STUTJE (Jan-Willem), Hendrik de Man. Een man met een plan, Uitgeverij Polis/Pelckmans, Kalmthout 2018.

Les sociaux-démocrates belges n’ont pas pu s’arranger avec la figure d’Henri de Man (1885-1953). Membre des Jeunes Gardes Socialistes à 17 ans, accusant le Parti Ouvrier Belge d’être purement réformiste en 1911, soldat patriote dans la Guerre 1914-18, rejetant le marxisme en 1926, créateur du Plan du Travail en 1934 en faveur d’une économie « planiste ». De flamingant socialiste il devint belgiciste. Devenu président du POB en 1938 il le dissout en 1940, appelant à ne pas résister à l’Ordre Nouveau, tout en rêvant d’instituer un État autoritaire autour du roi Léopold III dans une Belgique et une Europe sous hégémonie allemande. Ayant perdu son influence politique fin 1941, il est rejeté par l’occupant comme inutile, se retire dans les Alpes françaises, fuit l’avance de armées alliées et termine sa vie comme exilé dans un accident de voiture en Suisse. Que penser d’un homme qui en 1917 conseilla un général russe d’employer des mitrailleuses contre ses troupes qui refusèrent de continuer le combat ? Que penser d’un social-démocrate qui jugea en 1940 que la victoire nazie avait mis fin à la démocratie parlementaire corrompue et sa particratie, ayant ainsi ouvert une voie possible vers un socialisme à venir ? Que faire de cet homme qui eut une très grande influence dans le monde social-démocrate international ? Comment le comprendre et expliquer sa trajectoire idéologique et politique ?

Les historiens sociaux-démocrates ont essayé de « blanchir » De Man, victime de son temps, en insistant sur le fait qu’il cherchait malgré tout une réponse socialiste au fascisme et au communisme en rompant avec le réformisme traditionnel et ses résidus marxistes. Mais cette tentative de réhabilitation partielle, du moins du théoricien socialiste antimarxiste qu’il était, n’était pas convaincante. Les liens émotionnels de beaucoup de socialistes belges avec le passé de leur parti d’avant-guerre et son dernier président empêchèrent la condamnation d’un homme qui fut considéré en 1933 par les masses socialiste comme un messie. En effet : son « plan du travail» avait des allures socialisantes. Une partie de la gauche radicale était même d’avis que ce « plan » avait une fonction mobilisatrice anticapitaliste. Mieke Claeys-Van Haegendoren qui publia en 1971 une biographie de De Man, s’est basée sans esprit critique sur les trois autobiographies mensongères que celui-ci publia pour le besoin de sa cause successivement en 1941, 1948 et 1953.

La nouvelle biographie en langue néerlandaise que Jan-Willem Stutje vient de publier démystifie le personnage. Ce n’est pas par antipathie que le chercheur lié à l’Institut International d’Histoire Sociale d’Amsterdam et à l’Université de Gand, a choisi Henri de Man comme objet. Il est fasciné par ce personnage dont on n’arrive pas à savoir ce qu’il pensait vraiment dans sa vie politique, sociale et sentimentale. L’auteur avoue qu’il s’intéresse plutôt aux aspects obscurs et maléfiques du mouvement ouvrier socialiste qu’à ses heures héroïques. En effet. L’entre-deux-guerres, aussi bien à droite qu’à gauche était idéologiquement fortement influencé par des idées social-darwinistes, eugénistes, racistes, élitaires, antiparlementaires, anti-démocratiques, sans oublier l’antisémitisme. Tout cela beignait dans un pessimisme dont Oswald Spengler, l’auteur du Déclin de l’Occident, était le promoteur. Notons que ce livre publié en 1918/22 connaît aujourd’hui un regain d’intérêt. Un certain nombre de socialistes en étaient fortement influencés, dont Henri de Man.

C’est une des raisons pourquoi Stutje s’est penché sur De Man. Mais ce n’est pas la seule raison. Comment expliquer le succès de son « socialisme éthique » et de son « socialisme national » dans une large frange de la social-démocratie internationale ? L’historien gantois Herman Balthazar affirmait dans les années 1970 que De Man était honorable en tant que scientifique, mais un politicien désastreux, cette opinion, il la récuse aujourd’hui. Stutje rejette cette dichotomie : « une séparation stricte entre les idées politiques d’une personne et ses actions est difficilement pensable ». Il s’agit donc de découvrir ce qui les lie. La personnalité psychologique semble jouer un grand rôle dans les zig-zags politiques de De Man. Stutje ne voit pas dans Henri de Man un opportuniste cynique, mais plutôt une personne poussée par sa  « volonté de pouvoir ». Enfant de la bourgeoisie anversoise, De Man avait une attitude élitaire envers le monde social, c’était à lui et aux autres membres de l’élite culturelle, technologique et économique que revenait le droit de gouverner la société. Il était dépourvu d’empathie et lâcha ses compagnons et adeptes sans aucune explication le jour qu’il changea de cap. Le titre que Stutje a donné à son livre est en effet à double entente. Traduit littéralement : « Henri de Man, un homme avec un plan. »

