. En février 2011 (lorsque Zelaya ne pouvait pas encore revenir), c’est ce courant qui était dominant au sein du FNRP, et qui avait alors une culture de débat interne très participative, avec des mesures en faveur du droit de parole des femmes. Quatre mois plus tard, le 26 juin 2011, la situation s’est complètement inversée. Zelaya, désormais rentré au pays, a plaidé – un peu à la manière d’un caudillo – en faveur de la voie électorale, pour laquelle il a été soutenu par une brochette d’orateurs masculins. Nombre de ces orateurs faisaient partie des directions plus ou moins institutionnalisées de divers mouvements sociaux et courants politiques, parmi lesquels d’éminents dirigeants syndicaux. Par exemple Juan Barahona, président de SINTRAINA, le syndicat organisé au sein de l’Institut national agraire, et également président de la FUT (Federación Unitario de Trabajadores). Barahono était membre du parti communiste hondurien, jusqu’à sa dissolution après la chute du mur de Berlin. Avant la réunion du FNRP du 26 juin 2011, Barahona était un dirigeant très en vue du mouvement de résistance, apparaissant fréquemment aux côtés de Carlos H. Reyes, dirigeant de STYBIS ( le syndicat des travailleurs du secteur de l’alimentation).En cette qualité, ce dirigeant syndical charismatique était également membre de la direction nationale du FNRP. Au regard de son militantisme, la position de Barahona en faveur de la formation d’un Frente Amplio électoral pourrait surprendre, mais c’était en fait une attitude logique pour un partisan de longue date de la stratégie dite du ‘front populaire’, défendue pendant des années par l’ancien Parti communiste (par opposition à la stratégie plus intransigeante du ‘front unique’, défendue par les critiques de gauche du PC). Il est intéressant de noter que l’un des principaux opposants à la voie électorale était précisément Carlos H. Reyes. Il exprimait ses doutes quant à la création d’un bras politique de la Résistance, comparant la situation avec les élections précédentes, « dans lesquelles l’ouvrier a voté pour le candidat capitaliste et le paysan pour le propriétaire terrien. » Reyes a fait valoir qu’il fallait d’abord convoquer une assemblée constitutionnelle, avant de pouvoir établir une véritable situation démocratique. Cependant, ses paroles sont tombées dans l’oreille d’un sourd. Après à peine trois heures de discussion, la décision fut prise à une écrasante majorité de créer un ‘parti propre’ et de participer aux élections. Depuis cette décision fatidique, à notre connaissance, Barahona n’est plus jamais apparu aux côtés de Carlos H. Reyes. C’est lors de ce processus qui plongea beaucoup de gens dans confusion que le courant de Berta a ensuite subi une lourde défaite : la lutte dans la rue s’est transformée en une soi-disant ‘révolte électorale’. Comme le commente l’écrivain militant Tomas Andino Mencia : « La conséquence a été que pendant trois ans, le régime a eu les coudées franches pour faire ce qu’il voulait en matière de destruction de nos conquêtes économiques, sociales et politiques. »

Contrasurgencia

Tout cela a en effet conduit à la consolidation d’un régime militarisé. Le gouvernement issu du coup d’État, sous la pression de Washington, a adopté des lois antiterroristes qui criminalisaient la contestation politique. Berta a appelé cela la contrasurgencia, menée sur ordre du capital international – principalement des commerçants en matières premières – terrorisant la population, assassinant les militants politiques par centaines : « Chaque jour, des gens sont assassinés. » En plus de cette terreur, le gouvernement putschiste ‘légitimé’ était également responsable d’une politique économique de plus en plus brutale en faveur du capital (international). Il avait déjà créé une importante armée de réserve de main-d’œuvre, par le biais de la privatisation antérieure des terres collectives. De nombreux paysans expropriés ont été déployés dans les ‘zones franches’ ou maquillas. Là, 135 000 travailleurs et travailleuses (60 % de femmes) en semi-esclavage ont produit pour l’exportation des vêtements et des câbles électriques pour les voitures. En 2010, des villes modèles (ciudades modelo) ont été décrétées, avec des impôts nuls ou très faibles, ouvertes aux capitaux et à l’immigration. En 2016, non seulement les maquillas et les ‘villes modèles’, mais même des régions entières du Honduras ont ainsi été retirées du droit national.

