Cet entretien a été réalisé pour le journal suisse SolidaritéS :

Pourquoi un livre sur Trump, seulement après une année au pouvoir ?

Parce que le fait que cet individu ait pu se hisser à la tête des Etats-Unis constitue en soi un événement politique. Fort peu d’observateurs avaient pronostiqué sa victoire. À gauche, de nombreuses personnes répétaient que Trump ne gagnerait pas parce que son programme ne correspondait pas aux attentes du grand capital étasunien; Clinton l’emportera, disaient-elles, car elle est la candidate de Wall street et de la Silicon valley. Selon moi, ce pronostic traduisait une lecture mécaniste du matérialisme historique. La classe dirigeante dirige, mais elle ne dirige qu’en dernière instance. Elle est composée de capitaux nombreux, concurrents, aux intérêts partiellement divergents. Elle a besoin de représentant.e.s politiques, qui s’organisent en partis, au sein desquels il y a des fractions, des courants, etc. Il y a donc une double autonomie relative: du politique vis-à-vis de l’économique, et des individus vis-à-vis des partis. Dans les périodes de crise profonde, cette double autonomie relative peut permettre à des aventuriers audacieux de s’emparer du pouvoir et de marquer la société de leur empreinte. L’histoire présente plusieurs cas: Louis-Napoléon Bonaparte, Mussolini, Hitler, De Gaulle dans un certaine mesure. Je suis frappé en particulier par les parallèles entre Donald Trump et Louis-Napoléon: deux personnalités avides, médiocres, égocentriques, louches, manipulatrices, sans scrupules, à l’ambition dévorante, entourées de copains-coquins. Louis-Napoléon ne voulait-il pas « rendre sa grandeur à la France »? Ne fut-il pas pour ainsi dire l’inventeur du « branding » de son propre nom (celui de son oncle), de la démagogie sociale « populiste » et de la pseudo-démocratie plébiscitaire (une des formes d’Etat fort que Trump pourrait chercher à imposer)? Les partisans des Bourbons et des Orléans le méprisaient, mais Louis-Napoléon se saisit du pouvoir en exploitant habilement à la fois leurs rivalités et la haine qu’ils inspiraient aux classes populaires, leurs projets monarchistes et l’énergie révolutionnaire antimonarchiste de 1848. Trois ans après son élection, il avait installé sa dictature, qui dura près de vingt ans et entraîna la France dans de nombreuses guerres. Cependant, la bourgeoisie française s’en accommoda fort bien, de même que la bourgeoisie allemande s’accommoda d’Hitler, pour la même raison: ses profits explosèrent. Comparaison n’est pas raison: je ne dis pas que Trump pourra transformer son essai – l’enquête de Robert Mueller pourrait déboucher sur une procédure d’impeachment, par exemple… Mais il n’est pas le fou que les médias nous présentent. Il a un projet. Son élection marque clairement un tournant dangereux. Il ne me semble pas nécessaire d’attendre la fin de la série pour tirer la sonnette d’alarme.

Quels secteurs sociaux ont porté Trump à la présidence ?

De nombreux médias ont imputé l’élection de Trump à la classe ouvrière, ou à la classe ouvrière blanche. Ce n’est pas exact et ces « théories » ont un but idéologique évident. En réalité, il y a eu un double mouvement: d’une part, l’abstention massive des classes populaires, frappées de plein fouet par la crise de 2007-2008, et dégoûtées par la politique néolibérale des Démocrates (Obama et Clinton); d’autre part la mobilisation militante de la base électorale des Républicains. Cette base péri-urbaine est composée surtout de petits-bourgeois, de cadres, de professions libérales, de managers et de certaines couches de la classe ouvrière (des hommes blancs en particulier). Sa radicalisation à droite a débuté il y a plusieurs décennies, mais s’est accélérée avec l’élection d’Obama et l’irruption du Tea Party comme mouvance au sein du Parti Républicain. Elle s’est développée principalement sur des axes anti-impôts, anti-solidarités, anti-immigration, anti-élites et sécuritaire. Il y a quelques années, l’establishment républicain a cru qu’il avait réussi à marginaliser cette mouvance en son sein et parmi les représentants au Congrès. Mais ce n’était qu’une victoire superficielle sur un mouvement qui est très profond. Aux yeux de la majorité des « teapartiers », Trump est donc apparu comme la possibilité de prendre une revanche sur l’establishment. Iels l’ont saisie à pleines mains. En même temps, Trump lui-même a approfondi la radicalisation à droite de ces couches. Son slogan « Make America great again » a drainé toute une série courants d’opinion – racistes, machistes, antisémites, islamophobes, isolationnistes – qui se sont reconnus dans sa campagne. C’est le fond de l’affaire et c’est seulement dans le cadre du double mouvement résumé plus haut qu’on peut prendre la juste mesure d’autres facteurs, tels que l’ingérence russe et les manipulations de Cambridge Analytica, par exemple. C’est pourquoi les révélations concernant ces affaires surprenantes n’entament pas le soutien que son électorat apporte à Trump. Tant que cette configuration persistera, il est donc à craindre qu’il restera le maître du jeu. Il agit d’ailleurs consciemment pour donner des gages démagogiques aux différents secteurs de son électorat, tout en menant une politique en faveur des riches.