1926 : AU-DELA DU MARXISME

Henri de Man fit son entrée théorique dans le monde socialdémocrate international avec son étude de 1926, qui porta le titre allemand « Zur Psychologie des Sozialismus ». Le titre des traductions françaises et espagnoles était plus direct : « Au-delà du marxisme » et « Más allá del marxismo ». Cette étude psychologique et culturelle rejeta les thèses marxistes sur le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière et de la lutte de classe comme moteur du changement social. Selon lui les ouvriers ne pensaient pas plus loin que leur intérêts matériels immédiats, porteurs d’aspirations petite-bourgeoises. L’action des syndicats ouvriers et la politique des partis ouvriers étaient la preuve vivante de ce que De Man avançait. Le marxiste péruvien José Carlos Mareategui a remarqué dans sa polémique contre De Man (« Defensa del marxismo », 1930) qu’il attaquait en fait le réformisme de la vielle garde social-démocrate et l’idée que celle-ci se faisait du marxisme. « Mais De Man pense que le capitalisme est moins une économie qu’une mentalité et il reproche à Bernstein les limites délibérées de son révisionnisme qui, au lieu de mettre en discussion les hypothèses philosophiques des sources du marxisme, s’est efforcé d’en utiliser la méthode et de continuer ses enquêtes. Il va donc falloir chercher ses raisons sur un autre terrain ». Mariategui lui donnait raison quand De Man critiqua le marxisme socialdémocrate comme économiste, déterministe, scientiste et positiviste, et il reconnut que l’homme ne peut trouver son bonheur par le travail mais également dans le travail et que « le capitalisme a séparé de producteur de la production, l’ouvrier de son œuvre ». Mais tout cela n’était pas nouveau : De Man n’a découvert aucun de ces concepts et ils ne justifient en aucune manière ses tentatives révisionnistes « au-delà du révisionnisme de Bernstein ».

J’ai l’impression que De Man, malgré son rejet du marxisme et du réformisme traditionnel, ne se dégage pas vraiment de la conception économiste typique de l’Internationale socialiste et de son pape Kautsky : le « mode de production », l’économie avec ses « lois », indépendantes des relations de production (oppression, exploitation, etc.). Pour De Man, une société guidé par « l’idée socialiste » était une question technique, dont la direction incombe aux experts. La lutte de classe doit céder la place à une élite clairvoyante qui permet au « mode de production » de se développer selon sa propre téléologie. Ne touchez pas aux capitalisme dans sa forme industrielle, mais attaquez sa forme parasitaire, le capital financier, spéculateur, dont les Juifs et leurs acolytes sont supposés être les maîtres.

Désabusé par la politique social-démocrate et l’attitude des masses, dont une partie partageait des idées xénophobes et nationalistes venants de l’extrême droite, De Man conclut à la faillite du marxisme, ou plus précisément de la lutte de classe et de l’internationalisme. L’exploitation, la situation matérielle, résultat de l’exploitation capitaliste, ne poussait pas la classe ouvrière inexorablement vers le socialisme.

Henri de Man n’était pas le seul au sein du mouvement socialiste de penser que le prétendu « déterminisme marxiste », professé par les vieux leaders socialistes comme Vandervelde en Belgique, Kautsky en Allemagne ou Léon Blum en France, était un illusion. Beaucoup en tiraient la conclusion que le corpus marxiste en tant que tel était faux. Le dogmatisme du bolchevisme dégénéré en stalinisme n’apportait pas de réponse non plus à cette « crise du marxisme ». Il fallait en tirer les conclusions. Ainsi parla Henri de Man. Il fut accueilli avec enthousiasme par la droite nationaliste de la social-démocratie, tandis que la gauche traditionnelle se méfia de son analyse, ou la condamna. D’autres œuvres suivirent : « Joie du travail » (1930), « Nationalisme et socialisme » (1932) et « Le socialisme constructif » (1933).