ZEDEs

Ces ZEDE – « zones d’emploi et de développement économique » – sont des zones entièrement sous le contrôle d’entreprises privées, hors juridiction et où la loi hondurienne ne s’exerce plus. Environ 35% du territoire hondurien serait disponible pour le régime spécial des ZEDE. De nombreuses populations indigènes et afro-descendantes vivent dans ces zones, principalement sur des terres appartenant à des collectivités. Les entreprises de ces ZEDE ne paient pas d’impôts, pas de cotisations sociales et ne sont pas tenues de respecter le salaire minimum. Les syndicats sont interdits, les services douaniers inexistants et les services publics privatisés. Dans ‘leurs’ zones, ces entreprises peuvent faire ce qu’elles veulent. Alors que le peuple hondurien se voit refuser le droit à un référendum constitutionnel, les entreprises de la nouvelle élite et leurs suzerains internationaux échappent totalement à toute loi. Dans un rapport, le Conseil national de lutte contre la corruption (CNA) parle ouvertement de « vente de la souveraineté » et même de « trahison ». De son côté, la Coalition patriotique pour la solidarité affirme que ces ZEDE vont « conduire au suicide fiscal de l’État du Honduras ». Ce n’est pas un hasard si des exemptions légales comme celles-ci font le jeu des narco-capitalistes criminels, si bien qu’aujourd’hui 80 % du trafic de cocaïne de l’Amérique du Sud vers l’Amérique du Nord transite par le Honduras. La corruption, la coercition, la violence et les meurtres sont également en augmentation. Outre la violence d’État, « la pathologie de la violence (…) des paysans déplacés, transformés en lumpen-prolétaires et privés d’accès à l’économie urbaine formelle, est également en augmentation. » Près de la moitié (43,6%) de la population active travaille aujourd’hui à temps plein pour un salaire inférieur au minimum. Cette réalité désespérante, associée à l’anarchie et à la violence organisées, est à l’origine de la fuite de centaines de milliers de Honduriens hors de leur propre pays.

Conclusion

Berta savait que, comme tous les révolutionnaires, elle était « une femme morte en sursis » (paraphrasant les mots du révolutionnaire allemand Eugène Léviné, fusillé en 1919). Pourtant, elle est restée inflexible : « Le gouvernement essaie de lier les meurtres d’écologistes à la violence ordinaire, mais il y a suffisamment de preuves pour montrer qu’il existe une politique planifiée et financée visant à criminaliser la lutte des mouvements sociaux. J’espère me tromper, mais je crois que la persécution des militants ne va pas diminuer, mais plutôt augmenter. » Des paroles prophétiques, car « le barrage d’Agua Zarca est toujours en construction. Ceux qui résistent sont toujours tués sans pitié. »

La prochaine étape du processus juridique en cours devrait être de s’attaquer aux propriétaires de la société DESA, c’est-à-dire la famille Atala Zablah, qui fait partie de l’oligarchie du Honduras. Ce procès serait évidemment bienvenu, mais pas suffisant car tous les instigateurs doivent être traduits en justice. Ces instigateurs, ce sont les anciens et les nouveaux oligarques du Honduras, ainsi que leurs larbins militaires et leurs suzerains impérialistes. Leur impunité doit être brisée. Ce n’est qu’alors que le peuple hondurien pourra réellement vivre libre et rester joyeux. En attendant, comme la plus jeune fille de Berta, Laura Zúñiga Cáceres, aime à le dire, « Berta n’a pas été tuée, elle s’est multipliée ! »

¡Adelante, adelante, la lucha es constante !

¡Berta Vive !


  • Ellen Verryt est membre de Gauche Anticapitaliste / SAP – Antikapitalisten, la section belge de la Quatrième Internationale. De 2001 à 2007, elle a vécu et travaillé au Honduras avec des organisations de défense des droits de l’homme telles que le COFADEH (Comité des parents de disparus au Honduras) et le CPTRT (Centre de prévention, de traitement et de réhabilitation des victimes de la torture et de leurs familles). De 2007 à 2017, elle a été responsable de l’Amérique centrale au sein de l’ONG belge Solidarité Mondiale. Du 18 au 24 juillet 2009, elle a participé à la première mission internationale post-coup d’État pour les droits de l’homme au Honduras, soutenue par de nombreuses organisations belges et internationales. En tant que militante des droits de l’homme et membre de la Quatrième Internationale, elle a été invitée par le Frente Nacional de la Resistencia Popular à participer à des réunions et à des actions de protestation, comme la marche destinée à accueillir le président déchu Zelaya à la frontière avec le Nicaragua, fin juillet 2009. En 2010, 2016 et 2018, elle a organisé et soutenu de nombreuses délégations internationales du Honduras en Belgique et en Europe, dont celles du COFADEH avec Bertha Oliva, coordinatrice générale, et du COPINH, avec Bertha Zúñiga, coordinatrice générale et fille de Berta Cáceres. Ellen reste en contact avec la résistance populaire (La Resistenciá) au Honduras et leur rend régulièrement visite. Elle travaille actuellement pour Médecins du monde.
  • Peter Veltmans est militant syndical et membre de la direction nationale de Gauche Anticapitaliste / SAP – Antikapitalisten, la section belge de la Quatrième Internationale. En Belgique, il a pris part à diverses activités de solidarité avec le mouvement de résistance hondurien. En 2009, il a contribué à l’organisation d’une tournée de conférences avec Erasto Reyes , un des leaders du Frente Nacional de la Resistencia Popular. De nombreux membres du syndicat socialiste belge FGTB ont ainsi été dûment informés des atrocités commises au Honduras.
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