Il est vraiment un président anti-établissement ?

J’ai d’abord voulu intituler ce livre « Frankenstein à la Maison Blanche ». Je déplore un peu d’avoir été amené à renoncer à ce titre (auquel référent les dessins de Bruno, qui illustrent l’ouvrage). Pour rappel, Frankenstein est rejeté par le monde qui l’a créé et au sein duquel il veut s’imposer par la violence, en créant le chaos. Cela correspond bien au comportement de Trump: un frustré pathétique, un minable envieux et violent. Bouffi d’orgueil et de désir de revanche, il jouit qu’on fasse la courbette devant lui, surtout celleux qui se sont opposé.e.s à son désir de puissance. Trump est le prototype parfait du capitaliste que Marx peignait comme du « capital incarné ». Obsédé par l’accumulation, assoiffé de pouvoir sur les choses et sur les personnes transformées en choses, il n’est anti-establishment que pour être le maître incontesté de l’establishment qu’il veut mettre à ses pieds.

En quoi ce phénomène est-il enraciné spécifiquement dans l’histoire des États-Unis, ou au contraire dans une tendance généralisée du néo libéralisme à l’état fort ?

Selon moi, les deux dimensions sont présentes et se complètent. D’une part, Trump s’inscrit dans une tradition étasunienne déjà ancienne de droite national-populiste, raciste, machiste, traditionaliste et brutale. Son itinéraire personnel en atteste, notamment ses liens avec Pat Buchanan et Ross Perrot. D’autre part, il exprime effectivement une tentation du néolibéralisme de sortir de sa crise de légitimité en jouant les cartes du nationalisme, du machisme et de la xénophobie. En toile de fond, il y a la crise systémique du capitalisme: le néolibéralisme est sa seule forme possible aujourd’hui, mais les gains de productivité tendent à stagner, la concurrence s’aiguise, le système bute sur des limites sociales mais aussi sur des limites écologiques – bien illustrées par le défi climatique – et tout cela se traduit dans une instabilité politique croissante. Dans la logique du profit, il n’y a d’autre issue que d’approfondir la destruction des « deux seules sources de toute richesse – la Terre et le travailleur/la travailleuse », ce qui nécessite de se doter de moyens autoritaires. Nier la réalité du basculement climatique et mobiliser des forces sociales réactionnaires autour des mythes de la nation et de la famille patriarcale sont deux moyens d’y parvenir. Trump est loin d’être le seul à y recourir: qu’on songe à Erdogan, Orban, Duterte, Sissi, Poutine, Xi Jinping…

En quoi illustre-t-il la détermination de l’impérialisme américain à maintenir son hégémonie mise en péril par la puissance montante de la Chine ?

C’est une banalité de le dire: le centre de gravité du capitalisme mondial est en train de basculer vers l’Asie, la Chine en particulier. Le capitalisme étasunien est encore dominant, mais son leadership économique est menacé à court ou moyen terme. En même temps, l’impérialisme US garde une suprématie militaire écrasante. Dans la mesure où Trump a un projet géostratégique, il me semble que celui-ci consiste à utiliser cette suprématie militaire pour tenter de protéger sa domination économique. C’est un jeu dangereux, car la préoccupation première de Trump est de conforter sa base en développant une politique nationaliste, notamment en prenant des mesures protectionnistes. Or celles-ci tendent à affaiblir le grand capital étasunien, comme l’ont montré les réactions de la Bourse de New York à la menace d’une guerre commerciale avec Pékin. Dès lors, le danger d’une fuite en avant me semble réel. Il faut tenir compte en particulier du rôle en partie autonome du lobby militaro-industriel. A bien des égards, mutatis mutandis, la situation internationale présente des analogies avec le début du vingtième siècle: une puissance montante (l’Allemagne) et une puissance déclinante (la Grande-Bretagne) mettent à l’ordre du jour un nouveau partage du monde entre capitalismes rivaux. Les transitions de ce genre ne s’opèrent généralement pas pacifiquement…

Dans ton livre, tu dis que le trumpisme ne rentre dans les catégories classiques. Sinon que c’est un projet global ploutocratique qui fait peser une menace globale : celui d’un projet autoritaire spécifique et composite, instable, typique de l’époque néolibérale ? Peux-tu nous développer ce point ?