1933-1940 : LE SOCIALISME NATIONAL

Pour De Man le socialisme devint non plus un mouvement concret contre le capitalisme, mais une idée, une éthique. Vu que l’internationalisme avait été abandonné en 1914, et qu’une action européenne pour sortir de la crise et arrêter la monté fasciste, proposée entre autres par son collègue Wladimir Woytinsky, il opta pour une solution nationale. Ce « socialisme national », dont le « plan du travail » était une composante, fut propagé par Henri De Man et Paul-Henri Spaak, le futur secrétaire général de l’OTAN et cofondateur de la Communauté Européenne. Le duo fut coopté dans un gouvernement bourgeois en 1935. De Man oublia son « plan » et joua au ministre sans pouvoir changer grand-chose.

L’épisode de l’affaire de Burgos est symptomatique du « socialisme national ». Le gouvernement reconnût le gouvernement des rebelles franquistes en 1938, avec l’appui du duo Spaak-De Man. Ceux-ci avaient attaqué en 1936 leur parti qui s’était posé par internationalisme socialiste derrière la république espagnole et pour l’intervention dans les affaires d’un État étranger. La raison véritable de leur attitude envers le pouvoir de Franco était de nature purement économique. Il fallait sauver les intérêts financiers et industriels de la Belgique et les dirigeants syndicaux socialistes leur donnaient raison. L’affaire eut comme résultat l’expulsion du président socialiste Vandervelde du gouvernement.

Tout cela annonça pour De Man le début de la perte de son auréole de leader ouvrier. Il imputa son impuissance ministérielle au « mur de l’argent », le monde bancaire. Déjà lors de l’action pour son « plan » il avait indiqué le capitalisme financier comme l’ennemi. Il s’agit d’une théorie née dans le mouvement social-chrétien antisémite Viennois qui établissait une différence entre le « bon capital » industriel (moteur du progrès) et le « mauvais capital » financier (agent de la corruption). Une affiche de propagande du « plan » nous montre un ouvrier chassant du temple les banquiers aux nez prononcés.

Le « socialisme national » impliquait d’abandonner la conception libérale et démocratique au profit d’un État autoritaire, dirigé par l’élite. Dans un meeting en octobre 1936 De Man déclarait : « Non seulement les socialistes mais le parti lui-même doit apprendre à gouverner. Nous ne sommes pas un parti révolutionnaire, nous ne sommes pas un parti de classe, mais un parti gouvernemental, constitutionnel et national, parce que la nation est le cadre naturel de notre travail en l’expression concrète de notre communauté en tant que peuple. » Il préférait un exécutif fort, légitimé par le plébiscite, l’abrogation du Sénat et la gestion corporative des secteurs économiques dominés par l’État. Il considérait l’antiparlementarisme comme un signe de mécontentement par rapport à l’impuissance devant la crise économique. Mais tout comme le nazisme, il tenait la haute finance cosmopolite comme le grand responsable de la crise

À la mort du « patron » Émile Vandervelde en 1939 De Man lui succéda comme président du POB, un président qui avait remplacé l’internationalisme par le nationalisme, la classe ouvrière par le peuple, la démocratie parlementaire par l’État autoritaire sous la houlette du roi Léopold III, dont De Man était devenu un conseiller apprécié. La trajectoire de De Man vers la droite arrivait à son but : le pouvoir d’un conseiller du prince. Mais la guerre en décida autrement.

1940-1945 LE DÉFAITISME DEVANT HITLER

En 1940, après l’invasion allemande et la capitulation sans conditions du chef des armées, Léopold III, refusait contre l’avis de ses ministres, de fuir en Angleterre. Il était approuvé par De Man et celui-ci rédigea le Manifeste dans lequel il considérait le rôle politique du POB comme terminé. Il y attribua au nazisme un rôle révolutionnaire, celui d’avoir détruit le parlementarisme bourgeois et la particratie corrompue, ayant ainsi ouvert une possible voie vers le socialisme. Il fonda un syndicat corporatiste, l’Union des Travailleurs Manuels et Intellectuels (UTMI), essaya de construire un mouvement politique flamand en concurrence avec l’Alliance Nationale Flamande (VNV), la Ligue National Flandre (NBV), sans grand succès. Selon Stutje De Man n’aspirait pas à jouer un rôle prépondérant dans l’UTMI, mais à utiliser son influence dans ce syndicat pour ses propres ambitions politiques : premier ministre dans un gouvernement autocratique monarchiste dans une Belgique redevenue indépendante. Leopold III fit des démarches dans ce sens auprès du Führer, mais celui-ci laissa l’avenir de la Belgique tout au long de la guerre en suspens. Leopold III obéit à l’occupant de ne plus s’occuper de politique et rompit ses contacts avec De Man. Ayant perdu toute influence dans le monde du travail, suite au fait que l’UTMI tomba sous le contrôle total du VNV fasciste, Henri de Man n’était plus utilisable par l’occupant. Il partit pour un exil temporaire en France occupée.