Il y a un débat sur la nature du trumpisme, notamment aux Etats-Unis. Pour certain.e.s, il s’agit de fascisme, de néo-fascisme, de proto-fascisme ou de post-fascisme. John Bellamy Foster, en particulier, défend la thèse d’un néo-fascisme. Selon lui, Trump conduirait un processus de « fascisation » de l’Etat. Je pense que cette analyse est fausse. Elle traduit une incompréhension de la spécificité du fascisme (une force qui se développe en-dehors de l’Etat) et risque de déboucher sur des conclusions politiques pratiques erronées. JB. Foster en donne un exemple: partant à la fois de l’urgence climatique et du constat que la droite extrême étasunienne est climato-négationniste, il plaide pour un front populaire avec le capitalisme vert et démocratique, les revendications anticapitalistes étant renvoyées à plus tard. L’expérience des années trente témoigne à suffisance de l’impasse de ce genre de stratégie.
Spécialiste du régime de Vichy, l’historien Robert Paxton récuse l’hypothèse du fascisme. Il a raison. Mais, selon lui, le régime trumpiste ne serait rien d’autre qu’un ploutocratie. Cette dimension d’un gouvernement des riches par les riches est indiscutablement présente dans le trumpisme, en effet. Il me semble toutefois que cela ne suffit pas à saisir le phénomène dans sa totalité et dans sa nouveauté. Les précédents gouvernements étasuniens (celui de GW Bush en particulier) n’étaient-ils pas déjà ploutocratiques? Trump combine une politique cyniquement et platement favorable aux riches avec une démagogie sociale « nationale-populiste » et des velléités de mobiliser sa base, y compris en-dehors des périodes électorales. Les réseaux sociaux jouent un rôle à cet égard. Comme le dit Enzo Traverso, les analogies historiques sont utiles à condition de ne les utiliser que comme analogies, sans quoi elles risquent de nous dissimuler la spécificité d’une expérience historique. Celle du trumpisme consiste à mon avis en trois points principaux: 1°) il s’agit d’un nationalisme autoritaire, xénophobe, démagogue, machiste, islamophobe, antisémite et climato-négationniste; 2°) il profite du désarroi du monde du travail pour chercher à construire une hégémonie électorale réactionnaire en se basant principalement sur des fractions de la petite-bourgeoisie révoltées contre la mondialisation néolibérale; 3°) dans la mesure où il établit cette hégémonie, il s’offre au capital comme un véhicule possible pour le renforcement du pouvoir exécutif nécessaire à l’approfondissement du néolibéralisme dont la gestion mondialiste est en crise.

Pour finir, le « moment » Trump a signifié aussi un éveil de la société civile (femmes, jeunes, minorités sociales, etc. ) qui sont en train de se mobiliser comme jamais dans l’histoire. Quelle est ton évaluation ? Et que fait-il la classe ouvrière ?

Oui, et c’est là que réside l’espoir: dans les mouvements sociaux, dans les luttes de masse, dans la convergence des luttes. Mouvement des femmes, Black Lives Matter, mobilisations de la jeunesse contre la soumission des politiciens à la NRA, mouvements de solidarité avec les migrant.e.s…: il y a un radicalisation à gauche aussi, la campagne Sanders l’avait mise en évidence. Les Democrat Socialist of America en profitent sur le plan politique. Tout cela est fort encourageant. Dans ce panorama très schématique, il me semble que le mouvement syndical occupe une place problématique. Plusieurs directions syndicales droitières et bureaucratiques ont soutenu Trump. C’est le cas du NABTU, le syndicat des travailleur.euse.s de la construction, qui soutient la construction du mur et, surtout, le projet de développement des infrastructures. Récemment, l’AFL-CIO s’est félicitée des droits de douane sur l’acier et l’aluminium. Le nationalisme de Trump a donc prise sur des secteurs des appareils syndicaux désorientés et déstabilisés par l’offensive néolibérale. Mais, à la base, la réalité est plus contrastée, comme l’a montré récemment la grève combative des enseignant.e.s, en Virginie occidentale. La convergence des mouvements sociaux dans la lutte est décisive pour renforcer les tendances de gauche au sein du mouvement syndical, dont les fractions les plus dynamiques se trouvent d’ailleurs dans les secteurs fortement féminisés comptant de nombreux travailleur.euse.s noir.e.s, latinos, etc.

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