Certains, comme l’historien Zeev Sternhell, ont avancé que le rejet de la lutte de classe prolétarienne avait comme conséquence inévitable une dérive nationaliste et droitière, et dans le cas de De Man la soumission au nazisme. Ce fut le cas de certains de ses adeptes, comme le Français s Marcel Déat qui défendit en 1933, au congrès de la SFIO, le néo-socialisme, autre nom pour le socialisme national de De Man. Rejeté par un Léon Blum indigné, il créa le Parti Socialiste Français et il fonda en 1941 le Rassemblement national populaire (RNP), parti « socialiste et européen » fasciste favorable à l’Allemagne nazie. Stutje remarque cependant que la plupart des dirigeants réformistes qui avaient sympathisé ou s’étaient identifiés avec les idées du « socialisme national » de De Man, n’ont pas suivi la même chemin que ce dernier. Au contraire même, certains se sont opposés à l’occupant nazi. Nous pensons aux belges Paul-Henri Spaak ou le syndicaliste Jef Rens , qui choisirent en 1940 le camp de Londres. Aux Pays-Bas des sympathisants, comme le socialiste Koos Vorrink et le socialiste-chrétien Willem Banning, choisirent également le camp allié. En Allemagne son adepte et compagnon socialiste Carlo Mierendorff choisit la résistance contre le régime hitlérien. C’est plutôt dans la psychologie contradictoire, dans sa soif de pouvoir que Stutje situe dérive élitaire et autoritaire d’Henri de Man.

De Man était-il fasciste ? Jan-Willem Stutje est prudent. Selon lui le personnage poursuivait un socialisme national non-fasciste à son image, un socialisme qui d’ailleurs n’eut aucun succès dans l’extrême droite belge et flamande. De Man était un homme de l’idée, de la parole et non pas un homme de d’action comme le furent les fascistes. En 1934 il avait déclaré à des syndicalistes français de la CGT que le succès du fascisme était dû au fait que celui-ci glorifiait les sentiments anticapitalistes, sentiments auquel le mouvement socialiste consacrait peu ou pas d’attention. De Man a en effet collaboré, mais sans renoncer à l’héritage socialiste. Il se considérait jusqu’à la fin comme socialiste. Mais son volontarisme rendait la frontière entre socialisme national et national-socialisme très poreuse. Notre héros était fondamentalement autoritaire et élitiste. En cela il ne différait pas essentiellement du « patron » du POB Émile Vandervelde ou du dirigeant gantois Edward Anseele, le fondateur du mouvement socialiste coopératif, admiré par la 2e Internationale, mais critiqué par non moins que Rosa Luxemburg. Anseele était également le fondateur de la Banque du Travail qui fit faillite dans la grande crise, et d’une usine de textile « rouge », dont les conditions de travail ne différaient pas des usines des barons du textile de Gand, la « Manchester du continent ».

1945-1953 : LE DÉSESPOIR D’UN EXILÉ ABANDONNÉ

Vivant depuis la fin de la guerre en Suisse De Man échappa à son extradition vers la Belgique où il était condamné à mort. Il espérait le secours de son ancien compagnon Leopold III, pour pouvoir retourner vers son pays et y jouer de nouveau un rôle politique. Mais la question royale gâchait ce rêve. Le roi, condamné par une grande parti de la population belge pour son attitude pendant l’occupation, dût abdiquer en 1950 suite au soulèvement qui aurait pu finir dans une révolution. Le dernier espoir d’Henri de Man fut tué dans l’œuf. « De Man se piqua d’une colère homérique contre la populace, les communistes et socialistes et leurs méthodes fascistes. On lui avait ôté tout espoir pour sa réhabilitation. Il se sentait ulcéré et abandonné et, tout comme le roi, définitivement chassé. Il se trouva dans une impasse politique qui minait sa santé psychique et physique déjà atteinte. Son optimisme volontariste le protégeait encore contre une chute dans le désespoir total et le fatalisme, mais sa force spirituelle fut brisée dans un accident tragique ».

Ainsi se termine la biographie écrite par Jan-Willem Stutje. Elle mérite, vu le rôle que Henri de Man a joué dans le mouvement socialiste, d’être traduite en français et d’autre langues. L’auteur, lié à l’Institut d’Histoire Sociale d’Amsterdam et à l’Université de Gand, avait déjà trois biographies à son actif : celle du dirigeant communiste néerlandais Paul de Groot, du trotskiste belge Ernest Mandel et de l’anarchiste néerlandais Domela Nieuwenhuis.

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